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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXV ANNÉE
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XXV ANNÉE
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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXV ANNÉE
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TOME ONZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
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1855
ISRAËL POTTER
LÉGENDE DÉMOCRATIQUE AMÉRICAINE.
Le peuple a besoin de grands hommes et de héros : il ne saiTrait
s en passer non plus que de merveilleux et même de superstitions. Il
faut que les amis des lumières en prennent leur parti. Les phéno-
mènes du moyen âge se reproduisent parmi nous; seulement ils
preoDent une nouvelle forme, qui nous abuse et nous fait croire à
des nouveautés là où il n'y a souvent que des faits vieux comme le
monde. On avait cru l'amour du surnaturel perdu pour toujours,
et voUà que la démocratique Amérique invente les esprits frappeurs
et les tables tournantes! voilà qu'elle rédige des journaux de ma^e
noire, et donne à ses paysans yankees assemblés dans leurs granges
le spectacle des mystères du mesmérisme et des extases somnam-
buliques I De même que les peuples ont soif d'un merveilleux tou-
jours présent, agissant dans le monde actuel, et d'un merveilleux
révélateur des temps à venir, ils ont besoin d'un merveilleux histo-
rique et légendaire. Llmagination populaire aime à transformer la
réalité historique, à grandir ce qui était déjà grand par soi-même,
à faire des héros d'hommes qui souvent n'ont rien eu d'extraordi-
naire, et à transCgurer les héros en demi-dieux. On avait cru jus-
qu'à présent qu'une certaine perspective historique était nécessaire
pour que ce fait pût s'accomplir, on avait cru que le passé ne de-
vait pas être trop près du présent. Les États-Unis, qui ont déjà
donné tant de démentis aux opinions reçues, se sont encore char-
O BETUE DES DEUX MONDES.
gés de prouver le contraire. Chez eux, dirait M. Michelet, la légende
a commencé de bonne heure. Nous ne plaisantons point. De plus
en plus les Américains du Nord entourent d*une atmosphère mer-
veilleuse des faits et des personnages qui sont très près de nous,
et leur donnent un caractère différent de leur caractère historique.
Les guerres et les acteurs de la révolution prennent sous leur plume
ou dans leur bouche une grajideur gigantesque. Il n'est personne
assurément, parmi ceux qui sont habiiués à la lecture des livres
américains, qui n'ait été mille fois étonné de voir Franklin ou Was-
hington transformés en géans. Vous irriteriez fort un Américain, si
vous lui disiez que ces deux hommes sont de taille ordinaire, que
Franklin fut un homme très fin, honnêtement rusé, professant une
morale excellente sans doute, maïs à tout prendre trop souvent ca-
suistique, n'aimant pas à se donner de peines inutiles et habile à se
les épargner; que Washington fut tout simplement un honnête cœur
et une conscience probe. Les personnages les moins poétiques de la
terre tournent à la légende à une distance de moins de soixante ans.
Les Américains d'aujourd'hui parlent de l'époque et des héros de
leur révolution comme de la Grèce primitive et de ces générations
de demi-dieux qui fondèrent les premiers états et élevèrent les pre-
mières villes.
dltte tendance n'est pas d'ailleurs particulière seulement à la
foule démocratique, comme on pourrait le croire. On la retrouve
chez les hommes les plus distingués de l'Amérique, et c'est au même
sentiment que vient d'obéir M. Uerman Melville, l'ingénieux auteur
de Tf/pee et Omoo, de Mardi et de le Baleine, en écrivant son der-
BÎer livre (1). Le fond de son récit est historique; son héros est un
obscur soldat de la révolution, qui assista à la bataille de Bunker-
Hill, fut fait prisonnier, et resta quarante-huit aAS en Angleterre
dans l'indigence et l'abandon. Ce ne fat qu'en 1824 que le consul
américain à Londres, ayant entendu parler du pauvre exUé, lui pro-
cura un passage à bord d'un vaisseau qui partait pour l'Aïuérique.
Arrivé dans son pays, le scidni de Bunker-flill raconta ses aventures
et les fit publier à Providence en un petit volume populaire du prix
de trente et un eenU (2) , que les colporteurs répandirent dans les
campagnes, et qui fit passer sans doute plus d'une heureuse soirée
aux fermiers américains. Ce petit volume, imprimé dans le goût
de notre Bibliothèque Bleue et de nos livres populaires, ne se ren-
contre plus guère en Amérique, et c'est d'un vieil exemplaire en
lambeaux que IL flerman Melville prétend avoir tiré son récit des
'<1) Israël Potier : his flfty years of exile; 1 vol. New-York, Putnam 1855.
(9) Un cent, la centième partie d^m dollar^ à pea près cinq centimes de France.
JTSE LÉGEZa» DÉaOCIÂTIQUS AlfÉRIGAlNE. 7
aventures d'Israël Poiter, dereira sous sa plume une sorte de légende
à la fois démocratique et patriotique:.
Depuis la préface, dédiée à scm îdtesse le montment de Bunker-lIiU,
jusqa aux dernières pages, qui sont réeUement touchantes, ce livre
semble en effet une tentative pour dé{doyer dans le cadre d'un récit
populaire deux qualités essentielles de Tesprit américain , Tamour-
propre démocratique et l'orgueil national. Pour ne parler que d«
cadre d* abord , H. MelviUe a procédé comme tous les légendaires;
chez lui comme chez eux, on retrouve l'amour du héros poussé ea
quelque sorte jusqu'à la susceptibilité, la narration lente et détaillée,
k calque fidèle et minutieux de la réalité, l'apothéose et la suhlimisa^
(ïoii, si nous pouvons ainsi parler, des faits les plus humbles. Comme
les pieux conteurs qui faisaient souvent un saint d'un honnête ana-
chorète, M. MelviUe transfigure un pauvre soldat de la guerre de
l'indépendance, auquel il prête toutes les vertus de la génération ré-
volutionnaire; il le présente comme le type de ces vertus sur la terre
ennemie, comme le symbole de la démocratie dans un pays arist^
cratique. a Nous avons voulu, dit-il, payer un tribut de reconnais-
sance à la mémoire de ce simple soldat, qui, pour prix de ses ser-
vices et de ses longues souffrances, n'obtint pas même une pension du
gouvernement, d Telle a été l'intention du spirituel biographe d'Is-
raél Potter; mab ce qui doit nous frapper dans son récit, c'est moins
encore Fheureuse application des procédés de la légende à une his-
toire populaire que le naïf orgueil qui l'anime, et où se reconnaît;
nous l'avons dit, la double influence de la démocratie et du patrio-
tisme. L'esprit démocratique peut seul expliquer cette glorification
d'un mort inconnu, humble soldat et simple citoyen, tombé dès le
début de la lutte, condamné à souffrir dès les premiers pas de la pa-
trie, mais dont les souffrances sont indissolublement unies, quelque
obscures qu'elles soient, à la naissance des États-Unis. Quant au pa-
triotisme, qui peut en méconnaître l'empreinte dans ce type où res-
pire un si profond sentiment de ce qui fait la force de la société amé-
ricaine? Les mêmes vertus qui soutinrent quarante ans l'exilé dans
sa lutte contre la détresse sont aussi celles qui pendant ces mêmes
quarante années décuplaient la population de l'Amérique du Nord,
défrichaient les terres, creusaient des canaux, bâtissaient des villes,
et élevaient ce pays au rang de puissance du premier ordre. Israël
Potter, on en jugera par le récit qu'on va lire, représente le carao
tère américain au moment où il était encore en formation , avant
que cinquante années d'une prospérité inouie eussent transformé
soo assurance énergique en un imperturbable aplomb, son indépen-
dance républicaine en un dédain orgueilleux et menaçant. L'indiffé-
leDce devant la souffrance et le danger, les habitudes démocratiques
8 REYUE DES DEUX MONDES.
de langage et d'esprit, rimpolitesse involontaire, l'impuissance de
se plier aux coutumes les plus simples des pays étrangers, toutes
ces particularités du tempérament d'Israël Potter se retrouvent et se
retrouveront longtemps encore dans le tempérament américain.
Le héros de M. Melville nous a rappelé un autre personnage non
moins original, le Sam Slick de M. Halliburton. Entre ces deux types
tracés, l'un par un patriote des États-Unis, Fautre par un tory de
la Nouvelle-Ecosse, il n'y a que la naïveté en moins et l'arrogance
en plus; mais cette différence est considérable et suffit pour mon-
trer le chemin que les Américains ont parcouru depuis la révolu-
tion. A notre avis, ils ont toujours les mêmes qualités, seulement
sous une forme moins naïve et moins simple. Il y est entré de l'al-
liage. Cette indépendance est devenue de l'orgueil, cet aplomb dans le
danger est devenu souvent de la jactance, et pour tout dire, quoi-
que les Américains n'aient rien perdu des vertus essentielles de leurs
pères, ils ne les ont pas améliorées; ils les ont accusées de plus en
plus, ils les ont exagérées, voilà tout. Loin de les perfectionner mo-
ralement et d'en faire une force intellectuelle, ils en ont fait pour
ainsi dire une force mécanique, qui agit fatalement comme la vapeur
et l'électricité, si bien que dans ces vertus tout est pour ainsi dire
matériel et de tempérament plutôt que moral et réellement humain.
Pour notre part, nous préférons le caractère d'Israël et de ses com-
pagnons d'armes à celui des énergiques know noihing et de ces aven-
turiers toujours prêts à partir pour la conquête de Cuba ou des états
du roi Kamehameha.
I.
Les touristes qui n'ont pu encore se plier à nos habitudes de voyage
à la vapeur et qui aiment à jouir paisiblement de chaque pouce de
terre qu'ils foulent, de chaque site pittoresque qui s'offre à leurs
yeux , peuvent visiter la partie est du comté de Berkshire dans le
Massachusetts. La physionomie singulière de cette contrée inconnue
leur fournira d'amples sujets de rêveries poétiques. La route passe
sur des hauteurs, et, pendant presque tout le voyage, il semble que
l'on se promène sur quelque terrasse de la lune : vous perdez tout à
fait le sentiment des vallées qui s'étendent à vos pieds et même pour
ainsi dire le sentiment de la terre. Parfois, lorsque votre cheval galope
sur un terrain uni et plat comme une table, et que votre œil parcourt
les cimes des paysages au-dessus desquels vous passez, il vous sem-
ble que vous êtes quelque constellation accomplissant sa course dans
le ciel. Des bois et des pâturages coupés, à de rares intervalles, par
quelques champs de pommes de terre composent tout ce pays, dont
UNE LÉGENDE DÊMOGBATTQUE AMÉRICAINE. 9
les chevaux, les bœufs et les moutons sont les principaux babitans;
miis durant toute l'année de tièdes colonnes de fumée, s' élevant pa-
resseusement des profondeurs de la forêt, témoignent de la pré-
sence de ce demi-sauvage le charbonnier, et au commencement du
printemps des ondulations de légère vapeur indiquent que le fabri-
cant de sucre d'érable s'est mis à l'ouvrage. Quant à la profession de
Uboureur, elle est presque inconnue dans cette contrée maigre et
piem?use, dont toutes les parties arables ont été depuis longtemps
épuisées.
Cependant cette contrée n'a pas été toujours aussi abandonnée et
aossi stérile. C'est là que s'établirent les premiers colons, qui pré-
férèrent d'abord ces hauteurs salubres et pauvres aux vallées plus
riches, mais remplies des miasmes et de l'humidité d'une nature
primitive non transformée par la main de l'homme. Peu à peu ce-
pendant ils désertèrent ces hauteurs et descendirent dans la val-
lée; aussi ces villages de la montagne présentent-ils un aspect sin-
gulier de désolation : on dirait qu'ils ont été visités par la peste ou
la guerre. De loin en loin on rencontre une maison entièrement
abandonnée. La solide charpente de ces anciennes habitations leur
permet de résister aux ravages du temps. Tachées de gris et de
vert par la pluie, ces habitations portent pour ainsi dire les couleurs
du paysage environnant et ne font qu'un avec lui. Un de leurs
caractères est l'immense cheminée en pierres grises qui s'élance
du milieu du toit comme une cloche ou une tour. Les vestiges de
l'ancienne activité sont encore visibles partout. La pierre abondant
dans ces montagnes, les premiers colons remplacèrent les haies par
des murailles épaisses et hautes. En vérité, quand on considère la
hauteur et l'étendue de ces murs, les énormes blocs qui les com-
posent, on croit voir une œuvre de titans. Que les premiers colons
aient pris d'aussi rudes peines pour enclore un sol aussi ingrat, cela
indique assez de quelle trempe solide était le caractère des hommes
de la révolution. Aujourd'hui encore les meilleurs maçons viennent
de ces contrées montagneuses.
Cest au milieu de ce paysage que naquit Israël Potter, qui certes,
à Tépoque où il menait paître les bestiaux de son père sur les col-
lines de la Nouvelle-Angleterre, ne songeait pas qu'il viendrait un
jour où il serait traqué comme rebelle fugitif à travers une moitié de
la vieille Angleterre, qu'il échangerait les fraîches vapeurs de ses
montagnes pour le fog épais de Londres, et que lui, l'enfant né sur
les bords de l'étincelant et pur Housaton , irait passer la meilleure
partie de sa vie, pauvre et mendiant, sur les bords de la Tamise.
La vie errante d'Israël Potter commença de bonne heure. A dix-
boit ans, il s'émancipa du joug paternel. 11 s'était pris d'amour pour
10 REVUE DGS Deux liONI^S.
la fille d'un fermier voisin que le père Potter considérait comme un
parti peu sortable pour son fils. Poussé au désespoir par la résolu-
tion de son pèra, le pauvre garçon prit la détermination de s'évader
secrètement et d'aller chercher une autre demeure et d'autres amis.
Un dimanche matin, pendant que toute la famille était à l'église, il
fit un petit paquet de ses hardes, le cacha dans un bois qui s éten-
dait par derrière la maison, et le soir, par une chaude nuit de juillet,
il mit son projet à exécution. Il se coucha au pied d'un pin afin de
se reposer jusqu'à l'aurore. Lorsqu'il se réveilla et qu'il entendit le
murmure si triste du pin au-<lessus de sa tète, toutes les fibres de
son cœur tremblèrent, et des larmes coulèrent de ses yeux ; mais
il pensa à la tyrannie de son père, à ses amours déçues, et alors il
plaça résolument son paquet sur son épaule, puis se mit en marche.
L'intention d'Israël était de se rendre dans la contrée nord-ouest
skuée entre les colonies holLindaises des bords de l'Hudson et les
colonies yankees de l'Housaton, afin d'éviter toute recherche. Il y ar-
riva sans av^itures, se mit aux gages d'un fermier pour trois mois,
le temps de la moisson, et puis passa sur les bords du ConnecticuL
lA il loua son travail pour trois mois encore, moyennant un salaire
de deux cents acres de terre situées dans le New-Hampshire. Le bon
marché de cette terre provenait non-seulement de son état inculte,
mais des périls qui l'environnaient. Les rares hakitans de cette con-
trée craignaient à chaque instant d'être assaillis, tués ou faits pri-
sonniers par les sauvages du Canada, qui, depuis la guerre avec la
France, ne manquaient pas une occasion de faire irn^tion dans ce
pays sans défense.
Trompé par son maître et n'ayant en main aucun moyen légal
de se faire rendre des comptes, Israël s'engagea en qualité d'aide
parmi les arpenteurs royaux qui, à cette époque, dressaient le ca-
dastre des terres qui s'étendent tout le long du Connecticut. Après
avoir réuni une petite somme, Israël se fit chasseur- Daims et castors
abondaient, et au bout de quelques mois notre béros avait une assez
jolie provision de fourrures à vendre. Avec le produit de ses four-
rures, il acheta cent acres de ierre et se bâtit une cabane; en deux
ans, il défricha et mit en plein rapport trente acres de* sa petite pro-
priété. Les travaux agricoles »e l'occupaient que pendant l'été; l'hi-
ver il cbassait. A la fin des deux ans, il revendit sa terre à un assez
bon prix, se mit à faire le conunerce avec les sauvages, et traversa
le Canada en qualité de colporteur. Ce voyage fut lucratif. Content et
la poche pleine, Israël eut l'envie de visiter sa fiancée et ses parens,
dont, depuis trois ans, il n'avait pas de nouvelles. Ses parens furent
joyeux et étonnés de le revoir, car ils l'avaient cru mort; mais le père
Potter n'avait pas cba ngé de résolution et se montra aussi inflexible
UNE LÉGEHIIE hÈÈÊOQUmqVE ÂMÉRIGAmE. 11
fi'iotrefois. Israël céda donlotireusement à la fatalité et se décida
iifaitter de nouveau ses belles collines, mais cette fois pour les
focs bleas de l'Océan, car si un ermitage dans une forêt est la r^
taite favorite d'im misanthrope à Tesprit étroit, un bamac sur
FOcéan est l'asile des cœurs braves et malheureux. L'Océan déborde
poar ainsi dire de tragédies et de plaintes, et dans cette immen-
sité de terreur les chagrins particuliers d'un homme se perdent
cwmne une goutte d'eau.
Israël se rendit à pied jusqu'à Providence (Rhode-Island) et s'em-
barqua à bord d'un sloop chargé de chaux qui partait pour les An-
tlDes. Dix jours après, le bâtiment prit feu, et il fut impossible
d'éteindre les flammes. Les hommes de l'équipage, au nombre de huit,
L eurent que le temps de se jeter dans le bateau, et pendant deux
jours errèrent abandonnés au hasard des ragues. Ils furent enfin re-
cueillis par un vaisseau hollandais qui faisait route pour l'Europe
et où ils furent humainement traités* Après une semaine, tandis
qœ le naïf Israël s'adressait mentalement mille questions sur la
Hollande et se demandâût s'il y avait moyen d'y faire la chasse au
daim et au castor, un brick américain apparut tout à coup. De nou-
veau recueilli sur ce bâtiment national , Israël parcourut quelque
temps les mers, visita la côte d'Afrique et se fit même un moment
baleinier. Dans cette dernière carrière, il put expérimenter par lui-
même tous les périls et toutes les privations du baleinier jeté sur des
mers éloignées et barbares, périls et privations qui, grâce aux efforts
de la science, n'existent plus en grande partie. Puis, fatigué bientôt
de rOcéan et soupirant après la terre, Israël reprit le chemin de
ses montagnes.
L'espoir de revoir sa fiancée hâta son retour; mais, hélas I cet
espoir devait être déçu : l'infidèle jeune fille appartenait à un autre^
Israël essaya de tromper ses peines par le travail. Le travail des
champs guérit l'homme de ses chagrins. Ces tranquilles occupations
exigent un esprit tranquille. Là, dans cette bonne mère, la terre,,
TOUS pouvez semer et moissonner en toute sécurité, sans craindi*e
de voir votre semence déracinée comme dans les cœurs humains, où
nous jetons follement tant de germes précieux. Mais si le désert,
rOcéan et la forêt , si la chasse au daim et la pêche à la baleine
n'avûent pas été assez forts pour guérir le pauvre Israël de son
iinoursans espoir, d'autres événemens se préparaient, assez puis-
Kuispour accomplir cette cure délicate.
Qd était en 1774. Les diflftcultés longtemps pendantes entre les
coIoDies et l'Angleterre étaient arrivées à une crise décisive. Les
''^^lités étaient certaines. Des compagnies se formèrent dans toutes
b villes de la Nourelle-Angleterre et se tinrent prêtes à marcher.
12 BEYUB DES DEUX MONDES.
Israël s'enrôla dans le régiment du colonel John Patterson. La ba-
taille de Lexington fut livrée le 18 avril 1775, et la nouvelle en arriva
dans le comté de Berkshire le 20, à midi. Cette nouvelle surprit
Israël à sa charrue; un demi-acre de terre restait encore à labourer.
Le brave colon termina ce travail, prit son havresac, mit son fusil
sur l'épaule, et se dirigea sur Boston avec le régiment de Patter-
son. Le régiment resta campé plusieurs jours aux environs de Char-
leston (Massachusetts). Le 17 juin, un millier d'hommes furent
employés à fortifier Bunker-Hill. Commencée à la tombée de la nuit,
la redoute était achevée au lever de l'aurore. On connaît les détails
de cette célèbre bataille. Pleins d'aristocratique dédain pour leurs
ennemis, les grenadiers anglais montent à l'assaut avec une lenteur
impassible, et le feu des colons, chasseurs habiles et habitués à ne
pas perdre inutilement leur poudre, éclaircit rapidement leurs rangs;
mais bientôt les munitions viennent à manquer, on va se rencontrer
corps à corps. Il n'y avait pas, du côté des Américains, un fusil sur
vingt qui fût pourvu d'une baïonnette. La tète nue et les manches
retroussées, les terribles fermiers, en frappant à droite et à gauche,
s'ouvrent un chemin à travers les grenadiers. Au milieu de la mêlée,
Israël vit tout à coup une épée dirigée vers ses pieds. Pensant que
c'était quelque ennemi à terre qui cherchait à frapper encore un
dernier coup, il écarte le fer avec la crosse de son fusil; mais la
main qui tenait l'épée était glacée par la mort et la serrait encore
vigoureusement, comme si elle eût refusé de la rendre. En ce même
moment, une autre épée se dirigeait vers sa tète, et l'assaillant
tombait sous les coups d'un camarade d'Israël. Cependant Potter
n'échappa pas intact à cette bataille meurtrière; il y reçut quatre
blessures : une blessure au coude, une à la poitrine, plus deux
balles logées, l'une dans la hanche, l'autre près de la cheville. Le
soldat fut transporté à l'hôpital de Cambridge, guérit de ses bles-
sures et rejoignit bientôt son régiment.
Le 3 juillet, Washington vint du sud prendre le commandement
de l'armée rebelle. Les Anglais qui composaient la garnison de Boston
souifraient beaucoup du manque d'approvisionnemens. Washington
prit toutes les précautions nécessaires pour les empêcher de se ra-
vitailler. Il équipa trois vaisseaux armés pour intercepter tous les
corsaires. L'un de ces vaisseaux était le brigantin le Washington,
de dix canons, commandé par le capitaine Martindale. 11 était fort
difficile de se procurer des marins, et on demanda des volontaires
parmi les soldats. Israël fut un de ceux qui se présentèrent. Trois
jours après son départ de Boston, le brigantin fut pris par un vais-
seau anglais de vingt canons. Fait prisonnier avec le reste de 1* équi-
page, Israël fut déposé à bord de la frégate le Tartare, qui reçut
UlfE LÉGENDE DÉMOCRATIQUE AMÉRICAINE. 18
Tordre de partir immédiatement pour rAngletenre, Les prisonniers
étaient au nombre de soixante-douze; Israël les excita à la révolte
et forma avec eux le projet de s'emparer du vaisseau, mais ils furent
trahis par un déserteur anglais, deux fois renégat, qui avait aban-
donné son drapeau pour passer du côté des Américains. Israël fut
mbaux fers, et y resta jusqu'à l'arrivée de la frégate à Portsmoutb,
Pendant la traversée, la petite-vérole avait enlevé environ un tiers
des captifs. Les survivans furent dirigés sur Spithead et jetés à
bord d'an ponton. Là, enfoui dans l'intérieur du bâtiment, Israël
vécut tout un mois comme Jonas dans le ventre de la baleine; mais
un beau matin un des canotiers du bateau du commandant tomba
malade, et Israël fut désigné pour le remplacer. Les officiers étant
allés à terre, c[uelques-uns des hommes de l'équipage, en joyeux
Anglais, proposèrent d'aller à un cabaret du voisinage pour y boire
ensenible quelques pots d'ale. Ils partent, et Israël avec eux. En
entrant dans le cabaret, Israël trouve un prétexte spécieux de lais-
:^r là ses camarades; prenant ses jambes à son cou, il fuit comme
un daim, et franchit sans s'arrêter un espace de quatre milles.
11 se dirigeait sur Londres, pensant sagement qu'au milieu de cette
fourmilière il serait impossible de le découvrir. A une distance de
dix milles, au moment où, se croyant en sûreté, il passait près d'un
petit cabaret de village, il s'entend interpeller.
— Eh! arrêtez!
— Si vous voulez vous mêler de vos affaires, j'arrangerai les
miennes tout seul et de mon mieux, répond froidement Israël, et il
se remet à courir avec une vitesse de trente milles à l'heure; mais les
cris deviennent de plus en plus nombreux : — Arrêtez le voleur!
arrêtez! — Au bout de quelques minutes, Tagile cerf, essoufflé et ha-
letant, est saisi. Voyant qu'il ne servirait à rien de mentir, Israël
se déclara franchement prisonnier de guerre. L'officier qui l'avait
arrêté le fit conduire à l'auberge. Deux soldats furent chargés de
garder Israël, qui se trouva subitement le lion de la localité. Pen-
dant toute la soirée, l'auberge fut remplie d'étrangers accourus pour
voir le rebelle Yankee, qu'ils se représentaient comme une sorte d'ani-
mal curieux et jusqu'alors inconnu. Israël se montrait très affable
avec eux. Xi leurs plaisanteries, ni leurs insultes n'avaient le don de
l'émouvoir; il était absorbé dans une seule pensée, l'évasion.
L'ofBcier, qui était un homme de bonne composition, donna Tordre
de servh- pour cette soirée à Israël toutes les liqueurs qu'il pourrait
désirer. Israël profita de la permission pour inviter les deux soldats
à boire avec lui. Un farceur de la bande proposa qu'Israël divertît
I^ société en exécutant une danse; il avait entendu dire que les lan-
'^ étaient des danseurs fort habiles. On apporte un violon, et Israël,
là BEVUE DES DEUX MONDES.
blessé de voir ses ennemis se conduire aussi peu délicatement en-
vers un malheureux prisonnier, mais toujours ahsorbépar son unique
pensée, consent à danser, en se promettant de leur exécuter certains
pas yankees de son invention. Les habitués de l'auberge ne lui per-
mirent de s'arrêter que lorsque le souffle lui manqua et que la sueur
ruissela de ses membres. Enfin ils se retirèrent. On mit les menottes
au prisonnier, et on étendit une couverture auprès du lit de ses
gardiens afin qu'il pût reposer. Quelques heures se passèrent dans
un parfait silence. Le moment d'exécuter ses plans était venu, ou
jamais. Les deux soldats étaient sous Tinfluence des liqueurs qu'ils
avaient bues. Malheureusement Israël était garrotté. Conmient faire?
D se décida à employer la ruse et à réserver la force comme dernière
ressource. Un murmure se fit entendre; Israël prêta l'oreille : c'était
un des soldats qui parlait dans son sommeiL — Empoignez-les I di-
sait-il, saisissez-les ! ah I ah ! de grands sabres I Attrape ça, déserteur!
— Qu'avez-vous donc, Phil? répondit d'une voix coupée par le
hoquet son camarade, qui n'était pas encore endormi. Tenez-vous
tranquille, s'il vous platt.
— Je vous dis que c'est un prisonnier évadé ! Attrapez-le, attra-
pez-le !
— Allez au diable avec vos rêves d'ivrogne, dit encore son cama-
rade. Voilà ce que c'est que de trop boire.
Quelques minutes après, le rêveur dormait profondément, et ron-
flait d'une manière retentissante. Quant à celui qui était éveillé, le
bruit particulier de sa respiration avertit Israël que son insomnie
était due aux mêmes causes que les rêves de son camarade. Il déli-
béra un instant pour savoir ce qu'il avait à faire. Enfin, appelant les
deux soldats, il leur dit qu'une nécessité pressante l'obligeait de
sortir.
— Allons, debout, Phil, cria le soldat qui était éveillé; notre homme
a besoin de sortir. Dieu damne ces Yankees I quelle mauvaise éduca-
tion 1 Diable d* Yankee, ne pourriez-vous pas être plus convenable?
Ils se levèrent tout en grommelant, et, saisissant Israël chacun
par un bras, l'accompagnèrent au bas de l'escalier. La porte ne fut
pas plus tôt ouverte, que le prisonnier, prompt comme l'éclair, se
débarrassa de ses deux gardiens et s'élança au milieu des ténèbres.
Le jardin n'avait pas d'issue, mais un arbre s'élevait le long du mur :
Israël grimpe en dépit de ses menottes, se laisse couler en dehors
du clos et fuit à toutes jambes, pendant que les deux soldats errant
dans les allées poussaient le cri d'alarme.
Après avoir couru l'espace de deux ou trois milles, Israël s'arrêta
pour se débarrasser de ses menottes, ce qu'il ne fit pas sans de grandes
difficultés. L'aurore se leva, et il se trouva. dans une belle campagne
XIÏŒ I±GE1I1>B DÉMOGlAn(}DE AMtlICAIlW* IS
bien peignée, coupée de haies, et toute colorée des fraîches teintes
du printemps de 1776. — Dieu me protège ! pensa-t-il, je vais cer-
Uinement être pris; je suis dans le parc de quelque gentilhomme.
11 marcha en avant, et, arrivant près d'une route, il s'aperçut alors
que ce qu'U avsât pris pour un parc n'était que la campagne an-
glaise, grand et magnifique parc en effet, enclos par les vagues
de la mer. En passant prte d'un champ, il aperçut deux êtres hu-
mûns qui travadUaient. Ces deux personnages aux joues rosées,
aux jambes muscoleuses, montrant un bas bleu tiré jusqu'au genou^
étaient vêtus de longues tuniques blanches d'étoffe grossière, et por-
taient des chapeaux de paille à larges bords. Israël ne les voyait que
de proQl.
— Pardon, mesdames, dit-il en dtant son chapeau, cette route
inëne-t-elle à Londres?
A cette interpellation, les deux personnages se retournèrent et
regardèrent avec une sorte d'étonnement stupide Israël, qui de son
côté fat aussi surpris qu'ils avaient pu l'être, en s'apercevant que
c'étaient des hommes et non des femmes,
— Cette route conduit^Ue à Londres, messieurs?
— Messieurs I Jolis messieurs, ma foi ! dit l'un des deux.
— lolis messieurs en effet ! répéta le second.
Les deux paysans posèrent leurs outils, regardèrent curieusement
Israël et secouèrent la tête.
— Cette route conduit-elle à Londres, messieurs? Soyez assez
bons pour répondre à un malheureux, je vous prie.
— Oh! vous allez à Londres? Oui, c'est la route, tout droit, tout
droit devant vous.
Et sans ajouter un seul mot, les deux taureaux humains, après
avoir satisfait leur curiosité, se retournèrent avec un flegme extrar-
ordinaire, reprirent leurs outils, et se remirent au travail.
Israël, l'instant d'après, entra dans un village tout enveloppé par
le s'dence du matin. Il jeta un coup d'œil à travers les fenêtres d'un
cabaret calme en ce moment, et y aperçut les traces des scènes
bruyantes de la veille, des bouteilles vides et des pipes éteintes,
dont quelques-unes étaient cassées. Il passa, et remarqua les yeux
d'un homme fixés curieusement sur lui. Aussitôt il se rappela qu'il
portait le costume de matelot anglais, et que c'était là probable-
ment ce qui avait attiré l'attention de cet homme. Il s'éloigna donc
en toute hâte, bien résolu à saisir la première occasion de changer de
vêtemens. A un mille du village, dans un endroit écarté, il rencon-
tra un vieux terrassier qui succombait presque sous le poids de la
pioche et de la pelle qu'il portait sur son épaule. C'était une image
vivante de la pauvreté, du travail et de la détresse. Israël s'approcha
du vieillard, et Im offiit de changer d'habits avec lui. Le marché
16 BEVUE DES DEUX MONDES.
fut conclu. Le terrassier revêtit l'uniforme de marin, et passa ses
membres grêles dans les larges pantalons et la large jaquette. Le
pauvre Israël endossa de son côté la livrée de la misère, emblème vé-
ritable des privations qu'il allait avoir à endurer. L'habit était com-
posé de pièces et de morceaux de'couleurs différentes; les pantalons
bâillaient au genou, pareils à la gueule entr'ouverte d'un chien; les
talons des longs bas de laine s'ouvraient comme une tirelire. Ainsi
accoutré, Israël paraissait avoir quatre-vingts ans, car l'adversité pe-
sait sur lui, et l'adversité, qu'elle vienne à dix-huit ou à quatre-vingts
ans, est la véritable vieillesse de l'homme. Son nouvel habit était en
parfait accord avec sa nouvelle destinée.
Le vieillard lui indiqua la route qu'il devait suivre pour aller à
Londres, dont il était éloigné de soixante à soixante-dix milles; il
lui apprit aussi que toute la campagne était couverte de soldats à la
recherche des déserteurs de l'armée et de la marine. Après avoir so-
lennellement enjoint au terrassier de ne pas prononcer un mot sur sa
personne, Israël se remit en marche, et fit environ trente milles dans
cette journée. Lorsque la nuit fut venue, il se glissa dans une grange,
espérant y trouver du foin et de la paille pour se reposer; mais on
était au printemps, et depuis longtemps paille et foin étaient épui-
sés. Israël dut donc se contenter d'une peau de mouton qu'il ren-
contra dans la grange, et sur laquelle il dormit jusqu'à l'aurore
d'un sommeil agité et interrompu.
Au point du jour, il reprit sa marche et se trouva bientôt dans les
rues d'un village considérable. Pour mieux se déguiser, il se confec-
tionna une grossière béquille et feignit de boiter. Un roquet taquin
l'accompagna pendant tout le trajet d'un jappement continuel, irri-
tant, propre à faire naître le soupçon, si bien que le pauvre Israël
eut bonne envie de lui imposer silence avec sa béquille; mais il se
retint en réfléchissant que peut-être n'entrait-il pas dans le rôle
d'un pauvre mendiant boiteux d'être aussi susceptible.
A quelques milles de là, il arriva dans un second village, et pen-
dant qu'il le traversait, il fut soudainement accosté par un véritable,
boiteux, tout en haillons, qui lui demanda d'un air sympathique la
cause de son infirmité.
— Une sueur froide, dit Israël.
— Juste mon cas, répondit l'autre; mais vous êtes plus boiteux que
moi, ajouta-t-il avec un air de satisfaction, en examinant la démar-
che d'Israël, qui s'éloignait au plus vite. Qu'est-ce qui vous presse
donc, et où allez-vous ?
— A Londres, répondit Israël en se retournant et en envoyant du
fond de l'âme son interlocuteur à tous les diables.
— Vous allez mendier à Londres?... Eh bien! bonne chance.
— Je vous en souhaite autant, répondit poliment Israël.
UNE LÉGENDE DÉlfOGBATIQUE AMÉRICAINE. 17
A l'autre extrémité du village, il rencontra un chariot vide qui se
rendait précisément à Londres. Israël supplia le charretier de per-
mettre à un pauvre boiteux de profiter de sa voiture; il monta, mais
au bout de quelques minutes, trouvant que la voiture allait avec une
déplorable lenteur, il demanda à descendre, jeta sa béquille, et s'é-
loigna rapidement à la grande stupéfaction de son naïf ami le char-
retier.
A la tombée de la nuit, après son troisième jour de marche, Israël
chercha de nouveau un asile dans une grange, dormit passablement
et se leva de bon matin dans l'espoir d'arriver avant midi au lieu de
sa destination. En se voyant si près du terme de son voyage, Israël
oublia un peu la prudence dont jusqu'alors il avait fait preuve.
Mal lui en prit. Vers dix heures du matin, en passant par la petite
ville de Staines, il se trouva subitement en face de trois soldats. Mal-
heureusement, lorsqu'il avait changé d'habits avec le vieux terras-
sier, il n'avait pu se décider à comprendre dans le troc sa che-
mise, laquelle portait la marque de la marine anglaise; il avait
bien caché le collet, pas si bien pourtant qu'il ne fût encore trop
apparent. Ces soldats, possédés de l'idée fixe de trouver des déser-
teurs et de gagner la récompense promise, avaient l'esprit d'obser-
vation très aiguisé, et avec un coup d'œil de lynx ils aperçurent le
fatal collet.
— Ah ! mon garçon, dit l'un d'eux, vous êtes un des marins de sa
majesté, \enez avec nous.
Incapable de donner aucune bonne raison, Israël fut déposé dans
la prison réservée aux déserteurs et aux détenus coupables de sim-
ples délits. 11 y passa toute la journée sans prendre aucune nourri-
ture, et pourtant, depuis trois jours, il n'avait mangé qu'un pain
de deux sous. Les tortures de la faim devinrent de plus en plus
vives, et le courage allait l'abandonner, quand il fit sur lui-même
un dernier effort, et songea sérieusement aux moyens de se tirer de
cette mauvaise situation. Après avoir frotté pendant deux heures ses
menottes contre les barreaux de la fenêtre, il parvint à s'en dé-
barrasser. La porte n'était pas soigneusement fermée, il l'ouvrit
sans grande peine, et vers trois heures du matin il était de nouveau
en liberté.
Peu de temps après le lever du soleil, il passa près de Brentford,
situé à six ou sept milles de la capitale. Mourant de faim, il cueillit
de l'herbe et la mangea. Lorsqu'il s'était échappé du ponton, il pos-
sédait pour toute fortune six pennies (1). Il en avait employé deux à
(1) Idiotisme américain sans doute, le mot anglais penny (deux sous de France) fai-
sant pencê an plurieL
Ton zi. ^
18 lETUE DES DEUX SONDES.
acheter un pain le jour qui suivit son évasion de l'auberge : les
quatre autres lui restaient encore, l'occasion de les employer ne
s' étant pas présentée. Il déchira le collet de sa chemise, le jeta dans
une haie, et se hasarda à accoster un charpentier qui travaillait à
une palissade pour lui demander de Touvrage. Le charpentier n'avait
pas besoin d'aide; mais il lui dit que, s'il entendait les travaux des
champs ou du jardinage, sir John Millet, dont l'habitation n'était
pas très éloignée; pourrait lui procurer peut-être du travail. Il avait
d'autant plus de chances d'en trouver là qu'à cette époque de Tan-
née le baronnet employait beaucoop de monde.
Encouragé par la perspective de ne pas mourir de faim, Israël se
mit à la recherche de l'habitation du gentilhomme. 11 se trompa de
chemin, et, en longeant une belle allée bien sablée, fut saisi de ter-
reur à la vue d'un assez grand nombre de soldats réunis dans un jar-
din voisin. 11 battit en retraite avant d'avoir été vu. Urte bête fauve
des solitudes américaines n'aurait pas ressenti plus d'émotion au
bruit d'une arme à feu qu'Israël à l'aspect d'un habit rouge. Il
apprit plus tard que ce jardin appartenait à la princesse Amélie.
Le fugitif prit un autre chemin et rencontra bientôt des ouvriers
qui charriaient du sable : c'étaient les gens de sir John Millet. Ils
lui indiquèrent la maison , où on lui montra le squire se promenant
tête nue dans son parc avec quelques hôtes. Israël avait entendu
parler de la fierté des nobles anglais; aussi son émotion fut-elle
grande au moment de s'approcher de cet imposant étranger. Néan-
moins il rassembla tout son courage et s'avança, tandis que les gen-
tlemefiy voyant venir à eux un homme couvert de guenilles, atten-
daient avec un certain étonnement.
— Monsieur Millet? dit Israël en s'inclinant devant le gentil-
homme.
— Eh bien I qui êtes-vous, je vous prie?
— Un pauvre homme qui a besoin d'ouvrage, monsienr.
— Et d'une garderobe aussi certainement, dit un des hôtes, jeune
homme d'un aspect élégant, satisfait de lui-même et content de la vie.
— Où est votre houe? dit sir John.
— Je n'en ai pas, monsieur.
— Ni d'argent pour en acheter?
— Quatre /Hrnnjc^ angffta?* seulement, monsieur.
— Pennies anglais! Et de quel pays voulez-vous qu'ils soient?
— Des pennies chinois peut-être, dit en riant le jeune gentil-
homme qui avait déjà parlé* Voyez sa longue queue de cheveux
roux; il a l'air d'un Chinois vraiment. Quelque mandarin ruiné, je
parie.
— Voulez-vous m' employer, monsieur Millet? dit Israël.
UNE LÉGEMDB DÉMOCRATIQUE AMÉRICAINE. 19
-Oh! c'est par trop étrange, dit le baronnet» Encore monsieur!
-Eh! l'ami, dit viTement un domei^iqne en a'approcfaant, le
gentilhomme s'appelle sir John Millet
Le bon baronnet Déanmoins sembla prendre pitié du pauvre jeune
liommef et répondit à Israël que, s'il voulait revenir le lendemain^
il lai foomirait une houe et lui donnerait de l'ouvrage. Encouragé
par cette promesse, Israël se rendit à la boutique d'un boulangeri
bien résolu à dépenser sans compter le peu d'argent qui lui restait pour
satisfaire sa faim. 11 déposa donc hardiment ses quatre pennies sur
le comptoir, et demanda du pain. Il avait eu d'abord Tintention de
De manger qu'un de ses deux pains, et de réserver l'autre pour le
lendemain; mais lorsqu'il eut dévoré le premier, son appétit se trouva
tellement aiguisé, qu'il perdit toute prudence, et engloutit aussi le
second; puis, ce repas terminé, il alla passer la nuit sur le sol nu
d'one remise. Aussitôt que le jour parut, Israël se leva. Accoutumé
à devancer le réveil de l'alouette, il fut très surpris « en appro-
chant de la maison de sir John Millet, de voir que personne n'était
encore debout. Il ét^t quatre heures; il se promena longtemps do-
rant la maison. Enfin un domestique parut, et lui apprit que les
ouvriers ne se mettaient à l'ouvrage qu'à sept heures. 11 se coucha
sur un tas de paille, et dormit jusqu'au moment où le reroue-ménage
de raclivité humaine, toujours si alerte au réveil, vint l'avertir qu il
était temps de mêler son bourdonnement à celui des autres abeilles
de cette ruche. — L'intendant lui donna une houe et une fourche;
mais Israël était si faible, qu'il pouvait à peine tenir ses outils. Il
fit tous ses elTorts pour cacher sa faiblesse, et finit par être obligé
de confesser sa situation. Ses compagnons se montrèrent compatis-
sans et l'exemptèrent du travail le plus rude. Vers midi, le baronnet
visiu ses ouvriers; remarquant qu'Israël faisait peu d'ouvrage, il
lui dit que, quoiqu'il eût de larges épaules et de longs bras, il n'ai-
mait guère le travail. Un des ouvriers vint au secours d'Israël, et
raconta tout au gentilhomme, qui immédiatement ordonna qu'on
allât à Tauberge la plus voisine, et qu'on achetât un pain et un pot
de bière. Ainsi restauré, Israël travailla jusqu'au soir avec ses com-
pagnons.
Au retour des ouvriers, sir John recommanda qu'un souper fût
apprêté pour Israël, et qu'un lit fût préparé pour lui dans la grange,
û lendemain il lui permit de dormir la grasse matinée, afin de re-
tire ses forces et d*être mieux en état de reprendre son travail.
Ce même jour, vers midi, Israël trouva sir John qui se promenait
seul dans le jardin. Craignant d'être indiscret, il allait se retirer;
œais le baronnet lui fit signe d'avancer et fixa sur lui un regard si
P^traDt, que le pauvre Isiaël trembla de tous ses membres. Ses
20 BEVUE DES DEUX MONDES.
craintes augmentèrent encore, lorsqu'il entendit le baronnet appe-
ler un domestique. Il était sur le point de s'enfuir à toutes jambes.
Heureusement ses craintes furent apaisées par ces mots du baronnet
au domestique qui s'avançait : — Apportez du vin.
— Mon pauvre garçon, dit sir John en remplissant un verre de
vin et en le présentant à Israël, je m'aperçois que vous êtes un Amé-
ricain et, si je ne me trompe, un prisonnier de guerre fugitif; mais
n'ayez point peur, buvez.
— Monsieur Millet, dit Israël en pleurant, monsieur Millet, je...
— Voilà encore monsieur Millet. Pourquoi ne dites-vous pas sir
John, comme tout le monde?
— Je vous demande pardon, monsîeur<je jne puis pas; j'ai essayé,
et cela m'est impossible. Vous ne me trahirez pas pour cela?
— Vous trahir!... pauvre garçon. Écoutez, votre histoire est sans
doute un secret que vous ne désirez pas divulguer à un étranger;
mais, quoi qu'il vous arrive, je m'engage à ne jamais vous trahir.
— Dieu vous bénisse pour cela, monsieur Millet!
— Appelez-moi donc de mon vrai nom ; je ne m'appelle pas
M. Millet. Vous m'avez déjà dit str; vous avez dit John bien souvent
à d'autres. Ne pouvez-vous donc pas accoupler les deux mots?
Voyons, essayez : sir d'abord et John ensuite; sir John, voilà tout.
— John, — je ne puis pas, — parJon, monsieur, pardon! — je ne
puis pas m'habituer à cela.
— Mon bon ami, dit le baronnet en regardant fixement Israël,
est-ce que tous vos concitoyens vous ressemblent? Dans ce cas, il
est inutile de les combattre. J'écrirai moi-même à sa majesté à ce
sujet. Bien, je vous dispense de me donner mon titre; mais, dites-
moi la vérité, n'êtes-vous pas prisonnier de guerre? .
Israël raconta franchement toute son histoire. Le baronnet l' écouta
avec intérêt et lui recommanda de prendre garde aux soldats, les
habits rouges affluant dans les environs, à cause du voisinage de
diverses résidences appartenant à des membres de la famille royale.
— Maintenant, lui dit-il en terminant, venez avec moi à la maison;
puisque vous me dites que vous avez fait déjà un échange d'habits,
vous en ferez bien un second avec moi. Qu'en dites-vous? Je vous
propose un habit et des culottes en échange de vos haillons.
Bien nourri, bien choyé, rassuré par la bienveillance du baronnet,
Israël prit un tel embonpoint qu'au bout de deux ou trois semaines
il remplissait entièrement les vieilles culottes de sir John, qui d'abord
étaient trop larges pour lui. On lui donna des occupations qui le dis-
pensèrent de la dangereuse fréquentation des autres travailleurs.
Six mois se passèrent ainsi, et au bout de ce temps sir John fit don-
ner à Israël ime bonne place dans le jardin de la princesse Amélie.
UNE LÉGENDE DÉIIOCBÂTIQUE AMÉRICAINE. 21
Cbex le baronnet, personne ne l'avait soupçonné de n'être pas
iiçlais; mais chez la princesse Amélie il était obligé de travailler
arec les autres ouvriers. La guerre était souvent le sujet de la con-
rersation, et les enragés Yankees^ le sujet de remarques déplaisantes
pour une oreille américaine. Israël faisait tous ses efforts pour ne pas
éclater, et plus d'une fois dans son indignation il dépassa les limites
de la prudence. En outre le surveillant du jardin était un homme
rade et impoli. Les ouvriers supportaient humblement ses injures;
mais Israël, habitué dès son enfance à respirer un air libre, ne pou-
vait s'empêcher de répondre aux insolences de son supérieur. Aussi,
moins de deux mois après, il se vit obligé de quitter le service de la
princesse et d'aller se mettre aux gages d'un fermier de Brentford.
Uny était pas depuis trois semaines, que la rumeur qu'il était un
prw}onier de guerre yankee se répandit. Les soldats se mirent snr-
Wamp à sa recherche; Israël fut averti à temps, mais il fut pour-
chassé avec une ténacité impitoyable, et fut bien souvent sur le point
d'être pris. Il échappa grâce à la bienveillance de différentes per-
sonnes qui secrètement avaient de la sympathie pour la cause amé-
ricaine sans oser r avouer ouvertement. Traqué jour et nuit, harassé,
fatigué de ne pouvoir prendre un repas paisible ni une heure de som-
meil tranquille, Israël suivit alors le conseil qu'on lui donna, de se
recommander de sir John Millet pour obtenir une place dans le jardin
royal de Kew. Il lui parut plaisant de chercher un asile contre les
agensdu roi précisément dans les propriétés du roi lui-même. En con-
séquence, présenté au jardinier en chef et armé d'une lettre de sir
John, il entra comme jardinier au service du roi George 111.
George III venait souvent à Kew-Gardens, une de ses résidences
favorites, et plus d'une fois, en sablant les allées, Israël aperçut le
monarque qui se promenait sous les ombrages du parc, seul et
taciturne. Plus d'une fois aussi, quand l'Américain pensait aux souf-
frances de son pays et à ses propres souffrances, d'horribles pen-
sées vinrent l'assaillir; mais il les vainquit, et elles ne se présentè-
rent jamais plus à lui après l'unique conversation qu'il eut par hasard
avec le monarque, et que nous allons rapporter.
Cn jour, comme il était occupé à sabler une petite allée, le roi
sortit soudain de derrière un buisson et passa devant Israël, qui mit
la main à son chapeau (sans l'ôter de sa tête toutefois) et s'inclina.
Cette particularité peut-être arrêta l'attention du roi; il s'approcha
tflsraéletlui dit : — Vous n'êtes pas Anglais! — pas Anglais! — non,
ood!
Pâle comme la mort, Israël essaya de répondre; mais, ne sachant
T^ dire, il resta muet et comme pétrifié.
— Vous êtes un Yankee, un Yankee, dit le roi avec ce bredonille-
^t rapide qui lui était pairticulier.
22 BEVUE DES DEUX MONDES.
Israël essaya encore de répondre, mais il ne put. Que pouvait-il
dire? Pouvait-il mentir au roi?
— Oui, oui, vous appartenez à cette race obstinée, très obstinée,
très obstinée. Qui vous a conduit ici?
— La fortune de la guerre, monsieur*
— Que votre majesté me pardonne I dit une voix ; cet homme se
trouve là contre les ordres donnés; il y a sans doute quelque méprise.
Allez-vous-en, imbécile I
C'était un des jardiniers qui parlait ainsi. Il parait qu'Israël avait
mal compris ce matin-là les ordres qui lui avaient été donnés.
— Allez-vous-en doncl cria de nouveau le jardinier. C'est une mé-
prise certainement, je l'assure à votre majesté.
— Allez-vous-en, allez-vous-en vous-même, reprit le roi, et lais-
sez-moi avec cet homme.
Le roi attendit un instant que le jardinier fût parti, et se tournant
de nouveau vers Israël : — Vous étiez à Bunker-Hill? ce sanglant
Bunker-mu I— Eh! eh I
— Oui, monsieur.
— Et vous vous êtes battu comme un diable, comme un véritable
diable, je suppose?
— Oui, monsieur.
— Et vous avez aidé à tuer mes soldats, eh ?
— Oui, monsieur, mais avec bien de la douleur.
— Eh ! — eh ! — Comment cela ?
— Je considérais cela comme mon triste devoir, monsieur.
— Vous vous êtes trompé, grandement trompé. Pourquoi m'appe-
lez-vous monsieur? Je suis votre roi, votre roi!
— Monsieur^ dit fièrement Israël, mais avec un profond respect,
je n'ai pas de roi.
Le roi lui lança un regard furieux, mais Israël resta immobile et
dans une attitude de silencieux respect. Le roi s'éloigna, puis reve-
nant brusquement sur ses pas : — On dit que vous êtes un espion,
— un espion ou quelque chose d'approchant; est-ce vrai? Non, je
sais que vous ne Têtes pas. Vous êtes un prisonnier de guerre évadé,
et vous avez cherché ce lieu-ci comme l'asile le plus sur contre les
poursuites, eh ! eh I N'est-ce pas vrai? eh ! eh I eh I
— Cela est vrai, monsieur.
— Bien, vous êtes un honnête rebelle, — rebelle, oui, rebelle :
écoutez un peu, écoutez, ne parlez à personne de notre conversation.
Écoutez encore. Aussi longtemps que vous resterez à Kew, j'aursû
soin que vous y soyez en sûreté, en sûreté.
— Dieu bénisse votre majesté 1
— Eh?
— Dieu bénisse votre noble majesté!
UNE LÉGENDE DÉMOGBATIQUE AMÉaiCAINE. 23
-* Ken, biefi, dit le roi avec un sourire de satisfactioD. Je vous
niûcrai, je vous vaûicraL
— Ce n'est pas le roi, mais h bonté du roi gui joa'a vaincu, s'il
plaie à votre majesté.
— Entrez daos UKin armée, dans mon armée.
Isdéi baissa tristement les yeux et secoua silencieusement la tête*
— Vous ne voulez pas? eh bien ! sablez l'allée, sablez, sablez. Cne
nce très ohstiaée, — très obstinée en vérité. — Et le roi s'éloigna.
Oo peut voir par cette anecdote quelle magie merveilleuse et
étrange possède une couronne, et avec quelle subtilité cette magna-
ûimité facile aux rois peut agir sur des âmes bonnes et infortunées.
Si le patrîotissie de T Américain a'avait pas été aussi désintéressé, s'il
y fût entré un grain d'ambition ou d'égoïsrae, Israël aurait porté
rhabit rouge, et peut-être, grâce au patronage du roi, aurait avancé
npideoient dans l'armée anglaise. Dans ce cas, nous n'aurions pas
en à le suivre, comme nous le faisons, à travers de longues années
d'obscurité, de misère et de vagabondage.
IL
La saison vint où les travaux du jardinage exigèrent un moins
grand nombre d'employés; Israël fut congédié et s'engagea cbez un
fermier du voisinage. Il y était à peine depuis une semaine, que le
bruit qa*il était un rebelle, un déserteur ou un espion, circula sour-
dement de nouveau. Les soldats se remirent à sa recherche, les mai-
sons où il se cachait furent souvent visitées; mais grâce à l'honnêteté
de ses hôtes et à sa propre vigilance, le renard traqué parvint à
échapper. Cependant ces poursuites incessantes l'avaient tellement
lassé, qu'il était prêt à se rendre, lorsque la Providence sembla
vouloir s'interpoaer entre lui et ses ennemis. — Une nuit, pendant
qu'il était couché dans le grenier d'une ferme, Israël vit un homme
s approcher de lui, une lanterne à la main. 11 allait fuir lorsqu'une
voix bien connue, celle du fermier lui-même, le rassura. Le feimier
était venu transmettre à Israël le message d'un gentilhomme qui le
priait de se rendre à sa demeure dans la soirée du lendemain. D'a-
bord Israël pensa que le fermier le trahissait, ou qu'on avait surpris
sa bonne foi; mais le nom du gentilhomme qui le mandait le tira
^tàl d'inquiétude : c'était un certain squire Woodcock, de Brent-
ford, dont Ja fidélité au roi avait déjà été soupçonnée. Le lendemain,
i là tombée de la nuit, Israël se rendit à la demeure du squire, qui ou-
^nt la porte lui-raème et le conduisit sur le derrière de la maison,
^ un appartement retiré où se trouvaient déjà deux autres gentils-
^mes vêtus selon la mode du temps, en longs habits brodés et en
*<^Qfers à boucles.
24 REVUE DE3 DEUX MONDES.
— Je suis John Woodcock, dit le squire^ et ces deux messieurs se
nomment Horne Tooke (1) et James Bridges. Nous sommes tous trois
des amis de l'Amérique; nous avons entendu parler de vous et nous
avons l'intention de vous charger d'une mission qui ne pourra vous
déplaire, car assurément, quoique exilé, vous désirez encore servir
votre pays, et vous le pouvez, sinon comme marin ou comme soldat,
au moins comme voyageur.
— Dites-moi ce que je dois faire, demanda Israël, qui ne se sentait
pas parfaitement rassuré. -
— Vous le saurez plus tard, répondit le squire; pour le moment,
je ne vous poserai qu'une question. Vous fiez-vous à ma parole î
Israël regarda le squire^ puis ses compagnons, et rencontrant l'ex-
pressive, enthousiaste et candide physionomie d'Home Tooke, qui
était alors dans tout le feu de ses débuts politiques, il n'hésita plus.
— Monsieur, reprit-il en se tournant vers le squire^ je crois à ce que
vous me dites. Maintenant que dois-je faire?
— Oh! il n'y a rien à faire de ce soir, ni peut-être de plusieurs
jours. Nous voulions seulement vous avertir.
Le squire fit entrevoir vaguement son intention, et pria Israël de
leur raconter ses aventures. L'exilé s'y prêta volontiers, sachant que
tous les hommes aiment à entendre le récit de souffrances subies pour
une cause juste. Avant qu'il eût commencé son histoire, le squire lui
versa un verre de poiré et renouvela trois fois la dose pendant tout
le cours de la narration; mais après le second verre Israël refusa de
boire davantage, car il avait remarqué que ses hôtes le pressaient
de questions, et il se tint sur la défensive. Le squire et ses amis fu-
rent enchantés de cette réserve; ils avaient trouvé un homme à qui
ils pouvaient se fier. En conséquence ils lui exposèrent leur plan.
Israël voulait-il se charger de porter à Paris un message au doc-
teur Franklin, qui se trouvait dans cette capitale? — Toutes vos
dépenses seront payées, sans compter l'immunité à laquelle vous
aurez droit, dit le squire. Voulez-vous partir? — J'y penserai, ré-
pondit Israël, qui n'était pas encore parfaitement rassuré; mais il
rencontra de nouveau le regard d'Horne Tooke, et toutes ses irréso-
lutions s'évanouirent. — Le squire lui enjoignit alors de changer de
demeure jusqu'à son départ, afin d'éviter tout soupçon, et lui mit
une guinée dans la main avec une lettre pour un gentilhomme de
Vi^hite-Vi^haltam, chez lequel il devait loger en attendant des ordres
ultérieurs. Ces instructions une fois données, le squire le pria de
lui tendre son pied droit.
— Pourquoi faire? dit Israël.'
(1) Home Tooke, célèbre politique et philologue anglais, qui, à l'époque de la révolu-
tion, se montra chaud partisan de la cause américaine.
UNE LÉGENDE DÉMOGBATIQUE AMÉRICAINE. 25
— fDC paire de bottes neuves pour le voyage vous déplairait-elle
(kscMui dit en souriant Home Tooke.
— >on certes.
—Eh bien ! alors, laissez le cordonnier vous prendre mesure.
Israël se rendit à White-Whaltam et y logea dans la maison du
gentilhomme auquel le sf/uire Tavait recommandé. Un nouveau mes-
sage lui ayant enjoint de revenir à Brentford, il s*y rendit de nuit
et trouva les trois gentilshommes assis dans la même chambre.
— Le temps est maintenant venu, dit le squire; vous partirez ce
matin pour Paris. Otez vos souliers.
— Mais est-ce que je dois aller pieds nus à Paris? dit facétièuse-
oent Israël, à qui la bonne chère de White-Whaltam avait rendu
toute sa joyeuse humeur.
— Oh! non, répondit Home Tooke. Nous avons pour vous des
b)ttes de sept lieues. Ne vous rappelez-vous pas que nous vous avons
pris mesure?
Le îquire tira d'un cabinet voisin une paire de bottes neuves, pour-
fues de talons hauts et creux, les dévissa, et montra à Israël les pa-
piers qui y étaient cachés.
— Marchez un peu, dit-il lorsqu'Israêl les eut mises à ses pieds.
— Assurément il sera découvert, dit Home Tooke. Entendez-vous
comme elles craquent ?
— Allons, allons, ne plaisantons pas, c'est une affaire trop sé-
rieuse, répondit le squire. Maintenant, mon bon ami, soyez prudent,
sobre, vigilant et prompt par-dessus tout.
Israël, bien muni d'instmctions et d'argent, prit le chemin de la
France, où il arriva en sûieté, et où, grâce à sa qualité d'Américain
et aux relations amicales qui existaient alors entre les deux peuples,
il fut reçu partout avec la plus grande bienveillance. Une fois à Pa-
ris, Potter se fit indiquer le domicile du docteur Franklin, et il
0 eat rien de plus pressé que de s'y rendre. Comme il traversait le
Pont-Neuf, il fut arrêté par un homme qui se tenait juste au-dessous
de la statue de Henri IV. Une sale petite boîte contenant un pot de
cirage et des brosses à souliers était étalée par terre devant lui; il
inait à la main une autre boite qu'il brandissait gracieusement,
comme pour unir la pantomime aux paroles.
— Que voulez-vous, mon ami? dit Israël quelque peu étonné.
— Ah ! monsieur, s*écria-t-il, et il lâcha un torrent de phrases
françaises au nez du pauvre Israël, qui n'y aurait vu que du grec, si
le geste ne l'eût aidé à pénétrer le sens de ces mystérieuses paroles*
Montrant la boue qui couvrait le pont, fes pieds du voyageur et puis
«brosse, le décrotteur paraissait regretter qu'un gentleman d'une
^ttssi imposante apparence qu'Israël fût rencontré dans la rue avec
26 REVUE DE9 DEUX MOIIDE».
des bottes malpropres. —Ah! monsieur, monsieur, cria-t-il en pous-
sant Israël du côté de sa boîte, et en prenant de force le pied droit
de notre héros; mais celui-ci, illuminé par un soupçon subit, donna
à la pauvre boîte un grand coup de pied, et s'enfuît à toutes jambes
sans s'inquiéter des cris que poussait derrière lui le décrotteur.
Arrivé à la maison qu'on lui avait désignée, Israël frappa et fut fort
étonné de voir la porte s'ouvrir devant lui comme par enchantement.
Il entra sous un petit passage qui conduisait à une cour intérieure,
et il y erra un moment, fort surpris de ne voir apparaître personne,
lorsqu'un bruit de voix le conduisit près d'une petite fenêtre, devant
laquelle étaient assis un vieillard occupé à raccommoder des sou-
liers et une vieille femme. Celle-ci, au nom du docteur Franklin,
prononcé par Israël, se leva, sortit, et accompagna le visiteur jus^-
qu'au troisième étage. — Entrez , dit alors une voix , et immédiate-
ment Israël se trouva en présence du docteur Franklin. Le vénérable
vieillard, revêtu d'une riche robe de chambre, curieusement brodée
de figures algébriques comme une robe de magicien, présent d'une
riche marquise, était assis devant une large table couverte de p^^-
piers imprimés ou manuscrits, de livres et de journaux. Les murs de
l'appartement avaient pour le pauvre Israël une apparence féerique;
ils étaient couverts de baromètres de tous genres, de cartes des pays
du Nouveau-Monde, presque blanches et marquées çà et là des six
lettres du mot désert^ et de cartes des pays européens, toutes au
contraire peuplées de noms, de signes, et bariolées de couleurs.
— Comment allez-vous, docteur Franklin? dit Israël au vieillard,
qui ne s'était pas retourné à son entrée.
— Oh ! je sens Fodeur des champs américains, répondit le docteur
en se retournant rapidement. Un compatriote! Asseyez-vous, mon
cher monsieur. Eh bien? quelles nouvelles? un message particulier?
— Attendez une minute, docteur, dit Israël en traversant la cham-
bre pour aller chercher une chaise. Comme il n'y avait pas de tapis
sur le parquet, composé de pièces de bois rangées en forme de lo-
sanges et soigneusement frottées et cirées selon la mode française,
Israël glissa sur le parquet comme sur de la glace et faillit tomber.
— Oh I oh I il me semble que vos bottes ont des talons bien
hauts, dit le grave utilitaire. Ne savez-vous donc pas que cette mode
a deux inconvéniens, d'abord celui d'employer inutilement du cuir,
ensuite celui de vous exposer à vous casser une jambe? Mais je vous
prie, que faites-vous donc ? est-ce que vos bottes vous gênent? Quelle
folie que de porter des bottes trop étroites! Si tel avait été le dessein
de la nature, elle eût composé te pied d'os seulement ou même de
fer, au lieu de le composer d'os, de chair et de muscles. Ah 1 mais
je vois, donnez.
28 BETUE DES DEUX MONDES.
— Je pense que dans deux ou trois jours je pourrai vous renvoyer
en Angleterre avec de nouveaux papiers. Dans ce cas, vous aurez
encore à faire un nouveau voyage, et alors nous verrons s'il y a
moyen de vous renvoyer en Amérique.
Israël se répandit en expressions de reconnaissance que le docteur
interrompit.
— On ne peut avoir trop de reconnaissance envers Dieu, mon
ami; mais notre reconnaissance envers les hommes doit être limitée.
Un homme ne peut servir son semblable avec tant d'efficacité qu'on
lui doive une reconnaissance sans bornes. Si je puis vous procurer le
moyen de retourner en Amérique, je n'aurai fait qu'une partie de
mon devoir, comme agent de notre commune patrie. Pour le quart
d'heure, vous ne me devez rien que ces trois petites pièces d'argent
que je viens de vous donner. Au lieu de me les rendre, lorsque vous
serez de retour au pays, vous les donnerez à la première veuve de
soldat que vous rencontrerez. Ne l'oubliez pas : c'est une dette. Ces
trois petites pièces valent environ un quart de dollar en monnaie
américaine, un quart de dollar, souvenez-vous-en bien. Dans les
affaires d'argent, mon ami, soyez toujours exact : peu importe à qui
vous deviez, parent ou étranger, paysan ou roi.
— Bien, docteur; puisque l'exactitude en ces matières est si né-
cessaire, laissez-moi vous rendre l'argent. Grâce à mes amis de
Brentford, j'en ai assez en ma possession pour pouvoir réparer le
petit dommage que j'ai causé. Je n'avais pris cet argent que parce
que je pensais qu'il ne serait pas bien de le refuser lorsque vous me
l'offriez d'une manière si amicale.
— Mon honnête ami, dit le docteur, j'aime votre franchise. Je re-
prendrai l'argent.
— Sans intérêt, docteur, j'espère, dit Israël. '
— Mon bon ami, ne vous permettez jamais de plaisanter en ma-
tière d'argent. Ne plaisantez jamais aux enterremens et pendant que
TOUS faites des affaires. La question entre nous est une bagatelle^
mais des principes importans peuvent être contenus dans des baga-
telles. Allez sans retard régler vos comptes avec le décrotteur, et
puis revenez immédiatement ici, où vous trouverez une chambre
que vous habiterez pendant votre séjour à Paris.
— Mais j'aurais bien voulu jeter un coup d'œil sur la ville avant
de retourner en Angleterre.
— Les affaires avant les plaisirs, mon ami. Il faut que vous res-
tiez dans votre chambre comme si vous étiez mon prisonnier jusqu'à
votre départ. Maintenant allez trouver le décrotteur. Attendez. Avez-
Yous la somme exacte que vous devez lui donner en petite monnaie?
Ne tirez pas tout votre argent de votre poche en pleine rue; comp-
UflE LÉGENDE DÉMOCRATIQUE AMÉRICAINE. 29
tez Totre monnaie; c'est en argent français et non anglais que vous
derez le payer. Bien; ces trois petites pièces suffiront.
-Puis-je m* arrêter pour prendre quelque cliose en chemin,
àûoeurl
— Non; c'est toujours une mauvaise affaire de dîner dehors lors-
qu'on peut dîner chez soi. Revenez immédiatement, et vous dînerez
mec moi.
Israël revint quelque temps après et s'assit à la table du docteur.
Le repas fut frugal. Il se composait d'agneau bouilli accompagné de
petits pois. Ene bouteille remplie d'un breuvage incolore était pla-
cée à côté du vénérable ambassadeur.
— Laissez-moi remplir votre verre, dit le docteur.
— Dieu me pardonne I c'est de l'eau claire, dit Israël en goûtant.
— L'eau pure est un bon breuvage pour des hommes simples.
— Oui; mais le s(/uire Woodcock m'a donné à boire du poiré, et
k gentilhomme de White-Whaltam m'a offert du vin et de l'eau-de-
lie.
— Très bien, mon honnête ami; mais si vous aimez le poiré, le
nn et l'eau-de-vie, vous attendrez pour en boire que vous soyez re-
tourné en Angleterre. Avec moi, vous ne boirez que de l'eau claire»
C'est ainsi qu'Israël passa le temps de son séjour à Paris. Grâce à
U compagnie du docteur Franklin, Israël se trouva au milieu de cette
lille plus surveillé que ne le fut jamais le bon Sancho Pança dans
son Ile de Barataria. En vain l'hôtesse chargea-t-elle la table de toi-
lette d*Israêl de savons parfumés, d'essences et d'eaux de Cologne,
délices inconnues à notre héros : le docteur Franklin apposait son veto
sur ces objets convoités et les faisait disparaître comme par enchan-
tement. Il prémunissait même le rustique Américain contre les arti-
fices de la fille de chambre. Chacun de ses pas était surveillé, et
chacune de ses actions accompagnée d'une sentence morale. Le
pauvre Israël dut mener, quelquefois en rechignant, la vie du bon-
Iiomme Richard.
Un soir, comme il conversait avec le docteur Franklin, la fille de
cbambre entra et annonça qu'un gentilhomme très impertinent dési-
nit parler au docteur Franklin.
— Très impertinent ! dit le sage en regardant fixement la fille de
chambre; cela veut dire sans doute un très beau gentilhomme qui
^0Q3 a gratifié de quelque compliment énergique. Laissez-le entrer.
Quelques instans après entra dans la chambre un petit homme
*plc, nerveux et bruni par le soleil, tout semblable à un chef indien
ASpooiUé de son royaume et revêtu d'habits européens. Une invin-
cible audace brillait dans son œil sauvage. Son costume était d'une
otrava^ante élégance, et il le portait à demi comme un barbare, à
30 RETUE DES DEUX MONDES.
demi comme un dandy parisien. Sa joue hâlée avait la couleur d'un
fruit du tropique; une intrépidité froide régnait sur ses lèvres; son
regard était celui d'un homme qui n'a jamais été, qui ne sera jamais
un subordonné. Une certaine atmosphère d'orgueilleux isolement
l'entourait. Bref, il y avait en lui quelque chose du poète et en même
temps du bandit.
Israël resta longtemps dans la contemplation de l'étranger. Il
n'avait rien vu de comparable à cet homme, qui, quoique habillé à
la mode, n'avait pas la tournure d'un être civilisé. Lorsqu' enfin il
sortit de sa contemplation, il entendit l'inconnu dire avec chaleur
au docteur :
— Bien; faites comme il vous plaira; je ne solliciterai pas plus
longtemps. Le congrès m'a donné à entendre qu'aussitôt après mon
arrivée je prendrais le commandement de l'Indien^ et maintenant,
sans que je puisse savoir pourquoi, vos commissaires ont offert
cette frégate au roi de France. Qu'a besoin le roi de France de cette
frégate? et que ne puis-je accomplir avec elle I Donnez-moi l'Indien,
et dans un mois vous apprendrez des nouvelles de Paul Jones (1).
— Voyons, voyons, capitaine, dit avec douceur le docteur Fran-
klin, dites-moi, que feriez-vous de cette frégate, si vous en aviez le
commandement?
— J'apprendrais aux Anglais que Paul Jones, quoique né dans la
Grande-Bretagne, n'est pas un sujet du roi d'Angleterre, mais un
libre citoyen de l'univers. Je leur ferais voir que, s'ils peuvent rava-
ger les côtes de l'Amérique, les leurs sont aussi vulnérables que
celles de la Nouvelle-Hollande. Donnez-moi le commandement de
V Indien, et je ferai pleuvoir sur la misérable Angleterre un feu com-
parable à celui qui engloutit Sodome.
Le regard du capitaine brillait comme le reflet d'une torche incen-
^aire. Le docteur approcha sa chaise de celle de son visiteur, ap-
puya familièrement une main sur ses genoux, et se disposa à faire
son métier de dompteur de bêtes et d'homme politique.
— Ne pensez plus pour le moment à l'affaire de f Indien, capi-
taine; mais les corsaires anglais nous font un grand mal en inter-
ceptant nos approvisionnemens. On m'a dit qu'avec un petit vaisseau,
celui que vous commandez par exemple, tAmphitrite, vous pourriez
suivre ces corsaires là où les grands vaisseaux ne peuvent s'aven-
turer. Au besoin, on pourrait vous adjoindre quelques frégates fran-
çaises qui se tiendraient toujours prêtes à capturer les navires aux-
quels vous donneriez la chasse.
(1) Paul Joncs, le plus étrange des nombreux citoyens du monde wa xyiii* siècle, après
Anacharsis Gootz cependant. Écossais de naissance, Paul Jones prit le parti des Améri-
cains et ravagea à leur profit les cOtes des trois xoyamnes.
UNE LÉGENDE DÉMOCRATIQUE AMÉRICAINE. 31
—Faire la chasse aa profit des frégates françaises, bel emploi
Traiseot! Docteur, quoi qu'il fasse pour la cause de rAmérique,
M Joues doit avoir un pouvoir suprême et distinct. Il ne veut d'au-
tre chef et d'autre conseiller que lui-même. Je ne vis que pour Thon-
leur et pour la gloire. Donnez-moi le moyen de faire quelque chose
de glorieux, donnez^moi l'Indien t — Le docteur secoua gravement
la tête. — C'est ainsi, reprit le capitaine, que par trop de timidité,
iuissement appelée prudence, on perd les plus belles chances de
succès. Ah ! pourquoi ne suis-)e pas né tsar?
~ Américain plutôt» répondit le docteur, qui, désireux de changer
U coDversatioiL, s'apprêtait à lui expliquer le mécanisme de divers
modèles de vaisseaux confectionnés par lui, lorsque la fille de cham-
ke entra de nouveau, annonçant le duc de Chartres et le comte
d'Estiing.
— Capitaine, cette visite vous concerne indirectement. Le comte
a parlé au roi de l'expédition secrète dont vous aviez eu la pensée.
Tenez demain, et je vous informerai du résultat de la conversation.
— Il est bien tard. Ne pourrais-je passer la nuit ici? y a-t-il une
chambre convenable?
— Yite, dépêcbez-voos, 3 ne serait pas bon qu'on vous vît en cet
ÎDstant chez moi; notre ami partagera sa chambre avec vous. Vite,
hraél, accompagnez le cajûtaine.
— Allons, dit le capitaine en entrant dans la chambre d'Israël,
ooucbe^vous, je ne veux pas vous priver de votre lit. Je vais dormir
là, sur cette chaise.
— Pourquoi ne point vous coucher? dit Israël. Voyez, le lit est
assez large; mais peut-être votre compagnon de lit vous déplorait-
il, C2q)itaine ?
— Non certes^ je ne suis pas très scrupuleux à cet endroit : dans
ma jeunesse, j'ai eu pour compagnon de hamac un nègre du plus pur
sang du Congo pendant toute une traversée; mais j'aime mieux dor-
mir ainsi. Laissez brûler la lampe, j'en prendrai soin.
Israël obéit et se mit au lit. Ne pouvant dormir, il ferma les yeux à
demi et s'amusaà épier le capitaine Paul Jones. Celui-ci tira ses bottes,
fe lera^ et se mit à marcher ipieds nus et avec une singulière vivacité
totour de la chamlnre» Tout son visage respirait l'ardeur martiale et
k commandement; son bras droit était collé à son côté comme celui
im bomme qui tient un sabre. 11 marchait d'un pas militaire. Pas^
m devant la glace qui décorait la cheminée, Paul s'arrêta et se re-
garda complaisamment, avec un air de sauvage satisfaction mêlée
d^ime forte dose de iatuîté, puis il retroussa sa manche et regarda
n bras dans le miroir. Israâ tressaillit en voyant les tatouages
mystérieux qui le recourraient presque entièrement : c'étaient des
32 REVUE DES DEUX MONDES.
ancres, des câbles, des cœurs à Tinfinî. Israël se souvînt d'avoir
vu dans un de ses voyages des dessins semblables sur le bras d'un
guerrier de la Nouvelle-Zélande. Lorsque le capitaine eut assez long-
temps contemplé ces bizarres figures, objets de son orgueil, il re-
garda ironiquement sa main toute chargée de bijoux et d'anneaux,
emblèmes d'amour et de galanterie. Ainsi, à l'heure de minuit, au
sein de la métropole de la civilisation moderne, errait ce barbare en
habit civilisé, comme une sorte de fantôme prophétique des scènes
tragiques de la révolution française, où l'exquis raffinement de la vie
parisienne devait disparaître pour faire place à la sanguinaire férocité
des naturels de Bornéo, et comme pour montrer que les bijoux et
les bagues, tout aussi bien que le tatouage et les anneaux portés au
nez, sont des signes de cette sauvagerie primitive qui sommeille tou-
jours dans l'esprit humain.
m.
Trois jours après l'arrivée d'Israël à Paris, le docteur Franklin
entra dans sa chambre un petit paquet de papiers à la main. Son re-
gard parlait de départ immédiat avec une telle éloquence, qu'Israël
se leva, mit ses bottes, et se tint dans l'attitude d'un homme qui va
partir.
— Très bien, mon cher ami, dit le docteur; vous avez sans doute
les papiers dans vos bottes?
Israël se déchaussa rapidement et aida le docteur à cacher les pa-
piers.
— Il est maintenant dix heures et demie, dit le docteur. A onze
heures, la diligence pour Calais part de la place du Carrousel. Par-
tez immédiatement. Voici quelques provisions pour le voyage. Songez
bien que si vous êtes pris sur le territoire anglais avec ces papiers,
vous vous perdrez et vous perdrez vos amis de Brentford. Vous ne
pouvez donc être trop prudent; cependant ne soyez pas trop soup-
çonneux. Que Dieu vous bénisse, mon honnête ami! Partez.
Israël, arrivé à Calais, prit le paquebot. Pendant la traversée,
ayant cédé au sommeil à côté de deux hommes occupés à fumer
dans le gaillard d'avant, il eut un réveil assez désagréable. Un de
ces hommes essayait de retirer doucement une de ses précieuses
bottes; l'autre était déjà à terre à côté de lui. Israël se rappela l'aven-
ture du Pont-Neuf et les conseils du docteur Franklin; il se contint
et dit poliment : — Monsieur, je vous remercie de m' avoir déjà débar-
rassé d'une botte. Quant à l'autre, laissez-la où elle est, je vous prie.
— Excusez-moi, dit le drôle, praticien accompli dans l'art de
VKE LÉGEIVDE DÉMOCRATIQUE AMÉRICAINE. 33
voler, j'ai jugé que vos bottes vous gênaient peut-être, et je désirais
?ous mettre à Taise.
—Je vous suis bien obligé de votre bonté, monsieur, elles ne me
gêoent pas du tout. Je suppose toutefois que vous pensiez qu'elles
Devons gêneraient pas, vous avez le pied très petit vraiment. Est-ce
que vous alliez vous disposer à les essayer?
— Non, répondit le voleur avec un sérieux imperturbable; mais
avec votre permission, je les essaierais volontiers lorsque nous se-
nms arrivés i Douvres.
— Tout bien examiné, dit Israël, il vaut mieux que vous ne les
essayiez pas. Je suis un esprit fort excentrique, à ce qu'on dit du
noios, et je n*aime pas à perdre mes bottes de vue.
Israël atteignit Douvres sans autre aventure, et le lepdemain de
«on arrivée il frappait à la porte du squire Woodcock. Le squire le
fôidta du succès de sa mission, et lui dit que, par suite de certains
symptômes alarmans qui s'étaient manifestés dans le voisinage, il
Id faudrait rester caché dans la maison un jour ou deux, jusqu'à ce
qu'oo pût expédier une réponse à Paris.
—Ma femme a ici un grand nombre d'invités qui errent de salle en
ade : je suis donc obligé de vous cacher très soigneusement pour
éviter tout accident. — En parlant ainsi, le squire toucha un ressort
près du foyer. Une des plaques delà cheminée céda à cette pression,
pareille à une tombe de marbre qui s'entr'ouvre. — Vite, entrez, dit
le tfvire à Israël.
— Est-ce que je dois ramoner la cheminée? dît Israël. Je n'y en-
tends rien.
— C'est votre cachette. Allons, venez.
— Mais où cela conduit-il? Je n'aime guère l'aspect de cette entrée.
— Suivez-moi, je vais vous précéder.
Le squire descendit un étroit escalier de pierre, à peine large de
deux pieds, qui conduisait à une petite cellule pratiquée dans les murs
épais du château, aérée et éclairée par deux petites fentes ingénieu-
sement cachées à l'extérieur sous la forme de deux bouches de grif-
foD taillées dans une grande pierre. Un matelas était étendu dans un
coin de la cellule. A terre étaient posés une cruche d' eau , une large bou-
trille de vin, et un plat en bois contenant du pain et du bœuf froid.
— Est-ce que je vais être enseveli tout vivant? demanda Israël en
regardant autour de lui avec inquiétude.
— La résurrection suivra de près votre mort. Dans trois jours au
plus tard, dit le squire.
— Quoique je fusse pour ainsi dire prisonnier à Paris, j'étais ce-
pendant mieux logé que cela.
— Mais vous étiez en France, c'est-à-dire dans un pays ami, tan-
Zà BEVUE DES DEUX MONDES.
dis que vous êtes en Angleterre. Si vous étiez découvert ici, il m'en
arriverait malheur.
— Par amour pour vous, je resterai là où vous me mettrez. Seu-
lement je voudrais bien des bouquets et un miroir, comme à Paris;
cela me réjouirait et me tiendrait compagnie, surtout la contempla-
tion de mon individu.
— Eh bien ! restez ici, je reviens dans dix minutes.
Bien avant l'expiration de ce court délai, le squire revint tout
essoufflé avec un grand bouquet de fleurs et un petit miroir. —
Voici les objets demandés, dit-il; maintenant restez parfaitement
tranquille, évitez de faire aucun bruit, et ne montez l'escalier sous
aucun prétexte jusqu'à ce que je vienne.
— Mais quand reviendrez-vous?
— Je tâcherai de revenir deux fois par jour pendant tout le temps
que vous passerez ici; mais on ne peut savoir ce qui arrivera. Si je
ne viens vous voir que lorsque je vous délivrerai, soit dans deuXf
soit dans trois jours, n'en soyez pas surpris, mon ami. Vous avez
assez de provisions pour tout ce temps-là. Adieu.
Israël resta un moment pensif. Il monta sur son matelas, et
regarda à travers les fentes; mais il n'aperçut rien qu'un coin de
ciel bleu et le feuillage d'un arbre, aussi ancien que la maison, qjd
s'élevait en face de la porte. « La pauvreté et la liberté, ou l'opulence
et la prison, c'est ainsi, paraît-il, que je dois passer ma vie, » se
dit-il. « Regardons notre physionomie. Quelle bêtise de n'avoir pas
demandé du savon et un rasoir I Je me serais fait la barbe; cela m'au-
rait aidé à tuer le temps. Si j'avais un rasoir et un peigne, je ferais
une toilette continuelle. Lorsque je sortirais, je serais éveillé comme
un oiseau et frais comme une rose. Que fait maintenant le docteur
Franklin? Et le capitaine Paul Jones? Ah I voilà un oiseau qui chante
dans les feuilles; c'est la cloche qui m'annonce l'heure du dîner. »
Et, pour passer le temps, il se mit à attaquer ses provisions. Ainsi
s'écoula la première journée. La nuit vint, et les ténèbres s'éten-
dirent autour de lui. Pas de squire.
Il passa une nuit très inquiète. Au point du jour, il se leva et ap-
pliqua ses lèvres contre une des bouches des griffons. Il poussa un
petit sifllement qui fut suivi d'un petit murmure dans les feuilles.
Un oiseau gazouilla, et trois minutes après tout l'orchestre du matin
était éveillé. «J'ai réveillé le premier oiseau, se dit Israël, etilâ
éveillé tous les autres; déjeunons. » Les heures passèrent; midi ar-
riva, pas de squire.
(( Il est allé à la chasse avant déjeuner, et il est rentré fatigué, »
pensa Israël. Les ombres du soir s'allongèrent dans la cellule » k
nuit vint, pas de squire.
Nouvelle nuit sans sommeil* Le second jour se passa comme le
mœ LÉGEIVDE DtMOGRATIQtE AMÉRICAINE. 35
premier. Le troisième jour, les fleurs qui ornaient la cellule étaient
déjàfaDées. D'énormes gouttes d'eau tombèrent à travers les bou-
che? des griffons. Un orage épouvantable éclata. Israël put occuper
SPD temps à écouter les clapotemens de la pluie et les grondemens
daïonoerre. « Nous voîlà au troisième jour, pensa- t-il; il a dit qu'il
TOidrail me chercher dans trois jours au plus tard. Patientons en-
core.'» La journée passa, toujours pas de squire.
Israël entra alors dans un état de frayeur extraordinaire. Le sen-
timent de son emprisonnement s'empara de plus en plus de son es-
prit, et pesa sur lui comme un mur de pierre, ou comme une des
risioD? da cauchemar. 11 erra convulsivement à travers sa cellule.
Derieilles histoires d'hommes enterrés vivans se présentèrent à sa
inémoire. Cette cellule avait jadis appartenu à un couvent de tem-
pBen, sur remplacement duquel la maison du squire avait été bâtie.
Là antrefois des cœurs humains aussi forts que le sien avaient suc-
conbé sous le désespoir. La nuit se passa ainsi en imprécations
Bwttes et en terreurs; enfin le matin arriva. Cette fois le squire ne
pouvait manquer de venir le délivrer. Cependant Israël se mit à ré-
Ifcinr. Peut-être était-il arrivé quelque malheur. Le squire avait
peut-être été arrêté, arrêté sans avoir eu le temps d'informer un de
«s amis qu'un homme était caché dans sa maison. Si cela était,
Israël devait chercher par tous les moyens à sortir de sa prison,
n s'avança donc à tâtons, et chercha le ressort qui devait ouvrir la
porte mystérieuse. H avait déjà cherché longtemps et allait se laisser
afler au désespoir, lorsqu'il entendit un léger craquement et vit un
rayon de lumière. Son pied avait touché par hasard le ressort cher-
ché; il poussa la porte et se trouva dans le cabinet du squire.
L'appartement avait un aspect funèbre. Les rideaux étaient cou-
wts de crêpe; partout des noeuds de crêpe et des tentures noires.
Israël soupçonna aussitôt la vérité. Évidemment le squire était mort,
Wfft subitement selon toute probabilité, et sans avoir eu le temps
'annoncer qu'un étranger était muré dans sa maison. Tout le monde
ipwrait sa présence sous le toit du squire. S'il était surpris, quelle
làon donner? Dirait-il la vérité? Il s'avouait coupable alors d'actes
<pi te faisaient tomber sous le coup des lois anglaises, et il com-
|«»ettaît la mémoire du bon squire Woodcock. Pendant qu'il était
jioBgé dans ces réflexions, il entendit un pas qui s'approchait. 11
|M&a immédiatement la porte secrète et chercha ifh refuge dans
» cdde. Grâce à sa précipitation , la porte se referma avec un
''HDtsoard et singulier; lui-même tomba et fit rendre à la muraille
n retentissement mystérieux qui effraya si fort la personne qui était
*Wc inopinément dans la chambre, qu'elle poussa un cri. D'au-
tasvwx vinrent bientôt se mêler à la première et apprirent à Israël
Vs te hrmt causé p^r sa chute provoquait mille conjectures. Une
36 REYUE DES DEUX MONDES.
pensée se présenta alors à son esprit. La servante qui était entrée
avait sans doute cru entendre Tâme du squire Woodcock. — Profitons
de cette crédulité pour nous échapper, se dit Israël.
Lorsque le soir fut venu, Israël agit en conséquence; il ouvrit la
garde-robe du squire et revêtit le costume que portait son jovial
an)i la dernière fois qu'il Tavait vu. Il attendit que minuit eût sonné,
et alors, la canne à pomme d'argent du squire en main, il ouvrit la
porte et traversa le corridor. Attirées par ce bruit inattendu, plusieurs
personnes parurent sur le seuil de leurs appartemens, une lumière k
la main, et le regardèrent s'avancer d'un pas lent et solennel avec une
terreur profonde. « Le squire! le squire In murmuraient-elles à voix
basse et comme frappées d'immobilité. Une vieille dame en deuil,
près de laquelle il passa, tomba sans connaissance devant lui; mais
Israël ne se laissa point troubler et marcba d'un pas ferme et déli-
béré. Il ouvrit la porte de la rue et traversa lentement les terrains
qui environnaient la maison. Lorsqu'il fut à quelque distance, il se
retourna, vit trois fenêtres ouvertes, et à ces trois fenêtres trois
figures effrayées qui le regardaient s'en aller; bientôt il disparut à
tous les yeux. Alors il s'arrêta. Il s'était évadé; mais le jour allait
poindre, et le déguisement qui l'avait servi pouvait le trahir. 11 se
repentit alors de n'avoir pas songé à garder ses habits par-dessous
son costume d'emprunt. Pendant qu'il réfléchissait à cette difficulté,
il vit à quelques pas devant lui, dans un champ d'orge ou d'avoine,
un homme en habit noir, immobile, un bras étendu et montrant la
maison du squire. Israël marcba droit à l'apparition : c'était un man-
nequin habillé, destiné à protéger la moisson contre les dépréda-
tions des oiseaux. Le fugitif eut l'idée de changer d'habits avec le
mannequin. Le costume qu'il allait revêtir n'était pas brillant, mais il
n'était guère en plus mauvais état que celui qu'il avait acquis jadis
du vieux terrassier. D'sdlleurs, pour un homme qui veut ne pas atti-
rer l'attention des passans, les haillons les plus déchirés sont les
meilleurs. Qui n'évite pas la rencontre de la pauvreté en chapeau
défoncé et en habit déguenillé?
Cet échange fait, Israël s'étendit à terre et dormit d'un profond
sommeil. Lorsque le jour parut, il vit un paysan armé d'une fourche
qui se dirigeait de son côté. La pensée lui vint que cet homme con-
naissait peut-être familièrement le mannequin. Pour éviter toute
observation malencontreuse, Israël se mit à la place du mannequin
et se tint comme lui immobile, le bras étendu.vers la demeure du
squire. L'homme passa et jeta sur le faux mannequin un coup d'œil
curieux. Lorsqu'il se fut éloigné, Israël abandonna sa position et se
mit en marche; mais il n'était pas sorti du champ, qu'il eut l'idée de
se retourner. Sa consternation fut grande en voyant le paysan re-
venir à grands pas vers lui. Israël s'arrêta et reprit sa position de'
S8 BETOE DBS VEVX MONDES.
cnlottesde son mari. — Vons voyez combien j'en ai besoin; ponr
l-amoiir de Dieu, secourez-moi. — Allez-vous-en 1 répéta la femme.
— Les culottes, les culottes... voici l'argent, répéta Israël à demi
fM de fureur. La fenêtre se ferma aussitôt, et le chien de garde,
indigné sans doute de voir troubler la paix d'une famille paisible, se
précipita sur les basques de l'habit d'Israël, qu'il réduisit à l'état
de veste, et sur son chapeau, qu'il défonça complètement.
— Ahl voilà donc la récompense d'un patriote! dit tristement
lanéi en s' éloignant. Il fit une dernière tentative et se rendit chez
une antre connaissance, qui heureusement fut plus charitable que
les précédentes. Israël raconta à cet homme tout ce qu'il pouvait
déveiler sans indiscrétion, et lui proposa de lui acheter un habit
et des culottes, marché que la vue de l'or du squire fit conclure sans
difficulté.
— Maintenant, demanda Israël, pourriez-vous me dire où demeu-
rent H(Nme Tooke et James Bridges?
— Horne Tooke? que diable avez-vous à faire avec lui? dit le fer-
nrier. N'était-ce pas un ami du squire Woodcock? Pauvre squire!
qui aurait cru qu'il dût mourir aussi subitement? Mais l'apoplexie
arrive comme un boulet de canon.
— Je ne m'étais pas trompé, pensa Israël. Ne pourriez-vous donc
me dire, reprit-il, où demeure Horne Tooke?
— Il demeurait autrefois à Brentford, où il portait la soutane; maïs,
à ce qu'on m'a dit, il a vendu son bénéfice et est allé étudier le droit
à Londres, où vous le trouverez probablement.
— Quelle rue et quel numéro?
— Je ne sais pas. Il s'agit pour vous de trouver une aiguille dans
une meule de foin.
— Et savez-vous où demeure M. Bridges?
— Je n'ai jamais entendu parler d'aucun Bridges, sauf d'une cer-
taine Molly Bridges, qui demeure dans Bridewell.
Que devait faire Israël ? Il compta son argent et conclut qu'il en
avait assez pour aller trouver à Paris le docteur Franklin. 11 se ren-
dit à Londres et de là prit la diligence pour Douvres, où il arriva
juste à temps pour apprendre que cette même diligence qui l'ame-
nait apportait aux autorités la nouvelle de la suspension indéfinie
des relations entre les deux pays. Tout espoir était donc perdu, et
la perspective qui se déroulait devant Israël était une perspective de
misère et de douleurs. Mourir de faim ou entrer en prison, il n' avait-
plus d'autre alternative. Pendant qu'assis sur le rivage, les yeur
fixés sur la côte lointaine de la France, il était 2d)sorbé dans se»-
pénibles réflexions, un étranger en habit de marin et d'apparence
joviale l'accosta familièrement, et, après une courte conversation,
l'invita à venir se rafratcMr à une auberge voisine. .Le maihencrrad'
40 REVUE DES DEUX MONDES.
la même intention que lui. Le bateau fut amené, Israël sauta dedans,
et neuf autres matelots avec lui.
— Prenez celui qui vous plaira, dit le lieutenant à Tofficier du
cutfer. Vite, choisissez. Asseyez-vous, dit-il en s'aidressant aux mate-
lots. Vous êtes bien pressés de vous débarrasser du service du roi.
Voyons, avez-vous choisi votre homme?
— Je prends Thomme à la chevelure rousse, dit rofficier en mon-
trant Israël.
Les neuf camarades d'Israël deyinrent pâles de désappointement,
et avant qu'il eût eu le temps de se lever tout à fait, il sentit un vio-
lent coup de pied que lui envoyait un des matelots refusés.
Le cutter s'éloigna, emportant Israël, et un instant après on avait
perdu de vue le vaisseau de guerre. Les officiers du cutter ét^dent
des personnes d'une médiocre amabilité; l'un envoyait au pauvre
Israël de solides coups de pied, et l'autre lui distribuait d'abondans
soufflets; le troisième usait généreusement de ses poings à son égard.
Irrité déjà par ses malheurs récens, Israël perdit patience. Voyant
qu'il n'avait affaire qu'à trois hommes (deux officiers et le capitaine),
il renversa le capitaine, et s'apprêtait à terrasser un des officiers,
lorsque le capitaine, se relevant, saisit Israël par sa longue che-
velure rousse, en jurant qu'il allait le tuer. Le cutter^ pendant ce
temps, filait à toutes voiles sur la mer, comme s'il eût été trans-
porté de joie du tapage qui se faisait sur le pont. Au moment où le
tumulte était à son comble, un autre navire apparut subitement dans
le lointain, et une voix retentissante s'écria : — Mettez en panne et
envoyez un bateau à bord.
— C'est un vaisseau de guerre, dit le commandant du cutter très
alarmé, mais ce n'est pas un compatriote.
— Amenez un bateau à bord, ou je vous coule à fond, cria de nou-
veau l'étranger, et un boulet qui fendit les vagues à peu de distance
du cutter accompagna ces paroles.
— Au nom de Dieu, ne tirez pas. Je n'ai pas assez d'hommes dans
mon équipage pour envoyer un bateau, répliqua le capitaine an-
glais. Qui êtes-vous ?
— Attendez que j'envoie un bateau qui vous portera ma réponse,
dit l'étranger.
— C'est un ennemi à coup sûr, dit le capitaine; nous ne sommes
pas en guerre ouverte avec la France, c'est donc un pirate. Si nous
essayions de lui échapper en faisant force de voiles? dit le capitaine
aux officiers, qui applaudirent à ces paroles. Mais Israël resta îm-
tnobile, en proie à une violente fièvre d'émotion. Il lui semblait re-
connaître la voix qui partait du vaisseau de guerre. Le vaisseau se
rapprochait, et ses canons envoyaient leurs boulets de plus en plus
près du cutter. Cependant ce dernier pouvait encore échapper. A ce
UHS LÉGEUDE DÉMOCIATIQUE AMÉRIGAINB. ^1
moment critique, Israël, qui n'avsdt pas bougé malgré les ordres
répétés des officiers, s* élança vers le capitaine, et, se dressant de-
fuiloi, s'écria :
-Regardez-moi bien, je suis un Yankee, un rebelle, un ennemi!
-Aa secours! au secours! cria le capitaine. Un traître parmi
lOQs, no traître !
Ces mots étaient à peine prononcés, que la mort avait fermé la
boQche du uialheureux capitaine. Réunissant toute sa force phy-
flque, Israël l'avait précipité d'un seul coup dans la mer. Un des
(Aciers se jeta sur Israël, tandis que le second courait au gou-
fenailpour eoipôcher le navire de chavirer; l'officier glissa et tomba
pris des barres de fer des écoutilles. Israël lui brisa la tête contre le
fer, pais courut à l'officier qui se tenait au gouvernail, et qui igno-
rait l'asoe de la dernière lutte. Il le saisit dans une étreinte sauvage,
et après l'avoir serré jusqu'à l'étouffer, le lança contre les rebords
do vaisseau. En ce moment, la voix du vaisseau de guerre Ée fit en-
tedre de nouveau, a J'ai fort envie de vous couler bas, pour vous
bat payer votre fourberie. Enlevez-moi ce cbiffon de drapeau, en-
iBidez-vous? »
Co bateau arriva an bout de quelques minutes. Lorsque son com-
modant s'arrêta sur le i)ont du cullery il se beurta contre le cadavre
da premier officier, et en même temps les râlemens d'agonie du
aecood frappèrent son oreille. — Qu'est-ce que cela veut dire? de-
■anda-t-il à Israël.
— Cela veut dire que je suis un Yankee pris de force pour le ser-
fioe du roi, et que, pour les récompenser de leurs peines, à mon
tour f ai pris le culter.
Saisi de surprise, le commandant régarda le corps agonisant du
moDd officier et dit : — Cet homme ne vaut guère mieux que s'il
teit mort; mais nous l'emmènerons cependant au capitaine Paul,
oonme témoin à notre décharge.
— Le capiuioe Paul Jones I s'écria Israël.
— Lui-même.
— U me semblût bien avoir reconnu sa voix. C'est cette voix qui
m'aeocoaragé et m'a donné la force de faire ce que j'ai fait.
— Oui, le capitaine Paul s'entend assez bien à changer les hommes
otigres.
Ib prirent avec eux l'officier agonisant, mais avant qu'ils eussent
sbariè au vaisseau de guerre, l'officier avait déjà rendu l'âme.
Ukm sur le pont du vaisseau, se tenait un petit homme à phy-
Mone de pirate, coiffé d'un bonnet écossais orné d'un galon d'or.
— BilMaiI drôle, pourquoi votre mauvais bateau m'a-t-il donné
Utt de mal 7 Où est le reste de l'équipage?
-Captaine FMI» dit brafil, vous souvenes-vous de moi? Je crois
AS R£yUE DBS DEUX. IIOia)B6.
VOUS avoir offert mon lit à Paris il y a quelques mois. Comment va
le bonhomme Richard?
— Tiens, vous êtes le courrier yankee? Comment vous trouvez-
vous maintenant dans un cuUer anglais?
— Saisi par la presse, capitaine; voilà l'histoire.
A partir de ce jour, Israël fut un des auxiliaires dévoués du capi-
taine Paul. Ensemble ils naviguèrent sur toutes les eaux anglaises,
ensemble ils touchèrent à tous les ports de FÉcosse et de l'Irlande,
ravageant, incendiant, surprenant et capturant les vaisseaux de l'en-
nemi. Ce fut Israël qui, au milieu de la nuit, descendit à terre cher-
cher l'étincelle avec laquelle furent incendiés les vaisseaux réunis
dans le port de Whitehaven. De toutes leurs expéditions cependant,
la plus singulière fut celle qu'ils flrent sur les domaines du comte de
Selkirk, conseiller privé et ami particulier de George III. Le plan de
Paul Jones était d'enlever le comte et de le remettre comme otage
entre les mains des Américains. Paul Jones était très navré d'ôtre
obligé de se contenter d'un grand seigneur; il aurait préféré, ainsi
qu'il l'avoua à Israël, enlever le roi lui-même. George III servant
d'otage à la liberté américaine, cela eût été plus piquant et en même
temps plus décisif.
Le Ranger^ vaisseau de Paul Jones, aborda donc sur la côte d*Écosse
à l'île de Sainte-Marie, un des domaines du comte de Selkirk. Paul
débarqua avec Israël et deux de ses officiers, et s'avança vers la mai-
son du comte. Le silence et la solitude qui régnaient dans les envi-
rons lui semblèrent d'un mauvais augure. 11 laissa ses hommes à
quelque distance, et, accompagné d'Israël, frappa à la porte du châ-
teau. Un vieux domestique à chevelure grisonnante se présenta.
— Le comte est-il chez lui?
— Non, monsieur, il est à Edimbourg.
— Ah! Et la comtesse?
— Elle est ici , monsieur. Qui annoncerai-je?
— Un gentilhomme qui désire lui présenter aes respects. Voici
ma carte.
Israël attendit dans la salle, tandis que le domestique conduisait
Paul dans un appartement voisin. La comtesse parut bientôt devant
le capitaine. — Charmante dame, dit le galant Paul Jones, je vous
souhaite le bonjour.
— A qui ai-je l'honneur de parler, monsieur? dit la dame d'un
ton sévère et en reculant effarouchée par la brusque galanterie de
l'étranger.
— Madame, je vous ai envoyé ma carte...
— Qui me laisse dans une complète ignorance, dit froidement la
comtesse.
— Ua counrier enmyÀ à. Whitehaven pourrEut vous donner des
wnuieiles très circonstaiiciôes concemaat l'hoiume qui a rhoimeur
d'èlretoire visiteur.
Xecoiaprenaiit pas le sens de ces paroles, la dame^ quelque peu
embarrassée d'ailleurs par la singulière effronterie de Paul, répoiH*
dil que ai le gentilhomme était venu pour visiter l'Ile, il avait toute
liberté de le faire. Elle se retirait et allait lui envoyer un guide. —
Comtesse de Selkirk, ditPwl en avançant d'un pas, j'ai besoin de
loir le comte pour des affaires d'une importance urgente.
— Le comte est à Edimbourg, répondit la comtesse avec embarraa
^ en faisant de ninxveau quelques pas pour se retirer.
— Vous me donnez votre pasole de femme de gentilhomme que
?OQB dîtes la vérilié? — La comtesse jeta sur M un regard plein de
colère et d'élûnnement. — PardonnezHnoi, madame, je ne voudrais
pas douter un instant de votre parole; mais je supposais que vous
ponriez soupçonner l'eJojet de ma visite, et dans ce cas ce serait pour
TOUS la chose la plus ejunisable du monde que de chercher à me.
cacher la présence du comte dans l'île.
— Je ne comprends pas du tout ce que vous voulez dire, répondit
la comtesse très décidément alarmée cette fois et se retirant vers la
porte, tout en conservant courageusement sa dignité au milieu de
soneUxoL
— Madame, — dit Paul en faisant un geste suppliant et en jouant
avec scm bonnet à galon d'or, tandis qu'une poétique expression
de tristesse et de sentimentalité se répandait sur sa figure brunie, -^
il est dur à im homme engagé dans la profession des armes d'être
parfois obligé à des actions que son cœur réprouve : cette dure cou*
dition est la mienne. Vous me dites que le comte est absent; je crois
à votre parole; loin de moi la pensée de regarder comme un men-
songe les paroles qui sont tombées d'une bouche aussi parfaite I
La comtesse le regarda; des émotions très diverses l'agitaient;
cependant son effroi s'apaisa en partie quand elle vit que, malgré la
galanterie extravagante de Paul et ses gestes hyperboliques, il ne
s'écartait en aucune façon des convenances et du respect auquel elle
avait droit. Paul continua : — Le comte étant absent et sa personne
élant Tunique objet de ma visite, vous n'aurez rien à craindre pour
vous, madame, lorsque vous saurez que j'ai l'honneur d'être officier
de la flotte américaine, et que j'ai débarqué dans cette lie avec l'in-
tention d'enlever le comte de Selkirk comme otage de guerre. Je ne
legretie pas mon désappointement, puisqu'il a servi à prolonger mon
oitrevue avec la noble dame ici présente, et qu'il aura pour résultat
de ne point troubler sa tranquillité domestique.
— Dites-vous réellement la vérité? demanda la comtesse boule-
versée d'étonnement.
—Madame, ai ysna youlez jeter lun regard par laienÊtjre, vous
Ai REVUE DES DEUX MONDES.
pourrez apercevoir le vaisseau américain le Ranger, que j'ai Thon-
neur de commander. Présentez mes respects au comte, ainsi que
mes sincères regrets de ne pas l'avoir rencontré chez lui. Permettez-
moi de vous saluer et de me retirer.
Le capitaine s'inclina, sortit, et trouva Israël en contemplation
devant une claymore de highlander. — Partons, mon lion, partons,
dit-il; tout est perdu. Le vieux coq est parti laissant derrière lui
dans le nid une belle poule, ma foi; mais il faut nous en retourner
les mains vides.
— Monsieur Selkirk n'est donc pas chez lui? demanda Israël.
— Monsieur Selkirk? C'est peut-être du matelot Alexandre Sel-
kirk que vous voulez parler. Non; il n'est pas dans l'île de Sainte-
Marie; il est bien plus loin, dans l'Ile de Juan Femandez, où il vit
tout seul, comme un ermite. Partons.
A la porte, Paul et Israël rencontrèrent les deux officiers qu'ils
avaient laissés. Paul les informa de son désappointement et ajouta
qu'il ne restait plus qu'à partir immédiatement.
— Et rien pour nos peines? murmurèrent les deux officiers.
— Que voulez-vous avoir, je vous prie?
— Eh ! mais un peu de pillage, quelque argenterie.
— C'est honteux. Je croyais que vous étiez des gentilshommes.
— Les officiers anglais, en Amérique sont aussi des gentilshommes,
et. cela ne les empêche pas de s'emparer de l'argenterie de l'ennemi
quand ils peuvent mettre la main dessus.
— Allons, allons, pas de scandale. Les officiers dont vous parlez
ne sont pas deux sur vingt, et ces deux, ce sont de purs filous, de
petits gentilshommes aux doigts crochus, qui se servent de l'uni-
forme du roi pour exercer un métier infâme avec plus de sécurité;
les autres sont des hommes d'honneur.
Capitaine Paul, répondirent les deux officiers, nous vous avons
suivi dans votre expédition sans attendre une solde régulière; nous
comptionsjen revanche sur un peu de pillage honorable.
^Pillage honorable ! voilà quelque chose de nouveau!
Mais les officiers n'étaient pas faciles à persuader. Ils étaient les
plus habiles |du vaisseau, et Paul, de crainte de les irriter, fut par
politique obligé de céder. Quant à lui, il ne voulut se mêler en rien
de cette affaire. Il ordonna aux officiers d'interdire à leurs hommes
l'entrée de la maison, et de ne rien prendre eux-mêmes que ce que
la comtesse voudrait bien leur donner. La comtesse ne fut pas peu
déconcertée en recevant les officiers. Ceux-ci exposèrent leur de-
mande avec une froide détermination. Il n'y avait pas moyen d'é-
chapper. La comtesse se retira, et quelques instans après l'argenterie
et d'autres objets de grande valeur furent déposés silencieusement
devant les officiers, qui partirent chargés du butin. Arrivés à la porte,
VNE LÉGENDE DÉMOCRATIQUE AMÉRICAINE. A6
ils rencootrèrent une fille à Taîr mutin et aux joues rosées qui leur
préseatales complimens de sa maîtresse, et les pria d'ajouter à leur
bagapdeux petits hochets d*enfant en corail et en argent. Des deux
offiocrs, Ton était Français et l'autre Espagnol. L'Espagnol jeta avec
cdéTBSon bochet contre terre et le foula aux pieds; mais le Français
kprit gaiement, et le baisa en disant à la jeune fille qu'il conserverait
iûtgtemps ce fragment de corail comme souvenir de ses joues rosées.
Lorsqu'ils arrivèrent sur la plage, ils trouvèrent le capitaine occupé
i écrire un billet au crayon. Lorsque Paul Jones eut terminé, il jeta
unr^ard de reproche aux officiers, et tendit le billet à Israël en lui
recommandant de le porter en toute hâte au château et de le remettre
entr^ lesmsdns de la comtesse de Selkirk. Ce billet contenait les ex-
cuses du capitaine pour le pillage qu'il n'avait pu empêcher. « Du
fond de mon cœur, disait Paul Jones, je déplore cette cruelle né-
cessité. Tai été obligé de céder. Laissez-moi vous donner l'assurance
que, lorsque 1* argenterie sera vendue, je ferai en sorte d'en être
facheteur, et je me ferai un vrai plaisir de vous la renvoyer et de
TOUS faire rentrer ainsi dans votre propriété. Je pars, madame, pour
aller attaquer demain matin le vaisseau Drahe^ de vingt canons, qui
se trouve près de Carrickfergus. Je me sentirais invincible comme
lars, si j^osais seulement rêver que dans quelqu'une des vertes re-
traites de son charmant domaine, la comtesse de Selkirk adresse
à Diea une charitable prière pour un homme qui, étant venu pour
faire on captif, a été lui-même captivé. » Et le capitaine signait cette
galante missive a l'ennemi adorateur de votre seigneurie ! »
Paul Jones fut invincible en effet; il prit le vaisseau Drahe malgré
la supériorité de son artillerie et de son équipage, puis se rendit en
Fraoce avec Israël. Il jeta l'ancre devant Brest. Trois mois après, il
fit partie d'une expédition envoyée par la France sur les côtes de la
Grade-Bretagne. Paul Jones commandait le vaisseau le Duras, vieux
navire de forme antique qui avait fait souvent le voyage des Indes
et qui en avait rapporté une forte odeur d'épices. — Le Duras, je
n*aime pas ce nom, dit un soir Israël à Paul Jones; si nous le chan-
gions : si nous l'appelions le Bonhomme-Richard? Ce nom fut adopté,
ttil est resté célèbre, car l'événement le plus remarquable de cette
expédition fut le combat du Bonhomme-Richard contre le vaisseau
>D0*« le Serapis. Ce combat, qui fut la première collision remar-
fttUe sur mer entre les Anglais et les Américains, pouvait être re-
S>rié comme une prophétie des destinées de cette Amérique, intré-
pvk, sans souci des principes, téméraire, pillarde, aux ambitions
^^1^, dvilisée à rextérieur seulement, sauvage au fond de l'âme,
fn est et qui peut-être sera longtemps encore le Paul Jones des na-
^ Peu de combats sur mer ont été plus énergiques, plus obstinés.
A6 REYUS DES DEUX MONDES*
plus furieux, et il serait curieux d'en retracer l'histoire, si elle se
rapportait plus directement à l'histoire d'Israël Potter.
Après cette victoire, Paul et Israël, tous deux désireux de revoir
l'Amérique, partirent sur le vaisseau de guerre l'Ariel, Paul comme
commandant et Israël comme quartier-maître. Deux semaines s'étaient
passées, quand ils rencontrèrent de nuit une frégate qu'ils pouvaient
supposer ennemie. Les deux navires s'approchèrent l'un de l'autre.
Tous deux portaient les couleurs anglaises : Paul Jones les avait
adoptées pour mieux tromper l'ennemi. Pendant une heure, les capi-
taines des deux navires conversèrent à travers leur porte-voix. Ce
fut une conversation réservée, adroite, évasive, diplomatique. Enfin
Paul, exprimant quelque incrédulité relativement aux assertions de
l'étranger, manifesta le désir que le commandant envoyât un bateau
à bord et exhibât ses pouvoirs. L'étranger soutint que son bateau
faisait eau de toutes parts. Paul, toujours poli, le supplia de consi-
dérer le danger auquel il s'exposait par un refus, et son interlocu-
teur lui objecta qu'il pouvait répondre par la bouche de vingt ca-
nons, et que lui et les gens de son équipage étaient de solides An-
glais. Paul lui accorda cinq minutes pour se décider, et, ce délai
passé, il fit hisser les couleurs américaines et courut sus au navire
étranger. U était huit heures du soir lorsque cette étrange querelle
s'engagea au milieu de l'Océan.
Au bout de dix minutes de canonnade, le vaisseau étranger cria
d'arrêter, qu'il se rendait, et que la moitié de ses hommes était
tuée. L'Ariel poussa un hourra l et son équipage s'apprêta à prendre
possession du vaisseau, qui en ce moment, changeant de position,
se trouva tout près de l'Ariel Israël, qui était là, sauta sur l'espars,
pensant qu'il serait immédiatement suivi par ses compagnons; mais
tout à coup les voiles du navire s'enflèrent, et Israël fut séparé de
I^Ariel par un espace impossible à franchir. Le compagnon de Paul
Jones monta alors sur le pont afin de ne donner aucun soupçon, et
se vit au milieu de deux cents marins composant l'équipage d'un
vaisseau corsaire. Le vaisseau fuyait à toutes voiles; les ordres
retentissaient de toutes parts, et Israël, craignant d'être découvert,
se montrait aussi empressé à les exécuter que les autres. 11 réflé-
chit ensuite à ce qu'il devait faire. Pendant cette nuit, grâce à la
ressemblance de ses vêtemens, il pouvait échapper; mais le lende-
main il serait inévitablement découvert. Il remarqua cependant que
les matelots n'avaient point d'uniforme, n'appartenant pas à la ma-
rine régulière, et que sa jaquette était le seul de ses vêtemens qui pût
le dénoncer : il la dépouilla et la jeta à la mer. Cela fait, il s'en alla
tranquillement vers la grande-hune, et, s' asseyant à côté d'un groupe
de huit ou dix matelots, demanda à l'un d'eux une pincée de tabac.
UNE LÉGENDE DÉIIOGBATlQtJE AMÉRICAINE. £7
— tne chîque, Tami, s'il vous plaît I
— ELI qui êtes-vous? répondit le marin. Les matelots de la hune
de misaine et de l'artimon ne veulent pas que nous allions nous
wêîeikeux. Allons, filez.
— Vous êtes aveugle ou fbu, mon vieux, répondit Israël; je suis
Toire camarade, n'est-ce pas, les amis? ajouta-t-il en s' adressant
an autres }
— !?ous ne sommes que dix dans notre service; si vous en êtes
DD, nous serons onze, dit un second matelot. Allons, filons vite.
— C'est bien mal, camarades, de traiter ainsi un vieux compa-
gnon. Allons, allons, vous êtes fous. Donnez une chique. — Et il s'a-
dressa de nouveau avec beaucoup de politesse au matelot le plus
npproché de lui.
— Écoutez bien, répondît celui-ci; si vous ne partez au plus vite,
vous, espion de T artimon, nous allons vous jeter par dessus le pont
inuDédiatement.
Israël affecta de prendre la chose en plaisanterie et s'en alla. Pour
n'être pas découvert, il avait besoin, d'une manière ou d'une autre,
de se faufiler dans les rangs de quelqu'un des groupes de l'équipage;
là était son seul espoir. Descendant sur le gaillard d'avant, Israël
se mêla aux matelots employés au service de l'ancre de sûreté. Ceux-
ci étaient à discuter sur la dernière rencontre, et exprimaient l'opi-
oioD qu'avant l'aurore le vaisseau serait hors de la vue de l'ennemi.
— Eh! Tavons-nous bien poivrée, cette vieille carcasse, amis?
dit Israël. Donnez-moi une chique, quelqu'un d'entre vous. Combien
avons-nous de blessés, savez-vous? Personne de tué, à ce qu'on m'a
dit? N'est-ce pas un bon tour que nous leur avons joué?
— Jack Jewboy, répondît un des marins, vient de me dire qu'il
n'y a eu que sept hommes blessés, et que personne n'a été tué.
*— Eh! les amis, les bons amis! cria Israël en s'avançant vers un
des affûts de canon où trois ou quatre hommes étaient assis, pres-
sez-vous, pressez-vous un peu et faites place à un camarade.
— Toutes les places sont prises, mon garçon; regardez à l'autre
— Les enfansi une place icil s'écria Israël en s'avançant comme
qoelqa'un de la famille.
— Qui diable êtes-vous donc, vous qui faites ici tant de tapage?
fenanda le quartier-maître du gaillard d'avant. Étes-vous un des
koaunes du gaillard d'avant? Voyons un peu. — Et avant qu'Israël
«fit pa échapper à l'examen, le vieux vétéran saisit une lanterne et
rapprocha de son visage. — Attrapez cela, dit l'officier en donnant
i Israël une poussée terrible et en le chassant ignominieusement du
pillard d'avant, comme im indiscret étranger venu des régions les
Pbs éloignées du vaisseau.
AS BEVUE DES DEUX MONDES.
Israél essaya de se glisser parmi d'autres groupes, toujours avec
la même persévérance d'effronterie, mais toujours aussi avec le
même insuccès. Partout repoussé, il chercha un refuge parmi les ma-
telots de la cale. Plusieurs d'entre eux, plongés dans les noires en-
trailles du vaisseau, étaient assis autoiu* d'une lanterne, pareils à
un groupe de charbonniers dans une forêt de pins, à minuit. —
£h bien! les amis! quel est le mot pour rire? dit Israël en s' avan-
çant, mais toutefois en se tenant autant que possible dans l'ombre.
— Le mot pour rire, c'est que vous feriez mieux d'aller là où vous
devriez être, au lieu de vous faufiler là où vous n'avez rien à faire.
C'est sans doute ainsi que vous vous êtes esquivé pendant le combat.
Sortez d'ici. Sur le pont, vite! ou j'appelle le capitaine d'armes.
Israël décampa. Chassé de partout, il retourna, découragé, sur le
pont. Il se coucha dans un hamac vide, et le lendemain essaya de
renouveler ses offres de service aux divers groupes de marins, qui
le repoussèrent comme la veille. Enfin un matelot irascible, dont
notre aventurier avait en vain essayé de gagner les bonnes grâces,
remarquant en lui quelque chose d'étrange, le pressa de s'expliquer
formellement et de dire ce qu'il était. Les réponses d'Israël accrurent
ses soupçons. Un groupe se forma. Les matelots éloignés, attirés par le
bruit de la dispute, s'approchèrent, et tous déclarèrent qu'ils avaient
déjà été ennuyés par un vagabond réclamant une place parmi eux.
Le capitaine d'armes parut, prit Israël par le collet et le conduisit
à l'officier du pont, qui, après avoir examiné l'Américain avec beau-
coup d'étonnement, procéda à un interrogatoire en règle. Israël fut
sommé de dire son nom et déclara s'appeler Peter Perkins.
— Vraiment, je n'ai jamais entendu ce nom, reprit l'officier. Voyez,
je vous prie, si Peter Perkins est inscrit sur le registre, dit-il à un
midshipman.
On parcourut le registre, ce nom ne s'y trouvait pas. — Vous n'êtes
pas inscrit, monsieur. Il n'y a pas ici de Peter Perkins. Dites-moi
tout de suite qui vous êtes.
— Peut-être, monsieur, dit gravement Israël, que m'étant enrôlé
dans un moment où j'étais gris, j'aurai donné le nom d'une autre
personne au lieu du mien, sans y songer.
— Soit. Sous quel nom êtes-vous connu parmi vos camarades de-
puis que vous êtes ici?
— Peter Perkins, monsieur.
L'officier se tourna vers les matelots et leur demanda s'ils connais-
saient un camarade de ce nom. Us répondirent tous négativement.
— Mauvaise défaite, monsieur, mauvaise défaite I vous voyez. Qui
êtes-vous?
— Un pauvre homme persécuté, à votre service, monsieur.
— Qui vous persécute?
UHE LÉGENDE DÉMOCBATIQUE AMÉRICAINE. £9
--Tootle monde, monsieur. Tout le monde semble être contre
mu, peisonne ne veut me reconnaître.
—Dites-moi, demanda l'officier, vous souvenez-vous d'hier matin?
Ubatqoe vous deviez l'existence à quelque combustion spontanée,
ftot-étre même l'ennemi vous a-t-il lancé ici dans une cartouche?
Fous souvenez- vous d'hier? Voyons, puisque vous prétendez que ces
i»j?iDes sont vos camarades, quels sont leurs noms?
— Oh ! monsieur, je suis si intime avec eux que je ne les appelle
pmais par leur vrai nom, mais seulement par leurs sobriquets;
lossi, n'employant jamais leurs noms, je les ai oubliés. Quant aux
sobriquets sous lesquels je les connab, ce sont Towser, Bowser,
ioitter, Snowser.
— Assez. Il est fou, complètement fou; emmenez-le. Arrêtez, dit
eocore l'officier, qu'une étrange fascination semblait attacher à cette
infesdgation sans résultat. Quel est mon nom?
— Eh ! monsieur, un de mes camarades vient de vous nommer le
Seotenant Williamson, et je ne vous ai jamais entendu appeler au-
trement
— Et quel est le nom du capitaine?
— Lorsque nous parlâmes à l'ennemi la nuit dernière, je l'en-
tends lui-même dire par son porte -voix qu'il était le capitaine
IMer, et probablement il sait son nom.
— Je vous y prends. Ce n'est pas le vrai nom du capitaine.
— n est le meilleur juge, je pense, dans cette question, monsieur*
— Si une telle supposition n'était pas absurde, dit l'officier, je
conclurais que cet homme est, par un moyen quelconque, venu du
bâtiment ennemi.
— Msds en supposant que cela fût, dit un second officier, et cela
est impossible, quel motif aurait pu le pousser à venir volontairement
farmi des ennemis ?
— Je n'en sais rien; qu'il réponde lui-même. Pourquoi avez-vous
santé du vaisseau ennemi dans celui-ci la nuit dernière?
— Moi, sauter du vaisseau ennemi, monsieur! ma place au quar-
tier-général est au canon n* 3 du premier pont.
— n est fou, ou c'est moi qui le suis, ou tout le monde l'est de-
veou. Emmenez-le.
— Hais où vais-je l'enunener, monsieur, dit le capitidne d' aimes,
n oe semble appartenir à aucun service.
— Emmenez-le, dit l'officier, que ses propres perplexités rendaient
firiem. Emmenez-le, vous dis-je.
— Allons, venez, mon fantôme, dit le capitaine d'armes, et, lui
ttUaot la main au collet, il le promena dans tout le vaûsseau, ici et
k 06 sachant pas exactement que fsdre de son prisonnier. Un quart
60 REVUE DES DEUX MONDES.
d'heure après environ, le capitaine du vaisseau sortit de sa cabine,
il remarqua les promenades indéfinies qu'on faisait subir à Israël, et
en demanda la cause, ajoutant qu'il avait défendu expressément d'in-
fliger à ses hommes des punitions dégradantes. L'officier du pont ra-
conta toute l'histoire, au grand étonnement du capitaine, qui apos-
tropha rudement Israël. — Drôle, n'essayez pas de me tromper. Qui
êtes-vous, et d'où ètes-vous venu?
— Monsieur, mon nom est Peter Perkins, et je viens du gaillard
d'avant, où le capitaine d'armes m'a conduit avant de m' amener ici.
— Auriez-vous le front de me dire que vous êtes matelot à bord
de ce vaisseau depuis qu'il a quitté Falmouth, il y a dix mois?
— Monsieur, désireux de servir sous un aussi bon capitaine, j'ai
été des premiers à m'enrôlér.
— A quels ports avons-nous touché, monsieur? dit le capitaine,
adouci par le compliment.
Israël se gratta la tête. — D'abord, monsieur, à Boston.
— Vrai, murmura im midshipman.
— Et ensuite?
— Eh bien ! monsieur, j'ai dit que Boston était le premier port,
n*est-ce pas? et...
— Le second port, c^est ce que je vous demande.
— Eh bien I New- York.
— Vrai encore, murmura le midshipman.
— Quand avons-nous tiré le canon pour là première fois?
— Eh mais! quand nous avons quitté Falmouth, il y a dix mois.
— Dans quel combat avons-nous tiré le premier coup de canon,
voilà ce que je vous demande, et quel est le nom du corsaire que
nous avons pris alors?
— n me semble, monsieur, que j'étais malade alors. Oui, mon-
sieur, ce doit avoir été à cette époque. J'avais la fièvre cérébrale, et
j'en ai perdu la mémoire quelque temps.
Jugeant inutile de pousser plus loin l'interrogatoire, le capitaine
laissa sa liberté à Israël, qui se montra si bon marin et si empressé
à la manœuvre, qu'il finit par gagner le cœur de tout le monde;
l'officier de la grande hune le réclama pour son service, et c'est
ainsi que l'exilé fugitif acheva son voyage.
Un jour l'officier du pont, jetant les yeux sur la grande hune, aper-
çut Israël appuyé tranquillement sur la lisse et regardant en bas : —
Eh bien I Peter Perkins, vous semblez ea effet appartenir à la grande
hune.
— Je vous Tai toujours dit, répliqua Israël en souriant, et cepen-
dant vous vous le rappelez, monsieur, d'abord vous n'avez pas voulu
me croire.
Enfin le vaisseau atteignit Faknoutb. Au moment où il entrait dans
UNE LÉGENUE DÉIIOGBATIQUE AMÉRICAINE. 51
k port, Israël vit une grande foule se presser ^sur le rivage, tandis que
ksfe&ètres des maisons voisines étaient encombrées de spectateurs.
Cd vaisseau de guerre débarquait son équipage, parmi lequel se trou-
laiait plusieurs ofiSciers de Tannée, outre les officiers de marine. La
finie se rangea sur deux baies, et alors, entre deux soldats armés
jii9qa*aax dents, apparut un captif de taille patagonienne, et qui
s'hait aatant au-dessus de ses gardiens que le dôme de Saint-Paul
M-dessus des clocbers qui fentom^ent. La foule poussa une accla-
BatioB; les cris : au château I au château I se firent entendre de toutes
ptrts, et le cortège prit la route du château de Pendennis.
Le lend^uaûn était un dimanche, et Israël obtint, avec quelques-
ras de ses camarades, la permission d'aller à terre. Il se dirigea
fers le chàieau, où, sekHi toute probabilité, était renfermé le géant
({QÎ excitait la veille les acclamations de la foule. Du dehors on en-
tendait la voix retenti^aate du prisonnier. « Ne t'enorgueillis plus,
Angleterre, et considère que tu n'es qu'une petite île, disait cette
foii. Fais revenir tes bataillons décimés, et couvre-toi la tête de
cendres. Assez longtemps tes tories à l'âme vénale ont oublié leur
Kco et se sont cocurbés jusqu'à terre devant Howe et l'Allemand Kni-
pbiiisen. Je vous montrerai , coquins, comment im vrai gentleman
et un vrai chrétien sait se conduire dans l'adversité. Arrière, chiens!
respectez un genlleina» et un chrétien , quoiqu'il soit en haillons et
sente l'eau de la cale. »
Frappé d'étonnement, Israël entra dans l'mtérieur du château, et
là, dans une cour, assis sur le gazon, il vit le géant les fers aux
mains, revêtu d'un costume mi-partie de chef indien et de chasseur
canadien, entouré de spectateurs curieux. Sa voix ne cessait de gron-
da* comme un toimerre et de lancer à ses ennemis des imprécations
en langage biblique entremêlé de jargon de caserne. « Oh I oui , co-
qoiiis, vous pouvez bien trembler devant Ethan Allen, le vainqueur
de Ticonderoga, le soldat invincible. Vous, Turcs, jusqu'à ce jour
voos n'avez jamais connu un chrétien. C'est moi, moi qui lorsque
Totre lord Howe essaya de me corrompre par l'offre d'une place de
najor-général et cinq mille acres de terre choisie dans le vieux Ver-
BODt (ah ! trois hourras pour le glorieux Vermont et les enfans de
los vertes mtootagoes! ), c'est moi qui répondis à votre lord Howe :
Vous, voos m'offrez ikolre terre! vous êtes comme le diable de l'Ecri-
tiffe, qui offrait tous les royaumes de l'univers, tandis que le drôle
i'a?ait pas à lui un seul pouce de terrain. »
Ce prisonnier broyant, hautain et tapageur était en effet Ethan
tifen (1), un des vainqueurs de Ticonderoga, héros bizarre ta'dlé en
BciCQle, boo vivant» joyeux compagnon, et qui, quoique né dans la
ALeiolood gih^^ ADea avait été fait prisonnier deinuiiMoDtréaL
62 REVUE DES DEUX MONDES.
Nouvelle-Angleterre, n*avait rien de son esprit puritain. Pendant son
séjour en Angleterre, il trouvait un sauvage plaisir à insulter ses en-
nemis, par exemple, à leur jeter à la face le nom de Ticonderoga,
qui rappelait une défaite singulièrement humiliante pour l'orgueil
anglais. Les fureurs d'Allen pouvaient s'expliquer par le ressenti-
ment qu'avaient dû causer à une nature violente les mauvais trsd-
temens de ses ennemis. Fait prisonnier, il avait dû supporter le coup
de canne qu'un certain colonel Mac-Cloud lui avait administré sur
la tète en lui promettant une bonne pendaison à Tybum. Durant la
traversée, il avait été mis aux fers à fond de cale par un tory impla-
cable, le colonel Guy Johnson. Peut-être aussi, redoutant les vio-
lences et craignant d'encourager la férocité de ses geôliers s'il se
montrait tranquille et stoïque, Allen avait-il voulu prendre les devans
et effaroucher ses ennemis. Cette tactique lui réussit d'ailleurs parfai-
tement. Ses bruyantes imprécations eurent du retentissement, et on
les fit cesser en, l'échangeant contre des prisonniers anglais.
Il y avait au château de Pendennis d'autres captifs moins illustres
et moins bruyans que le colonel Ethan Allen; c'étaient de pauvres
fermiers, des paysans yankees^ de simples marchands patriotes.
Israël voulut jeter un coup d'œil sur ces compagnons d'infortune.
Il regarda à travers une fenêtre grillée, et fut fort étonné d'entendre
ces mots tout à coup prononcés : a Est-ce vous, Potter? Au nom de
Dieu, comment ètes-vous venu ici? » Une sentinelle entendit ces
mots et arrêta immédiatement Israël. On l'amena en présence des
quarante prisonniers américains, et parmi eux il reconnut un certain
Singles, maintenant le sergent Singles, l'homme qu'il avait, à son
retour de la pèche à la baleine, trouvé marié à la jeune fille qu'il ai-
mait. Us s'étaient toujours haïs comme peuvent se haïr deux rivaux;
mais alors, courbés sous le même malheur, ils ne se souvenaient plus
du passé, et leurs âmes étaient confondues dans un même sentiment.
Israël, transformant son étonnement réel en surprise affectée, dé-
clara qu'une ressemblance singulière avait sans doute égaré le pri-
sonnier, qu'il n'était pas un rebelle yankee, mais, grâce à Dieu, un
honnête Anglais, fidèle à son roi, né dans le Kent, et servant à bord
d'un vaisseau porteur de lettres de marque actuellement dans le port
Le prisonnier parut surpris; mais les signes d'intelligence que lui fit
Israël le décidèrent à s'excuser et à se contredire. Après plusieurs
examens devant les comités militaires, notre aventurier fut laissé en
complète liberté. Le lendemain cependant le bruit se répandit que le
vaisseau de guerre, pour se recruter, allait prendre un tiers de l'é-
quipage de la lettre de marque. La résolution d'Israël fut arrêtée
immédiatement. Il ne voulait point servir les ennemis de sa patrie,
mieux valait recommencer sa vie de vagabondage et de misère. Il
s'échappa donc du navire pendant la nuit, gagna la terre à la nage,
UNE LÉGENDE DtMOGBlTIQUE AMÉRIGAIHE. 63
c( après avoir fait quelques milles à pied, il s'arrêta pour échanger
ses TMemens de marin contre des guenilles abandonnées qu'il ren-
eonn snf son chemin; puis, ayant revêtu de nouveau la robe du
Modiant, il se dirigea vers Londres avec cet instinct qui pousse vers
bflfitode te renard traqué, car les grandes foules sont précisément
k réritabte désert où 1* homme persécuté est le plos en sûreté.
A une distance de dix ou quinze milles de Londres, le pauvre
proscrit, mourant de faim et épuisé de fatigue, arriva devant une
Buolactare de briques, et s'engagea à raison de six shillings par se-
mioe. Pendant quinze mortelles semaines, Israël mena la dure exis-
taœ d'un ouvrier en briques, et à la fm, grâce à ses sueurs, se trou-
nnt muni d*un costume un peu plus convenable et possesseur de
(pdqœs gros sous, il reprit sa route pour la capitale, oCi il entra,
cooDe les rois qui viennent de Windsor, par le côté du Surrey,
Cétait un lundi matin, 6 novembre, le jour de l'anniversaire de
Gvj Fawkes. Londres était plein de bruit, de brouillard et d'odeiu*
de poudre. H devait y rester encore quarante-cinq ans sans que le
Bilbeor cessât de peser sur lui.
Ces quarante-cinq années eurent la monotonie du malheur et por-
tent la grise livrée de la misère. On peut dire pour les misérables ce
que l'on a dit des peuples heureux : ils n'ont pas d'histoire. D'abord
Israél fut assez prospère, et même rassembla assez d* argent pour
payer son passage en Amérique; mais le malheur voulut qu'étant
traité avec beaucoup de bonté dans une boulangerie où il était em-
pbf é, Q tomba amoureux de la fille de boutique. Il crut ne pouvoir
témoigner sa reconnaissance que par un mariage. Lorsque la paix fut
coodoe, ses épargnes s'étaient évanouies, et lorsque plus tard un
coDsol américain établi à Londres eût été en mesure de lui procurer
m passage gratuit, il ne put naturellement se résoudre à abandonner
a femme et son enfant.
Jusqu'alors Israël avait gagné péniblement sa vie. La conclusion
delà paux fut suivie par malheur d'un encombrement des métiers et
faoe baisse des salaires, provoqués par l'aflluence des soldats licen-
ôés. En même temps, selon une règle fort énigmatique, mais bien
coDxnie et tout à fait malthusienne, la famille d'Israël augmentait à
nesore que ses ressources diminuaient. Onze enfans lui vinrent au
Bonde dans un grenier de Moorfiels. Dieu lui fit la grâce d'en rappe-
ler dix à lui. Israël essaya de gagner sa vie en se faisant rempailleur
fcciuûses, et bientôt ce métier ne lui offrant plus de ressources,
3 fit et vendit des allumettes; mais la pente de la misère est fatale,
^si triste industrie ne lui réussissant pas encore, Israël fut réduit
« métier de chiffonnier.
I^ guerre se ralliuna, la grande guerre de 03, et de nouveau les
^'^ se mirent en marche. La concurrence étant moindre, Israël
bà A&VUB DES JMUIX tfONDSS.
put reprendre le métier de rempaiUeiir de chaises. Sa femme était
morte et l'avait laîsaé seul avec im enfant qui aidait son père dans
ses travaux. En 1817, la paix étant conclue, les soldats congédiés,
comme autant de harpies, vinrent de nouveau retrancher chaque jour
aux ouvriers des villes une bouchée de paia, et néanmoins, trait ca-
ractéristique de la nature américaine, malgré toutes ses soullranoes,
Israël ne tomba jamais à la condition de mendiant. Heureusement
pour lui, il avait un enfant qui le soutenait dans samiaëce, et qui le
berçait des rôves d*un retour à la terre natale. Par ses efforts persé-
vérons, Tenfant parvint à £aire connaître au consul américain This-
toire de son père, et le consul les fit embarquer tous deux pour Bos-
ton. C'était en Tannée 1826; juste un demi*siècle s* était écoulé depuis
le jour où Israël avait été conduit en Angleterre.
Le navire arriva à Boston le à juillet. La ville était en grande fête;
le vieillard eut en débarquant la joie de voir écrits sur une bannière
flottante, portée sur un char de triomphe, ces mots : Bunker-HiU,
177&» Gloire aux héroi qui ont combattu dans celle journée. — Il con-
templa silencieusement ce spectacle, et reprit, les larmes aux yeux,
le chemin de ses montagnes; mais son retour n'était pas un re-
tour: c'était une résurrection d'entre les morts. Personne ne le con-
naissait et n'avait entendu parler de lui. Le dernier survivant de sa
famille, suivant l'exemple de ses voisins, avait vendu ses propriétés,
et s'était retiré dans l'ouest . • oii? — On ne le savait pas précisément
Israël chercha la demeure de son père, elle avait été incendiée il y
avait longtemps. Il chercha l'emplacement sur lequel elle s'élevait,
les routes avaient été changées. Sur l'ancienne route paissaient main-
tenant de paisibles troupeaux. Enfin, en avançant, le vieillard arriva
avec son fils auprès d'un petit tas de pierres noircies par le feu et
tachetées cependant de mousses vertes. Un étranger labourait près
de là, et s'arrêta tout à coup; sa charrue avait rencontré une pierre
enfoncée dans la terre.
— Voilà vingt ans déjà que ma charrue frappe cette vieille plaque
de foyer ! Oh ! une journée étouffante, vieil ami! dit-il à IsraeL
— A qui était cette maison, l'ami? dit le fugitif, touchant de son
bâton la pierre à demi enfouie.
— Je ne sais, j'ai oublié le nom. Ils sont allés dans l'ouest, je crois.
Vous les connaissiez?
Mais le fugitif ne répondit pas; son œil était fixé sur la pierre.
— Que regardez-vous, père? dit son fils.
— Père ! Oui, ici, dit-il en montrant la place avec son bâton, ici
s'asseyait mon père, et ici ma mère, et moi, petit enfant, je courais
entre leurs jambes à cette même place où je me traîne maintenant,
nuds à l'air libre et sans un toit sur ma tête. Continuez à labourer,
rami.,.*,.»
UHE LÉGENDE DÉMOGBATIQUE AMÉRICAINE. 55
Uâenmr reoseignement qn'on ait recueilli sur Israël Potier est
ithûf iune peDsioa militaire que le vieux soldat sollicita du gouvesh
t américain, et que certains caprices de la législature lui refih
Ain^ il fut jusqu'à la fin le représentant de ces foules incoi^
et oubliées qui poursuivent leurs efforts sans en attendre le
piix^etcpii présentent par cela, même le modèle du désintéresse*
DCit Honoeiir à ces foules^ car eUe» nous donnent une grande le-
çon, très coQsolaate et pleine d'optimisme : elles nou&enseignent com-
Ikd la varta est naturelle à l'homme. Elles n'ont pas de renommée,
jmée récompense à espérer; elles doivent être forcément désintéres-
sées, et eUes le sont. Le renoncement, le sacrifice de soi-même a été
de tout temps regardé comme le dernier terme de la perfection chrè-
âame, coaune le suprême triomphe de l'homme sur ses instincts, et
cependant ce miracle s'accomplit tous les jours, et ceux qui Taccom-
pfesDt ne sont pas des grands hommes : ce sont des êtres humbles
et su» facultés hîen éminentes. C'est de la poussière de ces millions
d'êtres humains qu'est fait le sol de la patrie, ce sont leurs cendres
que nous foulons aux pieds, et quand nous contemplons avec orgueil
ks quelques monumens épars sur ce sol, et qui rappellent un fait
impérissable ou un grand homme immortel, n'oublions pas que ce
flODt ces hommes ignorés qui en ont fourni les pierres et le ciment
Or, de tous les pays du monde, aucun ne doit plus de reconnaissance
i ces foules anonymes que les États-Unis. Là le petit nombre d'in-
diridualiiés qui se sont élevées au-dessus des masses n'ont pas été
leurs généraux ou leurs souverains, elles n'ont été que leurs capo*-
nox et leurs sergens. Là ces individualités n'ont pas déterminé la
destinée des multitudes., ce sont celles-ci, au contraire, qui leur ont
enseigné leur devoir. Aussi la révolution américaine a-t-elle été re-
gaidée à juste titre comme le véritable avènement de la démocratie
sur la scène du monde.
Oui, le yrai, le seul héros de la révolution américaine, c'est la
foule; c'est à d'obscurs fermiers, à d'humbles paysans que les États*
Ijais doivent leinr kidépendance. Quoi d'étonnant si l'Amérique a
pour eux une grande reconnaissance, et si elle restitue avec em-
pressement à un simple soldat de Bunker-HiU ou de Saratoga la part
de gloire qui lui appartient dans la fondation de la. république?
Dos d'autres pays, la gloire des grands événemens revient presque
^t esaûére aux grands hommes; mais dans la révolution améri-
^e il n'en est pas ainsi, et les milliers d'Israël Potter qui combat-
^ot alors ont contribué chMun pour sa part à la victoire* C'est
^^ pensée qui se fait jour dans le récit de M. Melville. Israël Pot-
^est, nous le répétons, la personnification des vertus qui assu-
^t le triompha ^^ l'Amérique. Captif sur la terre de l'ennemi.
56 RETUE D£8 DEUX MONDES.
il bal encore l'ennemi; prisonnier, il trouve encore le moyen d'être
libre; vaincu, il déconcerte l'ennemi et a toujours le dernier mot. Si
misérable qu'il soit, Israël a confiance en lui et pour ainsi dire bonne
opinion de lui-même. Quoique prisonnier et mis aux fers, il refusera
de se croire esclave; il résistera à l'évidence de sa situation, et sou-
tiendra encore à la face de l'Angleterre qu'il est entièrement libre,
qu'il est un Yankee. Sa majesté George III ne serait pas capable de
lui imposer obéissance, et même, poussé à l'absurde comme dans
l'bistoire du vaisseau corsaii*e, l'évidence, devant laquelle tous les
hommes s'arrêtent, n'est pas capable de le désarçonner. La misère,
le besoin, qui sont le fléau des foules, ne peuvent avoir aucun em-
pire sur lui; ce n'est à ses yeux qu'un des mille détails de la vie, et
Israël ne se courbe pas plus sous la tyrannie de la fatalité que sous
la. tyrannie de l'Angleterre.
C'est là ce qui constitue en effet la démocratie véritable, c'est de
nier hautement l'existence de la tyrannie en face de la tyrannie
même et de se conduire comme si elle n'était pas. Jadis cette ma-
nière de penser et d'agir n'était connue que des grandes individuali-
tés. Tous les hommes éclairés, instruits, moralises, tous ceux en un
mot qui se sont élevés à Y individualité savent par expérience que les
plus grands malheurs et les plus grands maux n'ont pas la réalité
que leur attribuent les masses superstitieuses et ignorantes, que mal-
heur, fatalité, tyrannie, ne sont guère que des fantômes qui viennent
à certains momens hanter notre esprit et obscurcir la lumière du
jour, mais qui passent vite, et contre lesquels il existe des formules
de conjuration. Eh bien ! Israël Potter, le paysan yankee, eut en par-
tie cette connaissance; il représente, ce soldat de Bunker-Hill, le
moment de l'histoire où la foule a perdu son antique caractère, et où
les êtres qui la composent ont senti naître en eux une individualité^
où ils ont compris qu'ils existaient réellement, plus réeUement que
tous les fléaux qui ont fait peur et qui font encore peur au monde.
Ce qui distingue essentiellement l'homme libre, c'est l'absence de
crainte et la certitude qu'en lui seul sont tous les dangers. Ne rien
craindre et être toujours prêt à tout, c'est là l'essence de Yindivi-^
dualité, et l'humble prisonnier de guerre sait cela. Dès lors qu'a-t-il
besoin de récompense et de célébrité? Il peut rester obscur et ignoré,
car il existe et il a le sentiment de son existence. La grande récom-
pense de nos actions, ce n'est pas le nom que nous portons, ni la
célébrité que nous acquérons; c'est la certitude d'être quelqu'un^ c'est
l'estime que nous avons de nous-mêmes.
Ém. H0MTÉ6UT.
CARDINAL
DE MAZARIN
riB. <
I.
Mazarin avait repris le pouvoir que venaient de lui rendre les
botes de ses ennemis, et sa persévérance avait vaincu leur mobilité.
S k conscience avadt tenu dans les troubles de la fronde une très
petite place, la part de l'esprit n*y avait certainement pas été moindre
<{K dans les troubles de la ligue. Dans la rage avec laquelle les
pamphlétaires poursuivaient le cardinal, l'œil perspicace de celui-ci
croyait entrevoir quelque chose de famélique; aussi Tun de ses pre-
niers soins après sa rentrée à Paris fut-il de faire donner aux gens
ie lettres portés sur les états de pension Tavis d'envoyer leurs quit-
tances, pour être payés sur-le-champ de ce qui leur restait dû (2).
Us intéressés ne considérèrent point comme une épigramme cet
tBpressement, qu'ils prirent sans doute pour un homm<ige à leur
pwance, et depuis ce jour-là Mazarin put compter, non sur des
^vipathies, qu'il ne recherchait point, mais sur un silence qui suf-
^ i sa politique.
Coe silencieuse résignation était aussi tout ce qu'il pouvait at-
^) Vofo les lirraisons du i*^ et du 15 Juin.
% Aiibery, Butoirs du roi Louis XIV.
58 REYUE DES DEUX MONDES.
tendre de la magistrature, compromise par ses alliés, désertée par
l'opinion, et contrainte de dissimuler durant plus d'un siècle des es-
pérances si amèrement déçues. Le parlement, après une courte trans-
lation à Pontoise, avait été rappelé à Paris par le roi, et les particu-
liers composant sa cour de justice avaient été cités par devers lui,
moins une dizaine de conseillers auxquels, de son autorité souve-
raine, il avait infligé la prison ou l'exil. Ceux-ci n'avaient été frappés
d'ailleurs ni par un sentiment de vengeance, ni encore moins par
un sentiment d'appréhension. Le jeune roi, majeur désormais, et
moins émancipé par son âge que par sa victoire, avait entendu, en
atteignant au sein du parlement les hommes les plus engagés dans
les luttes précédentes, constater aux yeux des peuples l'impuissance,
et, s'il est permis de le dire, le désarmement définitif de ce grand
corps. Ce fut donc sans aucune protestation que la cour enregistra
la déclaration qui établissait en même temps et la vanité de ses pré-
tentions politiques et le dangereux triomphe obtenu par le pouvoir
absolu dans le pays le moins disposé à le supporter, en même temps
que le plus incapable de le restreindre. « Toute autorité nous appar-
tient, disait le monarque adolescent; nous la tenons de Dieu seul,
sans qu'aucune personne, de quelque condition que ce soit, puisse y
prétendre... Les fonctions de la justice, des armes et des finances
doivent toujours être distinctes et séparées. Les officiers du parle-
ment n'ont d'autre pouvoir que celui que nous avons daigné leur
conférer, pour rendre la justice à nos autres sujets. Ils n'ont pas plus
le droit d'ordonner et de prendre connaissance de ce qui n'est pas
de leur juridiction, que les officiers de nos armées et de nos finances
n'en auraient de rendre la justice ou d'établir des présidens et des
conseillers pour l'exécuter... La postérité pourra-t-elle croire que
les officiers de justice ont prétendu au gouvernement général de
notre royaume, former des conseils et percevoir les impôts, s'arroger
enfin la plénitude d'une puissance qui n'est due qu'à nous (1)1»
£n ceci la royauté avait raison sans doute contre les magistrats,
dont les prétentions administratives et politiques touchaient au
ridicule; mais ceux-ci avaient raison à leur toiu* contre le pouvoir,
lorsqu'ils trouvaient mauvais un régime qui plaçait vingt-quatre
millions d'hommes à la merci d'un étranger, en attendant que le
progrès, plus rapide encore dans le mal que dans le bien, substituât
l'omnipotence des maîtresses à celle des premiers ministres, et le
gouvernement de M™' de Pompadour à celui du cardinal Mazarin.
Quoi qu'il en soit, à partir de ce jour, le parlement disparut de la
scène. Si les souvenirs de son ancienne puissance venaient parfois
(1) Lettres patentes adressées au parlement de Pantoise.
LE GARBINAL DE HAZABIN. 60
réflwrwr encore, cette émotion n'était que le dernier souffle (Tune
tHBpf»déjà lointaine. Lorsque le nouveau surintendant Fouquet
ewréiuné la vérification de ses édits, et que cette compagnie eut
élWpottrla dernière fois sous ce long règne la prétention de les
(fermer, on sait dans quel appareil Louis XIV accourut à Vincennes
pwr lui intimer Tordre de les enregistrer sans délai et sans examen.
Cw'étiit devenu tellement naturel en 1665, que les contemporains
itûiomeni probablement témoigné nul étonnement, sans l'étrange
OBteme et les paroles très inattendues par lesquelles un prince de
dirsept ans révélait au monde étonné sa personnalité royale.
Le parti des princes disparut plus complètement encore d'im
tUitreque la royauté allait désormais occuper seule. La facilité que
leacoBtra Mazarin pour réduire ses adversaires constata d'une ma-
■ht à là fois péremptoire et déplorable l'inaptitude politique de
r«istDcratie française. Afin de triompher des dernières résistances
e*«ena€9 par le prince de Gondé dans les provinces méridionales,
IttiriD employa simultanément les négociations et les armes, le
iw»er moyen lui réussissant d'ailleurs beaucoup trop bien pour
fa'Oeûtàfaire un emploi sérieux du second.
btre les personnages qui avaient si vainement troublé l'état, un
ftolne fat point admis à profiter de la politique dont le cardinal avait
eœpnmté les secrets à Henri IV victorieux et aux registres de Sully,
ctojétfen acquitter les frais : le cardinal de Retz, arrêté au Palais-
hjal, comme l'avait été M. le Prince, le remplaça à Vincennes.
hnféfé, quinze mois après, au château de Nantes, on sait qu'il en
«lïtit ta risque de sa vie, et qu'il atteignit après mille périls cette
fcme, étemelle patrie des proscrits, où il usa contre son heureux ri-
^ dans des intrigues sans portée, la stérile activité que lui avait
Itpvtie la nature. Homme étrange, qui, en maximant avec art les
pratiques d'une vie toute de hasard, rencontra la gloire littéraire,
tart il était peu touché, au lieu de la renommée politique qu'il avait
pOBRiûvie avec passion ! Vindicative et hardie, Anne d'Autriche haïs-
BÎiGoDdisans le craindre; Mazarin au contraire le craignait sans le
k*, car ces deux hommes avaient constamment entretenu des re-
l>fcw secrètes au plus fort de leurs luttes. Le ministre jugea qu'a-
iMila lentrée de la cour à Paris, le coadjuteur était désormais le
*ri personnage qui pût l'inquiéter par son influence sur le clergé et
*k peuple, sur certains salons et sur quelques jeunes magistrats
'^CBqoétes que le découragement général n'avait pas encore at-
^ Les autres ne pouvaient en effet le préoccuper en aucune fa-
f*i car à peine valaient-ils l'argent qu'il dépensait pour les acheter.
^ duc d'Orléans acheva à Bloîs, dans la retraite, une existence
f^ n'avait été qu'un long enchaînement de déceptions pour les au-
60 BETUE DES DEUX MONDES.
très comme pour lui-même. Le célibat fut la seule peine infligée à
M"* de MoDtpensier; la vieillesse ne tarda pas à venger le cardinal
de M*"** de iMontbazon, de Cbâtillon et de Chevreuse; déchu de sa
royauté des halles et de sa popularité de carrefour, M. de Beaufort
ne fut plus qu'un homme grossier, qui mourut transpercé par les
épigrammes de Saint-Évremond. Si le prince de Conti ne fit pas une
fin plus héroïque, il tira du moins un meilleur parti de sa position,
et en sollicitant, après quatre années d'hostilités, la main et la dot
de l'une des nièces du cardinal, l'ancien généralissime des Parisiens
donna la mesure de l'esprit de la fronde et de la dignité personnelle
de ses auteurs. A l'exemple de son second frère. M"** de Longueville
s'accommoda avec la cour, puis, chose plus difficile, avec son époux»
Cette princesse s'était jetée dans les troubles a par la croyance qu'elle
passerait pour en avoir beaucoup plus d'esprit, qualité qui faisait sa
passion dominante (1), » selon le témoignage d'une femme qui fut
injuste peut-être envers elle, mais qui certainement la connaissait
bien; elle en sortit avec une réputation flétrie, et comme noyée dans
un océan de tristesse où son âme se retrempa pour la véritable
grandeur. A l'exemple des ducs de Bouillon, de Bohan, d'Elbeuf et
de tous les acteurs de cette pièce, La Rochefoucauld ne tarda pas
à traiter de son côté avec le ministre, dont il était plus profitable
d'avoir été l'adversaire que le serviteur. Entré dans la guerre civile
par amour, comme il l'affirme, ou par calcul, comme l'ont prétendu
des contemporains, il en sortit désabusé de tout, et se préparant
à condenser les déceptions de sa vie dans des sentences, médaille3
impérissables d'une époque dont l'étude décourageait de la liberté,
de la vertu et presque de l'honneur.
Dans cette cohue de femmes galantes et de vulgaires ambitieux,
un seul homme s'était donc rencontré en face de Mazarin, et celui-là
demeura longtemps encore debout et le front haut sur la scène où
venaient de se succéder tant d'intrigues et tant de travestissemens.
Si Condé ne fut pas un grand esprit politique, il eut du moins l'âme
assez forte pour aller aux extrémités de ses haines. Durant six cam-
pagnes, il prêta à l'ennemi de son pays et de sa race le double con-
cours de son nom et de son épée : trahison consommée toutefois avec
tant de hauteur et une sérénité de conscience tellement inexplicable
qu'elle ne pénètre pas moins d'étonnement que de tristesse, et qu'elle
provoque l'esprit aux plus sérieuses méditations. D'une part, en ef-
fet, on voit Condé, descendu au rang de simple général espagnol Qt
condamné à mort par un arrêt solennel du parlement (2) , a porter
(t) Mémoires de la duchesse de Nemoui'S. Od sait que cette princesse, issue d'un pre-
mier mariage de son père, était belle-fille de la duchesse de Longueville.
(i) Le 27 mars 1653, le parlement de Paris arait déclaré le prince de Condé « con-
UB CARDINAL DE MAZARIZI. 6i
âloKD les avantages de la première maison de l'univers qu* il con-
sent i peine à traiter avec l'archiduc, quoique frère et fils de tant
d'empereurs, et que la maison de France garde son rang sur celle
(Tiotriche jusque dans Bruxelles (1) ; » de Tautre, ce sont la plupart
desrégiinens appartenant à sa maison, et dont refTectif, d'environ
dii mille hommes, comprenait la meilleure noblesse du royaume,
qui passent sans hésiter les frontières de la patrie et qui s'engagent
dans une longue guerre contre la France pour ne point abandonner
lepriDce auquel ils se considèrent comme liés par les devoirs de la
fidélité militaire. Comment ne pas conclure d'une désertion aussi
éclatante, provoquée par le prince le plus illustre de son temps, qu'à
cette époque les traditions féodales survivaient, dans les rangs de la
noblesse rollilaire, aux institutions abolies, et qu'après les grands
coups portes par Richelieu la victoire de Mazarin était encore né-
cessaire pour constituer enfin la nationalité française dans une unité
sacrée pour toutes les consciences?
Depuis le rétablissement de l'autorité monarchique jusqu'à l'ou-
verture des négociations des Pyrénées, un grand spectacle fut donné
aux hommes de guerre de tous les siècles. On vit s'engager cette ad-
mirable lutte entre Turenne et Condé dans laquelle la prudence triom-
pha presque toujours d'une impétuosité contrariée par la lenteur es-
pagnole. La France reconquit une portion notable des places qu'elle
avait perdues, soit parla complicité de l'insurrection avec l'étranger,
soit par l'impuissance militaire qui en avait été la suite. Dans cet
intervalle de six années, Mazarin gouverna avec la toute-puissance
d'un vbir d'Orient. Toujours maître des affections d'Anne d'Autriche,
encore qu*au dire de témoins oculaires il affichât pour elle, depuis
son retour en France, une indifférence qu'on pouvait qualifier d'in-
gratitude (2), il continuait à la dominer par l'irrésistible ascendant
que l'habitude ajoute à la tendresse. Surintendant de Féducation du
roi, il exerçait également sur celui-ci une autorité sans bornes, et la
Tainca des crimes de lèse-majesté et félonie; comme tel^ déchu du nom de Bourbon et
condamné à recevoir la mort en la forme qu'il plairait au roi. »
(1) Bossuet, Oraison funèbr9 du prince de Condé.
(S) « Le ministre triompha de tous ses ennemis, et il eût été le plus glorieux homme
du monde s'il se fût contenté d'abattre ceux qui lui avaient résisté et de jouir paisible-'
ment de l'excèf de grandeur où la fortune l'avait portée sans vouloir détruire la puis-
sioce légitime de celle qui Tavait soutenue si hautemeut, comme il fit sitôt qu'U se vit
r«taMi dans sa preoiière place, car il réunit t^ut d'un coup eu sa personne l'autorité de
la mère et du fils, et se rendit le tyran de leur volonté plutôt que le maître. 11 devint la
seule idole des courtisans^ il ne voulut plus que personne s'adressât à d'autres qu'à loi
pour demander des grâces, et il s'appliqua avec soin à éloigner d'aupiès du roi tous
ceux qui j avaient été mis par la reine sa mère. » (Mémoires de M"** de Motte ville,
année 1657.)
62 REYUE DES DEUX MONDES.
déférence constante du jeune monarque fut le résultat spontané d'un
respect tempéré par l'affection pour Thomme qui l'avait tenu sur les
fonts de baptême (1). Il ne tenta jamais de se soustraire à l'influence
du cardinal, quoique celui-ci n'achetât cet ascendant par aucune fai-
blesse, peut-être même, pourrait-on dire, par aucune complaisance.
L'éducation donnée à Louis XIV fut sévère presque jusqu'à la du-
reté. En face de son ministre et de sa mère, le prince le plus fier et
l6 plus ardent de son siècle se maintint toujours dans les voies de la
modestie, pour ne pas dire de la timidité. Màzarin était tellement
assuré de la filiale soumission de son maître, qu'il ne songea jamsds
à le ménager dans ses faiblesses, et il arriva, chose étrange, que ce-
lui-ci fut peut-être le seul homme de son royaume pour lequel le car-
dinal ne se montra ni empressé ni facile.
Ce fut en apprenant à obéir que Louis XIV apprit à commander. La
direction donnée à son éducation par le cardinal fut généralement par-
lant irréprochable, quoi qu'en aient pu dire les valets de chambre con-
gédiés, encore que cette éducation ait été trop négligée sous le rapport
des études classiques. Mazarin aimait peu les lettres, le marquis de
Vîlleroy les aimait moins encore; mais toute la correspondance du car-
dinal, qu'elle soit datée de Brtihl, lieu de son exil, ou écrite durant
les longues conférences des Pyrénées, constate combien il se préoc-
cupait du soin de former l'esprit du roi aux affaires, et témoigne de
ses constans efforts pour lui en inspirer Fintelligence et le goût (2).
Dans vingt lettres adressées au roi pour lui exposer les phases quo-
tidiennes de ces négociations laborieuses, Mazarin insiste pour le
préparer à diriger lui-même un jour les affaires de son état, sans
l'intermédiaire d'un premier ministre. L'entretien fameux qui, après
la mort du cardinal, étonna si fort les secrétaires d'état réunis pour
la première fois en conseil, et la résolution exprimée par le jeune roi
de gouverner désormais par lui-même, furent une suprôme inspira-
tion du cardinal à laquelle il avait depuis longtemps préparé son royal
élève, soit qu'il considérât comme utile d'ajouter à la force de la
royauté le prestige de l'action personnelle du prince, soit qu'il vou-
lût par-delà la tombe écarter tout successeur. Le ministre enten-
dait laisser au roi MM. Letellier, de Lyonne, Fouquet et Colbert
comme des instrumens utiles, et qu'il avait façonnés lui-même, mais
îl n'admettait pas qu'aucun d'entre eux fût jamais en mesure de le
remplacer. Le gouvernement direct par le roi était son vœu mani-
(1) Le 21 ayril 1643^ le cardinal Mazarin avait tenn la place du pape au baptême du
jenne dauphin.
(î) Lettres du cardinal Mazarin pour la paix des Pyrénées, 2 vol. in-lî, Amster-
dam 1745.
LE CARDINAL DE MAZARIN. 63
feste, et Hazarin dut mourir dans la ferme persuasion qu'il y avait
disposé Louis XTV.
En témoignage de ses efforts constans pour préparer le jeune
prioce à prendre la direction personnelle des affaires, on pourrait
cterpresque toutes les lettres de Mazarin. Je me borne à quelques
l|^ extraites de celle qui ouvre sa correspondance avec le roi. «Je
TOUS dirai sans exagération que j'ai lu votre lettre avec une extrême
joie, car elle est fort bien écrite, et vous vous engagez d'une telle
manière à vouloir vous appliquer aux affaires, et vous n'oubliez rien
de ce que vous croyez nécessaire pour devenir un grand roi. Vous
jugez aisément combien cela me touche, puisque vous savez en quels
termes j'ai pris la liberté de vous parler si souvent là-dessus. Je
TOUS réplique de nouveau qu'il ne dépendra que de vous seul d'être
kplas glorieux roi qui ait jamais été, Dieu vous ayant donné toutes
k qualités pour cela, et n'étant à présent besoin d'autre chose que
de les mettre en usage, ce que vous ferez avec facilité et toujours de
iHen en mieux, acquérant par l'application aux affaires la connais-
sance et rexpérience qui vous est nécessaire. J'ai tâché de vous bien
servir, au moins j'y ai employé mes petits talens, et il a plu à Dieu
de bénir ma conduite par la bonté qu'il a pour votre personne sa-
crée et poiur le royaume qu'il vous a soumis. Si une fois vous pre-
Kzle gouvernail, vous ferez plus en un jour qu'un plus habile que
moi en six mois; car est d'un autre poids et fait un autre éclat et
impression ce qu'un roi fait de droit fil, que ce que fait un ministre,
quelque autorisé qu'il puisse être. Je serai le plus heureux des
hommes si je vous vois, comme je n'en doute pas, exécuter la réso-
htion que vous avez prise, et je mourrai très satisfait et content à
finstant que je vous verrai en état de gouverner de vous-même, ne
TOUS servant de vos ministres que pour entendre leurs avis, en pro-
fiter de la manière qu'il vous plaira, et leur donner après les ordres
sur ce qu'ils auront à faire (1) . »
La lecture de cette correspondance suffit pour démontrer ce qu'il
jade mal fondé dans l'opinion trop généralement entretenue sur
fignorance politique où ce ministre se serait efforcé de maintenir
Louis XIV. Le peu de goût que le jeune monarque témoigne quelque-
fois pour les affaires y devient l'occasion de reproches journaliers;
les obstacles qu'il menace de créer par sa conduite et par sa fai-
Uesse aux négociations importantes ouvertes pour son mariage et
jour le rétablissement de la paix générale provoquent chaque jour
fc plaintes bien plus amères encore, et le ministre les exprime avec
loe telle radesse de langage, qu'elle a fait de nos jours soupçonner la
(1} U caidinal llaxarin au toL De Notie-Dame-de-Cléry^ t9 juin 1669.
6A REVUE DES DEUX MONDES.
vérité de ces lettres, quoique Tauthenticité en soit démontrée jus-
qu'à la dernière évidence.
Ceci nous conduit au dramatique incident qui, aux dernières an-
nées de la vie de Mazarin, vint mettre les devoirs de l'homme d*état
en opposition avec les intérêts du chef de famille, en soumettant le
cardinal à une épreuve qu'il sut traverser avec la plus honorable
fermeté. Les relations journalières qu'entretenait le monarque avec
les nièces du premier ministre avaient eu des conséquences impré-
vues pour la sollicitude paternelle de celui-ci. Après un goût passa-
ger pour Olympe Mancini, mariée depuis à un prince de Savoie, et
qui fut la mère du prince Eugène, le roi s'était épris pour sa sœur
cadette d'une passion d'autant plus sérieuse qu'elle était alors naïve
et pure comme sa vie. Douée d'une beauté médiocre, mais pourvue
d'un esprit entreprenant et résolu, Marie Mancini cultiva avec un
art profond une tendresse à laquelle les promesses de l'astrologie
judiciaire avaient rattaché l'espérance d'une couronne. Anne d'Au-
triche et Mazarin ne virent d'abord qu'une distraction sans péril
dans cet attachement dont ils n'avaient pas soupçonné le caractère;
mais lorsqu'il fut question du mariage du roi avec l'infante d'Es-
pagne, et que cette union fut devenue la condition fondamentale de
la paix, dont les préliminaires venaient d'être arrêtés entre le car-
dinal et les ministres espagnols, quand Louis XIV fut dans le cas de
s'acheminer lui-même vers la frontière pour se préparer à cette
alliance, on se trouva placé dans la situation la plus embarrassante.
Les détails de la vie intime du Palais-Royal devinrent l'entretien de
toutes les cours étrangères, les amis du prince de Condé ne man-
quèrent pas de les transmettre avec force commentaires à Bruxelles
et à Madrid, pendant que le roi, venant en aide à la malveillance par
le redoublement de tendresse qu'il témoignait à Marie Mancini, lais-
sait soupçonner des engagemens qui, si extravagans qu'ils pussent
être, n'étaient pas moins à redouter de la part d'un prince auquel il
était donné de mettre sa toute-puissance au ser\'ice de son amour.
Mazarin comprit le péril et prit la résolution d'éloigner sa nièce.
Marie partit pour La Rochelle, à peu près brouillée avec son oncle,
et n'ayant au sein de sa famille que sa sœur Hortense pour appro-
i^rice et pour confidente. Cet éloignement provoqua chez le roi
un désespoir dont l'explosion publique présenta bientôt, pour les
grands intérêts alors débattus entre le cardinal Mazarin et don Louis
de Haro, des inconvéniens plus graves encore. Cédant à cette con-
sidération et aux prières d'un roi de vingt et un ans, qui suppliait
lorsqu'il pouvait lui prendre la tentation d'ordonner, la reine sa
mère consentit à ce que les deux amans se revissent un seul jour
dans la ville de Saint-Jean-d'Angély, où le roi passa en se diri-
LE GABDINAL DE MAZARIN. 66
put sur Bordeaux. L'eflTet de cette rencontre fut, comme il aurait
étéutirdde le prévoir, de resserrer des liens que l'absence seule
poDfiit rompre. A cette époque, Mazarin était déjà parti pour les
fiïàiées, et ce fut à Saint-Jean-de-Luz qu'il apprit avec une vive
iDiiété et la déplorable condescendance de la reine et les consé-
focesqu'elle avait provoquées. Engagé depuis plusieurs mois dans
WBégociation sur laquelle l'univers avait les yeux, il se pouvait
wirciposèaa reproche d'avoir indignement joué la cour d'Espagne,
iiec laquelle il aurait traité du mariage de son maître en entrete-
Mt dans son cœur la pensée d'une infâme et égoïste trahison. Les
kttresqa'il recevait chaque jour de la reine, de iM"* de Venel, gou-
îeniante de ses nièces, du secrétaire d'état Letellier et de ses agens
m dehors, et qui toutes portaient le témoignage de la passion du
rai et de la pid>licité que celle-ci avait acquise, plongeaient le mi-
nistre dans des tristesses qui plus d'une fois touchèrent au déses-
poir, n n'est guère de page de sa volumineuse correspondance qui
K retrace la saisissante peinture de ces douloureuses ]>erplexités.
( Les lettres de Paris et de Flandre et d'autres endroits disent que
fWB a'étes pas connaissable depuis mon départ, que vous êtes en
des engagemens qui vous empêcheront de donner la paix à la chré-
tienté et de rendre vos sujets et vos états heureux par le mariage,
et que si, pour éviter un si grand préjudice, vous passez outre à le
lairê, la personne que vous épouseriez sera très malheureuse, sans
itre coupable. On dit que vous êtes toujours enfermé à écrire à la
ffrsoMe, et que vous passez plus de temps à cela que vous ne fai-
siez à lui parler quand elle était à la cour; on ajoute que j'en suis
d'accord, et que je m'entends en secret avec vous, vous poussant
ices choses pour satisfaire mon ambition et pour empêcher la paix.
Od dit que vous êtes brouillé avec la reine, et ceux qui en écrivent
ea termes plus doux disent que vous évitez, autant que vous pouvez,
fc la voir. J'apprends aussi, par les avis que j'ai de La Rochelle, que
TOUS n'oubliez rien pour engager tous les jours ]£l personne de plus
toplus, l'assurant que vos intentions sont de faire des choses pour
cfle<ioe vous savez qui ne se doivent pas, et qu'aucun homme de
votre état ne pourrait en être d'avis, et enfin qui sont par plusieurs
nisoDs entièrement impossibles.
« Pldt à Dieu que, sans contester votre réputation, vous pussiez
^«tt ouvrir de vos pensées à d'autres; car par ce qui vous serait dit
*N8 le premier jusqu'au dernier de votre royaume, vous seriez
•désespoir de les avoir eues, et je ne me verrais pas dans le plus
t'^ibkéUi où j'aie jamais été, étant accablé de douleur, ne pou-
^ iormir un seul moment et en un mot ne sachant ce que je
^ ce qui est & ^^^^^ ^^^ P^^^^ 4^^* quand je voudrais passer sur
66 RETUS DES DEUX MORDES.
toutes sortes de considérations pour vous servir. Je n'aurais pas !'»•
prit pour le faire en Tassiette qu*il est avec sujet, ni pour vous ren-
dre ui) aussi bon compte de vos aflaires, comme j*ai fait jusqu'à
présent. C'est pourquoi je vous dis hardiment qu*il n'est plus temps
d'hésiter, et quoique vous soyez le maître, en certain sens, de faite
ce que bon vous semble, néantmoins vous devez compte à Dieu de
vos actions pour faiœ votre salut, et au monde pour le soutîeo de
votre réputation; car quelque chose que vous fassiez, il en jugera»
selon que vous lui en donnerez occasion (l). )>
(( Je commencerai par vous dire, sur le point de votre lettre dtt
treizième, qui regarde les bons senti mens que la personne a pour
moi, et toutes les autres choses qu'il vous a plu me mander à mm
avantage, que je ne suis pas surpris de la manière dont vous m'fQ
parlez, puisque c'est la passion que vous avez poiu* elle qui vouf
empêche de connaître ce qui en est, et je vous réponds que sans cette
passion vous tomberiez d'accord que cette personne n'a nulle amidé
pour moi, qu'elle a au contraire beaucoup d'aversion, parce que j/à
ne la flatte pas dans ses folies, qu'elle a une ambition démesurée,
un esprit de travers et emporté, un mépris pour tout le monde,
nulle retenue dans sa conduite, qu'elle est plus folle qu'elle n'a
jamais été depuis qu'elle a eu l'honneur de vous voir à Saint-Jeaa*
d'Angély, et qu'au lieu de recevoir de vos lettres deux fois jmf
semaine, elle en reçoit à présent tous les jours. Vous verriez enfi^
qu'elle a mille défauts et pas une qualité. Vous témoignez en votrqj
lettre de croire que l'opinion que j'ai d'elle procède des mauvai^
oflBces qu'on lui rend; est-il possible que vous soyez persuadé que
je sois habile et pénétrant dans les grandes aflaires, et que je ne voie
goutte dans celles de ma famille?... Si je suis si malheureux qœ la
passion que vous avez vous empêche de connaître la vérité, il ne me
restera plus qu'à exécuter le dessein que je vous écrivis déjà de
Cadillac et à quitter la France; car enfln il n'y a puissance qui me
puisse ôter la libœ disposition que Dieu et les lois me donnent sur
ma famille, outre que mon honneur, — Jésus-Christ, qui est le
modèle de l'humilité, disait qu'il ne donnerait son honneur à per*
sonne, honorem meum nemini dabo (2), — m'oblige à ne pas différer
davantage à faire ce qu'il faut pour sa conservation... 11 est tempa
de vous résoudre et de déclarer votre volonté, sans aucun déguise-
ment; car il vaut mieux tout rompre et continuer la guerre, sans se
mettre en peine des misères de la chrétienté, que d'eflectuer ce
(1) Le cardinal Mazarin au roi. Lettre de Cadillac, 16 juillet 1659.
(S) N*en déplaise an caidical, Jésns-Christ n'a jamais rien dit de pareil, et ceci eii
sans doute une paraphrase plus que libre d'un texte d'Isale : Gtoriam meam allai nm
éabo. 48, 11.
I£ CABDINAL DE MAZÂRIN. 67
miage, s'il n'a à produire que votre malheur et ensuite nécesssd-
mnt celui de ce royaume. Pour moi, je vous proteste au surplus
^rin n'est capable de m'empêcher de mourir de déplaisir, si je
leequ'one personne qui m'appartient de si près vous cause plus
^préjudice en ce moment que je ne vous ai rendu de services à
loosetà votre état du premier jour que j'ai commencé à vous ser-
On sait que Louis XIV ne tarda pas à comprendre tous les devoirs
^i loi étaient rappelés avec tant de fermeté, et que la jeu ne infante
lirie-Thérèse fit d'ailleurs sur lui une vive et douce impression.
Miric Mancîni ne laissa pas même une trace dans ce cœur qu'al-
hieni transformer les séductions de la toute-puissance. Quoi qu'il
enaoït, Mazarin remplit sa tâche jusqu'au bout avec une persévé-
rance demeurée rhonneur de sa vie. Sans prétendre en rien dimi-
nuer cette gloire, il est juste toutefois de remarquer qu'une autre
conduite aurait été moralement impossible dans les circonstances
où venait de se dérouler ce petit drame. Le mariage de l'infante,
désiré avec passion depuis plusieurs années par Anne d'Autriche et
IhzarÎQ, était la base même du traité auquel ce ministre, enfin lassé
tf une guerre qui lui avait été depuis quinze ans moins utile que nui-
«blc, attachait alors l'éclat de son nom et le repos de ses derniers
jours. M- de Lyonne, secrètement envoyé à Madrid deux ans aupara-
not, en avait fait l'ouverture au nom du cardinal, et celui-ci venait
d'engager solennellement sa parole à Lyon, à don Antonio Pimentel,
feou dans cette ville pour offrir enfin la paix et la main de l'infante.
lazarin avait fait plus : il venait de rompre loi-même une promesse.
4e mariage donnée à la princesse Marguerite de Savoie, en arguant,
pour adoucir la rudesse d'un tel procédé, de Fintérét sacré de la
chrétienté. Oser dans une pareille situation donner les mains à une
faiblesse qui aurait servi ses intérêts aux dépens de son honneur et
probablement de sa sécurité, se poser en face de la France et de
FEarope comme Fobstacle persormel à la conclusion de la paix,
iosolter à la fois une petite-fille de Henri IV et une petite-fille de
Cbarles-Quint pour faire monter la seule de ses nièces qu'il n'aimât
point sur un trône au pied duquel se seraient agitées toutes les fac-
fions, c'eût été là un crime et une faute, et lors méaie que Mazarin
manquait d*élévation, il ne manquait jamais de sagacité.
Hais si clairement que parlassent ses intérêts et ses devoirs, on
peut bien croire cependant qu'il dut en coûter beaucoup au cardinal
pour repousser une perspective qui aurait élevé sa famille à des hau-
teurs inespérées. Grandir et enrichir celle-ci, créer aux siens, par
f(L) Lettre an roi. De Saint-ieaii-de-Lia^ il aoit 1659.
68 REYUE DES DEUX MONDES.
raccumulation des honneurs et de la fortune, des situations quasi
royales, telle fut durant les dernières années de Mazarin la constante
préoccupation de sa pensée^ le principal souci de sa vie. Si au début
de sa carrière il avait eu le bon esprit de subordonner ses intérêts
d'argent à ses intérêts politiques, il se dédommagea amplement de
ce retard sitôt quMl n'eut plus à s'inquiéter de ses ennemis. Depuis
son retour au pouvoir jusqu'à la mort, il consacra tous ses soins à
l'agrandissement de sa fortune; ne rencontrant point d'obstacles
dans les institutions et se croyant autorisé par l'exemple de ses pré-
décesseurs, il l'eut en quelques années élevée à un chiffre presque
fabuleux. Cent millions de notre monnaie, des palais, des bibliothè-
ques, des tableaux, des statues, des diamans d'un prix inestimable,
vingt-trois abbayes dont le roi le laissa souverainement disposer^ un
inventaire à effrayer l'imagination, tel fut le résultat d'une adminis-
tration de huit années.
En offrant au roi, par une disposition qu'il savait être dérisoire»
cet amas de richesses qu'aucun sujet n'avait encore possédées,
Mazarin crut-il en purifier la source? alla-t-il même jusqu'à pen-
ser qu'une telle consécration fût nécessaire pour le repos de sa con-
science? On peut en douter, si l'on tient compte des habitudes qui
dominaient au sein de la haute administration dans ces temps où
le contrôle de l'opinion publique ne s'exerçait ni par les lois ni
par aucune sorte de publicité. C'est l'honneur de nos mœurs nou-
velles d'avoir rendu dans les matières d'état et l'honnêteté plus
stricte et l'opinion plus exigeante. En recevant un intérêt dans le
produit de toutes les fermes et de tous les monopoles, en prenant
ouvertement une part dans tous les marchés, en confondant enfin ses
finances avec celles du royaume, à ce point que le roi, pour ses be-
soins personnels, s'adressait plus souvent au cardinal qu'au surin-
tendant, Mazarin agissait comme l'avaient fait presque toujours les
premiers ministres, et l'on peut croire que M. Colbert, son agent,
ne pensait point voler le public en enrichissant son maître. Le mons-
trueux accroissement de la fortune du cardinal compromit gravement
sans doute la réputation de Mazarin, mais ce fut sous le rappoi*t de
l'avarice plus que sous celui de la probité, et durant sa vie l'homme
d'état, que nous flétririons aujourd'hui comme concussionnaire, ne
s'entendit guère reprocher que son avidité.
En accumulant tant de trésors, Mazarin ne recherchait pas, on
peut le croire, des jouissances raffmées pour la précoce vieillesse dont
il sentait déjà les atteintes. Son but était d'assurer des établissemen»
princiers aux belles jeunes filles qui formaient comme la couronne
de ses cheveux blancs. Des deux nièces que lui avait conduites çn
France la signora Martinozzi, sa sœur aînée, l'une eut l'honneur
L£ CARDI^iAL DE MAZARIN. 09
datrer dans la famille royale, et de sceller, par son mariage avec
Uprioce de Conti, V humiliatioD de la fronde; l'autre fut admise dans
Uplas grande maison souveraine d'Italie, en épousant Alphonse
dLie, héritier du duché de Modëne. Les cinq filles de la signora
Haflcini ne furent pas moins recherchées et moins grandement pour-
roes. Laura, la première de ses nièces établie par Mazarin, avait
été demandée, au plus fort de la guerre civile, par le duc de Mer-
cœur, de la maison de Vendôme; le ministre avait fait revivre pour
Flaire, en faveur du prince de Savoie, son époux, le titre éteint de la
branche royale de Soissons; mariée au connétable Colonne, îlarie
laoûoi alla, dans les grandeurs de Rome, écouler tristement une vie
empoisonnée par les rêves de sa jeunesse; une autre sœur épousa
le duc de Bouillon après la mort du cardinal, llortense enfin, la
plus belle personne de son temps, vainement recherchée par le roi
Charles 11 durant l'incertitude de sa fortune, fut destinée à perpé-
tuer le nom du ministre en unissant son titre ducal à celui du duc de
La Meilleraye, que Mazarin voulut faire l'héritier principal de ses
grands biens, les plaçant ainsi, par un honorable sentiment de re-
cooDaissance, dans la famille du cardinal de Richelieu.
De ses trois neveux, l'un était mort bravement à la bataille du fau-
bourg Saint-Antoine; l'autre, encore enfant, avait péri victime de la
cruelle imprudence de ses condisciples; à celui qui survivait il laissa
un legs considérable avec un établissement princier en Italie et le
titre de duc de Nivernais créé pour lui. Il n'y eut pas jusqu'au frère
de Mazarin, pauvre moine oublié au fond d'un cloître d'Italie, qui,
sous le couvert de ce nom devant lequel s'abaissaient toutes les bar-
rières, n'arrivât en France pour y devenir archevêque d'Aix et bien-
tôt après cardinal.
Le triomphe de Mazarin sur les deux factions qui lui disputèrent
le pouvoir eut sans doute les plus importantes conséquences par la
consolidation de la puissance monarchique; mais on reste dans les
termes de la plus stricte vérité en maintenant que l'administration
intérieure de ce ministre durant les dernières années de sa vie se
réduisit à peu près à l'exploitation du royaume au profit de sa fa-
mille. A quels résultats pratiques aboutit entre ses mains, dans la
seconde période de sa carrière, le pouvoir le moins partagé et le
moins disputé qui ait jamais été conféré au premier ministre d'iino
grande monarchie? Quels jalons le cardinal a-t-il plantés sur cette
route où il marcha neuf années sans qu'il s'élevât sur ses pas aucun
obstacle? 11 ne s'occupait ni des finances, que Fouqiiet livrait de
compte à demi à l'avidité des traitans, ni de la législation générale,
dont il comptait bien ne plus entendre parler depuis qu'il avait fait
taire messieurs du parlement; ce ministre ne parut pas soupçonner
70 REVUE DES DEUX MONDES.
que la France eût à se créer une marine, à élever son commerce,
à rétablir son agriculture, à fonder des colonies, à développer son
génie dans les sciences et dans les lettres (1), à cultiver enfin tant
d'intérêts vitaux pour Tintelligence et pour la grandeur nationales,
auxquels son prédécesseur n'avait pas consacré moins de soins qu*aiix
plus délicates transactions diplomatiques.
Cette partie du gouvernement de Mazarîn fut, à bien dire, sté-
rile; il semblait n'en pas même soupçonner l'existence. Exclusi-
vement préoccupé des négociations avec les cabinets étrangers et
plus encore des négociations ouvertes avec ses adversaires person-
nels, il n*avait de temps à donner ni aux réformes législatives qui
servent les intérêts, ni aux réformes administratives qui développent
la richesse. Distribuer des faveurs, des abbayes et des pensions, tel
fut le souci principal de l'homme qui tenait sa mission pour accom-
plie depuis qu'il avait triomphé. C'est à peine si l'on trouve durant
ces années calmes et vides quelques traces de l'initiative du mi-
nistre. Celle-ci n'apparaît avec quelque vivacité que dans sa persé-
vérance à provoquer l'exécution de la bulle pontificale rendue contre
les cinq propositions de Janséuius. Mazarin fit contre les jansénistes
des efforts presque passionnés, qui contrastent avec ses choix épis-
copaux trop souvent cyniques, et surtout avec ses antipathies bien
connues contre la cour romaine. Toutefois il était en ceci très consé-
quent avec lui-même, car l'une de ses appréhensions les plus vives
était de voir un jour l'opposition politique renaître sous le couvert
de l'opposition religieuse.
II.
Des discussions délicates avec les Suisses et les Hollandais, une
négociation beaucoup plus importante avec Cromwell, remplirent les
années dont je viens de signaler la stérilité sous le rapport adminis-
tratif, et Mazarin déploya, comme il le faisait toujours en pareille
matière, les éminentes qualités de son esprit. Les Suisses menaçaient
de ne pas renouveler leurs capitulations, car on leur devait des
sommes considérables que le trésor épuisé était dans l'impossibilité
de leur payer, et Ton disait déjà : Point d'argent, point de Suisses.
« Le cardinal, dit un de ses négociateurs, aurait bien voulu les sa-
tisfaire, mais sans argent, car il regardait les trésors du roi comme
lui appartenant, et il ne pouvait se résoudre à les dépenser, quelque
(1) 11 ne faudrait point opposer à ce jugement la création du collège d^s Quatre-Na-
tions et le don de la bibliothèque Mazariue^ que le caidinal n'opéra que par disposiUons
testamentaires.
I£ CAmOniAL DE MAZABM. 71
motage qu'U en pût relî rer (1 ) . » Quoi qu'il en soit, secondé par les
«pédieos du surintendant Fouquet, Mazarin satisfit nos vieux al-
iklïsè résolut aussi , après des débats qui faillirent provoquer une
roptore avec les états-générani, à payer aux Hollandais la rançon
Sm quantité considérable de bâtimens marchands capturés par
soscroiseurs, que la roalveillance prétendait être commandités par
les fonds mêmes du ministre. Enfin Mazarin reprit avec le rude
soldat qui venait de faire tomber la tète du gendre de notre
Heori IV une négociation qui antérieurement avait été de sa part
fobjct de tentatives réitérées, mais infructueuses. Depuis la pro-
damadon de la république d'Angleterre, le cardinal entretenait à
Londres des agens secrets dont Brienne nous a conservé les rap-
ports, M. Gentillot et M. d'Estrade, hommes d'un vrai mérite, avaient
vu leurs avances repoussées par le flegme hautain du protecteur
etaTaient dû quitter le sol britannique; mais lorsque Cromwell se
fiit pris à délibérer plus résolument avec lui-même sur la forme
déGnitive à donner à sa puissance, quand il eut compris qu'il impor-
tait de ne point s* isoler, et que son alliance était d'un prix égal pour
h France et pour l'Espagne, il écouta avec plus de complaisance
les flatteuses paroles qui lui arrivaient simultanément de Paris et de
Madrid.
Le cabinet de l'Escurial ofl'rait de faire rendre à l'Angleterre la
fille de Calais, cette porte de la France qu'elle avait occupée si
longtemps; celui du l^lais-Royal s'engagea à conquérir Dunkerque
avec le concours des flottes anglaises, et à remettre à Cromwell
cette possession tant convoitée, en ne retenant pour lui que Grave-
lines. A cet appât, l'imagination de Mazarin joignit beaucoup d'au-
tres séduisantes perspectives. « Nous nous prévalûmes, dit le com-
missaire délégué par le cardinal pour cette négociation, du désir de
la nation anglaise d avoir un pied dans les Indes, et lui faisant voir
la facilité qu'elle avait d'y réussir, nous lui fîmes oublier l'étroite
amitié dans laquelle elle avait vécu avec les Espagnols. Nous insi-
nuâmes que l'espérance d'un bon commerce ne devait pas empê-
cher les Anglais de songer à se rendre maîtres des richesses des
Indes occidentales; ce qui fit impression sur l'esprit de Cromwell,
d* autant plus qu'il voyait bien que si les Anglais n'étaient occupés,
ils auraient peine à soufl^rir l'autorité qu'il prenait sur eux (2). »
On voit qu'en diplomatie comme en guerre civile, le cardinal Ma-
n.rin payait très cher le succès; peut-être même l'acheta-t-il a un pi ix
exorbitant lorsque, pour obtenir le concours d'une flotte anglaise, il
(1) Mémoires da comte de Brienne, deuxième partie, année 1655.
(i) Ibid., année 1656.
72 REVUE DES DEUX MONDES.
abandonna une position telle qu'était celle de Dunkerqu3, en joignant
à cela la perspective de la conquête des Indes occidentales. Il va
sans dire d'ailleurs que les deux cours qui se disputaient alors Tal-
liance de l'Angleterre, et par lesquelles Cromwell se faisait marchan-
der tour à tour, protestaient d'une admiration égale pour le grand
homme, et luttaient d'empressement à qui interdirait son territoire
aux fils du monarque infortuné dont l'un versait alors pour la France
l'auguste sang que lui avait transmis sa mère (1).
Quoi qu'il en soit, Mazarin ne perdit ni le profit de ses avances ni
celui de ses flatteries, et Cromwell consentit à être salué par le car-
dinal-ministre des titres jusqu'alors réservés aux plus grands rois.
Mazarin prit et livra Dunkerque en gardant Gravelines, et la guerre
feite en commun par Louis XIV et par le protecteur fixa enfin la for-
tune. L'Espagne comprit que cette alliance aggravait tous ses périls,
et que les troubles qui l'avaient servie si longtemps étaient arrivés
à leur terme. Elle se retrouvait donc, en 1658, dans une situation
non moins critique que celle à laquelle la fronde l'avait si heureuse-
ment arrachée dix années auparavant. De plus, Ferdinand III était
mort, et la diplomatie française à Francfort avait fait introduire
dans les capitulations acceptées par le nouvel empereur d'Allemagne
l'engagement formel de ne seconder d'aucune manière la branche
. espagnole de la maison d'Autriche. Pressée par la France et par
. l'Angleterre, isolée de l'empire, ayant à cœur de retrouver la dispo-
nibilité de toutes ses forces pour écraser le Portugal, qu'elle ne con-
sidérait pas comme pouvant lui opposer une résistance sérieuse, la
cour de Madrid en vint à désirer la paix aussi vivement qu'elle l'avait
souhaitée à Munster avant les premiers troubles de Paris.
Les pertes que ces troubles avaient fait essuyer à la France, en la
contraignant de son côté à restreindre ses prétentions, écartaient
d'avance des négociations les difficultés contre lesquelles elles avaient
échoué si longtemps. L'Espagne, en effet, avait recouvré la Catalogne
par la défection du comte de Marchin, l'un des adhérons du prince
de Condé; elle avait pacifié la Sicile et reconquis le royaume de
Naples, la guerre civile et la faiblesse de notre marine ayant con-
traint ce royaume de limiter dans des bornes trop restreintes les
secours donnés à l'insurrection dans laquelle le duc de Guise vint
terminer par une page de roman la glorieuse histoire de sa maison.
Le cabinet de Madrid comprenait d'ailleurs l'impossibilité de dispu-
ter plus longtemps à la France les conquêtes faites en Artois, en
. Flandre et dans le Luxembourg, et qui remontaient pour la plupart
(l) I^ duc d'Yoïk était lieutenant- général dans Tarmée de M. de Turenne. Il a laissé
des Mémoires d*un intérêt véritable, paiticuiièrement sur les opérations miUtaires de
1654 à 1C57.
JLE CARDINAL DE MAZARIN. 73
vs\ premiers temps de la guerre déclarée par Louis XIII à Phi-
lippe IT. II s'était aussi résigné à lui abandonner le Roussillon et les
tcnriioires situés au-delà des Pyrénées, résignation commandée par
(féridentes nécessités, puisque l'Espagne n'avait pu les recouvrer
lofîqu'elle était servie par l'épée de Condé et par Témigration d'une
siDonibreuse noblesse militaire.
Les concessions auxquelles sa faiblesse conduisait cette cour
étaient d'ailleurs adoucies pour elle par la perspective de donner une
rené à la France. Le roi catholique avait aîors deux jeunes fils; l'u-
nion de sa fille aînée avec le roi de France ne semblait donc pas
devoir amener pour V avenir de complications politiques. La nation
espagnole se faisait des illusions, que son gouvernement ne pou-
vait partager, sur la valeur du désistement préalable que donneraient
Louis XIV et V infante de leurs droits éventuels sur la succession
de Philippe IV, au cas qu'il mourût sans enfant mâle. Dans les lan-
gues négociations des Pyrénées, Mazarin toucha le plus légèrement
possible aux dangereuses questions soulevées par les renonciations
qu'il était dans Vobligation de souscrire, et c'est une justice à rendre
à la sagacité de don Louis de Haro, que celui-ci parut singulièrement
douter lui-même de l'efficacité de pareilles clauses, si les événemens
fournissaient jamais à une puissante monarchie un prétexte pour
8 y dérober (1).
Une objection insoluble avait seule retardé, depuis la mission se-
crète de M. de Lyonne à Madrid, la signature des préliminaires de
paix. Il répugnait au roi d'Espagne de paraître manquer de recon-
naissance pour le grand général qui lui avait prêté un si puissant
concours; il lui répugnait davantage de décourager pour l'avenir les
princes et les seigneurs disposés à imiter l'exemple de Condé, car
c'était renoncer à la politique traditionnelle de l'Espagne. Le cabinet
de TEscurial exigeait donc, pour prix des concessions faites à la
France, le rétablissement de M. le Prince dans les bonnes grâces du
(I) « Don Loiiis de Haro ajouta qa'il Youliit sar ce propos me dire confldemmrnt que.
nonobstant que daos le couseil de son roi on u*ait jamais pensé à Talliance qu'avec les
RQoociitioDS; il n'y eut personne qui fût d'avis de marier l'infante avec le roi, parce
qolls avaient soutenu, comme lui aussi le croyait, que nonobstant ces renonciations, sj
son maître venait à perdre ses deux enfans, il serait à souhaiter, et non pas à espérer,
qo? la France ne prétendit pas de succéder, et qu'elle ne prit toutes les plus fortes réso- .
lotions pour cela. 0
CêtU: opinion parait avoir été partagée par Philippe IV lui-même, qui ne doutait
àocunement du droit éventuel de sa fille malgré les renonciations. D'après une conver-
iatioo avec Anne d'Antriche, M^* de Mottevillc prête ces mots au roi d'Espagne : Esto
et ujia paiaratla, y si faltasse el principe, de derecho mia hija ha da heredar; — c'est
11» t}Ui:>e; sî le prince mourait, ma fille devrait de droit héiiter. — - Déclaration d'autant
(las importante à recueillir qu'au moment où la faisait Philippe IV, des deux enfans
Tirans à l'onveitore des négociations, le plus jeune était mort.
74 RETUE D£8 DEUX MONDES.
roi, et sa réintégration dans la plénitude de ses biens, honneurs,
charges et gouvernemens; mais Mazann, représentant convaincu et
victorieux de l'autorité naonarchique, se refusait avec autant de rai-
son que de persévérance à cette réhabilitation, entendant ne rouvrir
les portes de la France au prince qui Tavait si longtemps combattue
qu'en vertu de lettres d'abolition, dont le seul effet aurait été de lui
rendre ses biens personnels. L'obstacle fut insurmontable pendant
trois ans; peutr-être Fauiait-il été longtemps encore sans l' alliance
que Mazann parvint à conclure avec l'Angleterre, et sans un expé-
dient dont l'habileté est moins contestable que la convenance. 11 ré^
solut de faire à la régente de Savoie des ouvertures, avidement ac*
cueillies par cette fille de Henri IV, et de simuler un projet de
mariage entre Louis XIV et sa jeune cousine. On sait que Marguerite
de Savoie, déjà saluée reine de France, fut conduite à Lyon par sa
mère, etque le cabinet de Madrid, voyant s'évanouir la chance d'une
paix qui loi était si nécessaire, expédia en toute hâte un agent secret
à Mazann, pour offrir l'infante en acceptant toutes les conditions
antérieurement proposées par le ministre.
Les difficultés étaient levées : il n'y avait plus qu'à donner une
forme à l'accord destiné à rendre la paix au monde, en constatant
enfin l'irrévocable suprématie acquise par la France. L'heureuse for-
tune de Mazarin lui valut l'honneur insigne que son génie n'avait
pu assurer à Richelieu. Avec un appareil inconnu jusqu'alors, les
ministres des deux cours, dont l'une résumait toutes les grandeurs
du passé, l'autre toutes celles de l'avenir, s'acheminèrent vers la
frontière. Dans une Ile ignorée, limitrophe des deux empires, s'ou-
vrirent des conférences, retardées et plus d'une fois suspendues par
les puérilités d'un cérémonial dont l'esprit très libre de Mazarin fait
en toute occasion bonne justice, mais dont les minuties ne déridè-
rent jamais le flegme espagnol, heureux de dissimuler sous la stricte
égalité dans la forme l'inégalité dans la puissance.
En abordant le premier ministre de Philippe IV, le cardinal s'at-
tendait à n'avoir à rédiger qu'un contrat de mariage et un traité dont
les bases avaient été fixées d'avance. On était d'accord en effet, et
sur l'union royale, avec la clause des renonciations, moyennant une
simple dot en argent, et sur les rétrocessions faites par la France
à l'Eispagne, et sur les territoires cédés par celle-ci dans les Pays-Bas
et aux> frontières des Pyrénées; mais l'écueil contre lequel on s'était
déjà brisé reparut tout à coup, et durant quatre mois l'Europe re-
tomba dans des perplexités dont les lettres du cardinal retracent le
tableau saisissant et mobile (1). Philippe IV avait prescrit à son mi-
(1) La oorrespoiidance diplomati(iue de Maxaxia s'oavie le 29 juin peur finir an
LE GAHDIffAL DE MAZABIN. 75
nistre de tenter les derniers efforts pour le rétablissement complet
àaprioce de Condé et du duc d'Enghien, son fils. Si difficile que fût
cette tâcbe, don Louis de Haro, circonvenu par les nombreux agens
de M. le Prioce, au premier rang desquels se faisait remarquer
Pierre Lenet^ conçut Tespérance de Taccomplir en opposant Timpas-
abilité castillane à la vivacité bien connue du cardinal. Il attaqua
celui-ci par son tempérament, multipliant à chaque conférence les
formalités, les lenteurs et les plus subtiles inventions de l'esprit
dilatoire. Don Louis comptait sur î'ennui profond qu'inspirait au
mioistre un séjour prolongé dans un bourg des Pyrénées; il espérait
quelque chose de la mauvaise santé du cardinal, aggravée par Tin-
salubrité des lieux; il comptait sur le désespoir qu'il ne manquerait
pas d'éprouver au milieu de ces âpres montagnes, en voyant appro-
cher l'hiver avec ses neiges et ses frimas, sans que rien fût encore
terminé entre les deux cabinets.
Mais Mazarln fit une défense aussi résolue que Tattaque, et, con-
vaincu que la patience allait devenir le premier élément du succès,
il demeura jusqu'au bout pleinement maître de lui-même. A la tac-
tique qui consistait à ne point conclure, sans toutefois s'exposer à
rompre, il opposa péremptoirement la menace d'une rupture à la-
quelle il savait fort bien que ne s'exposerait pas la cour d'Espagne,
quelque passion qu'elle mît à servir les intérêts du prince. 11 fallut
donc changer de batterie pour entamer l'inQexible résolution du
cardinaL Don Louis de Haro y parvint en annonçant, sur l'ordre
formel du roi son maître, que celui-ci renonçait à fléchir le roi de
France en faveur de son parent malheureux, mais que, ne pouvant
sans déshonneur abandonner un homme qui s'était fié à elle, sa ma-
1 DOfpnibre 1659, jonr de la signature du traité. Voici quelles furent les principales
dispositions de ce grand acte.
Le traitî» des Pyrénées contient cent vingt-quatre articles. Les premiers déterminent
les conditions du mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse, laquelle, moyen-
nant le paiement d'une dot de 500,000 écus d'or, renonce, conjointement avec son époux,
i tout droit de succession sur les états du roi d'Espagne, par quelque titre que ce puisse
être ( art. !•»* S5).
L'Espagne cède i la France tout l'Artois, à la réserve de Saint-Omer et Aire. Elle cède
en outre dans le comté de Flandre G ra vélines, Bourbourg. Saint- Venant et leurs dépen-
dances; dans le comté de Haiuault, Landrecy et Le Qnesnoy avec leurs bailliages et
annexes; dans le duché de Luxembourg, Thionville, Montméily, Damvilliers, ivoy,
Cherancy, Marrille et leurs dépendances; dans le pays entre Sambre et Meusn, Marien-
boorg. Philippeville et Avesnes; enfin elle abandonne les comtés du Roussillou et de
Cooflans (art. 35 à 43). — La France, de son côté, restitue à TEspagne toutes les places
et territoires non compris au traité et qu'elle occupe en Bourgogne, dans les Pays-Bas,
en Italie, etc. Par Taiticle 60, la France s'engage à ne donner aucune assistance directe
ou iu'iirecte an rci de Portugal contre l'Espagne. Enfin d'autres dispositions règlent les
iatéféts des ducs de Lorraine^ de Savoie et de Modéne.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
jesté catholique constituerait une souveraineté indépendante au
prince de Condé, soit dans les Pays-Bas, soit dans une partie de
ses possessions d'Italie. Un tel acte, qui n'aurait point excédé le
droit du roi d'Espagne, n'allait à rien moins qu'à établir dans les
meilleures places de Flandre un asile permanent pour les factieux.
Mazarin comprit que sur une semblable proposition il fallait ou
briser à Tinstant, au risque de recommencer une guerre dont l'im-
popularité aurait fini par l'accabler, ou transiger de bonne grâce
en tirant le meilleur parti possible d'une concession devenue néces-
saire. Le cardinal eut le bon esprit de faire passer l'intérêt perma-
nent de la France avant celui de son amour-propre. Il offrit de don-
ner à Condé, non le gouvernement de Guienne, dont ce prince avait
profité pour faire la guerre à son roi, mais celui de la Bourgogne,
vieil apanage de sa maison, en attribuant sa charge de grand-maître
au duc d'Enghien, innocent des fautes de son père; mais, pour prix
de cette concession, faite d'un ton qui n'admettait plus de milieu
entre une adhésion et une rupture, il demanda qu'aux nombreuses
cessions territoriales déjà stipulées l'Espagne ajoutât celle des villes
d'Avesnes, de Philippeville, de Marienbourg dans les Pays-Bas,
avec le comté de Conflans du côté des Pyrénées. 11 exigea de plus
que Philippe IV rendît au duc de Neubourg la ville de Juliers, se
désistant sur ce point-là du bénéfice des préliminaires qui l'avaient
maintenu en possession de cette place.
Ces exigences étaient considérables sans doute; mais Mazarin avait
enlacé son adversaire dans un cercle d'où il fallait désormais sortir
par la guerre, et le cœur manquait à l'Espagne pour aller jusqu'à
cette extrémité-là. Cette cour céda donc, en s'efforçant de couvrir
par les pompes du mariage l'aveu de sa déchéance, et elle paya la
rançon de Condé d'une manière digne d*un aussi grand homme. Le
jour où ce prince se réconcilia avec la France, il lui fut en effet donné
d'apporter à sa patrie autant de profit par le prestige de son nom
qu'il aurait pu le faire par une victoire.
Le traité des Pyrénées fermait glorieusement pour Mazarin une
carrière dans laquelle s'étaient accomplies tant de grandes choses.
Quelques mois plus tard, le traité d'Oliva faisait participer le nord
de l'Europe à la paix que venait d'assurer aux puissances méridio-
nales l'union de Louis XIV et de l'infante Marie-Thérèse. Les aspi-
rations de liberté politique qui avaient si vivement agité le monde au
début de la carrière du cardinal étaient partout vaincues ou com-
primées. En France, la monarchie absolue l'avait définitivement em-
porté; en Angleterre, la restauration des Stuarts était opérée; en Italie,
l'Espagne avait triomphé de la démocratie à Naples et de l'aristo-
cratie sicilienne à Palerme; en Danemark enfin, le despotisme venait
L£ CARDINAL DE MAZARIN. 77
de recevoir, par la révolution de 1660, une consécration régulière et
lègile. L'idée dont Mazarin avait été Finstrument habile triomphait
tecsortousles points à la fois, et ce ministre pouvait se promettre
poorsoo œuvre un avenir séculaire. Ce fut dans la plénitude de ses
accès et de ses espérances qu'il dut payer sa dette à la mort. De
oiaotes souffrances qui lui annonçaient une fin prochaine rappe-
lirait enfin cet esprit tout plein des intérêts de la terre à la salu-
dire contemplation de leur vanité. Le cœur de Mazarin n*avait battu
imni vingt années que pour la puissance et pour la richesse; on
Fifiit vu dans les derniers temps de sa vie « prendre encore plaisir
àlaire repasser par ses mains quasi tout le royaume pour le donner
fiècei pièce à ses nièces et à ses amis. » Cependant celui que la
plos bieoveiUante des femmes soupçonnait « d'être à peu près sans
idigioD » trouva, soit dans les lointains ressouvenirs de l'enfance,
soitdiBsde miséricordieuses visitations, assez de force pour remplir
foDe manière édiGante tous ses devoirs de chrétien, et pour faire
JBsqn'ia bout « bonne mine à la mort, en la regardant avec une
iotiipifiitë pareille à celle des plus grands hommes (1). »
Aiosi finit le ministre pour lequel la postérité a commencé depuis
èaa siècles sans qu'il y ait encore conquis sa place définitive. J'ai
vwda me donner à mon tour quelque droit de juger cette mémoire
iHtIIottée entre l'intrigue et la grandeur. J'ai dit par quelle inspira-
tioQ naturelle de la régente le cardinal était monté au pouvoir pour
fiider à défendre contre les grandes factions princières le dépôt
ikrs si menacé de l'autorité monarchique; je l'ai montré aux prises
irec des difficultés surmontées quelquefois par sa souplesse, mais
iggravées le plus souvent par son imprévoyance. En recueillant les
teoignages contemporains, j'ai constaté l'encouragement donné
«M factions par une guerre ertérieure systématiquement continuée
lins la pensée de les empêcher de naître. Durant la fronde, nous
Mns vu le cardinal courageux, mais hésitant, nouant simultané-
Mit les intrigues les plus contraires, suivant d'ordinaire les événe-
M» sans les dominer; et si dans la victoire du représentant de l'an-
toitë royale nous avons salué celle de la France, attaquée dans sa
pôssance, compromise dans son unité, nous avons dû, dans cette
'•ctoire, faire à l'impéritie des vaincus une part plus grande qu'à
TWikté du vainqueur. Sans méconnaître les rares qualités de
^noepour lequel ni les cabinets ni les consciences n'avaient de
•^Ws, je n'ai trouvé dans les actes de son administration intérieure
*VDes, m projets, ni rien qui s'élevât au-dessus de la manutention
^1 ^'n^ir^g de M'^* <ie Motteville. Mazarin mourut le 9 mars 16G1^ à Tàge de cin*
78 REVUE DES DEUX MONDES.
des plus tristes intérêts et des plas sordides préoccupations domes-
tiques. Mazarin écrivit sans doute pour nos ministres en Westphalie
de merveilleuses dépêches, il déploya lui-même aux conférences des
Pyrénées les qualités les plus précieuses du négociateur; mais les
glorieux résultats consignés dans les traités signés par lui étaient
assurés du vivant du cardinal de Richelieu, dont la politique les
avait préparés, et tout Tbonneur de son successeur fut de les avoir
maintenus. Écrivain politique et ambassadeur consommé, aussi sa-
gace pour deviner les faiblesses que peu scrupuleux pour en profiter,
Mazarin fut moins un grand ministre qu*un admirable diplomate, et
il demeure le premier des hommes du second ordre.
Si le génie n'illumina point Tintelligence de Miizarin, si aucno
souffle généreux n'échauffa son cœur, un bonheur sans égal le servit
dans la perpétration de son œuvre. Durant dix-huit années de mi-
nistère, il n'avait poursuivi qu'un but, l'anéantissement de toutes
les résistances au profit de l'autorité monarchique. A son lit de mort,
il n'entretenait qu'une espérance, celle d avoir pour successeur dans
l'exercice du pouvoir le royal élève qu'il avait formé. Or ce but fut
atteint pour plus d'un siècle, et les premières paroles de Louis XIV
en quittant la chambre mortuaire attestèrent que le vœ.u du cardinal
allait recevoir la plus solennelle des consécrations.
111.
De toutes les forces qui s'étaient si longtemps heurtées dans la so-
ciété française, il n'y survivait plus qu'une royauté exercée par un
prince de vingt-deux ans, qui était en même temps et le cavalier le
plus brillant de son royaume et l'homme le plus convaincu de l'im-
piété de toutes les résistances. La bourgeoisie venait de voir s'éva-
nouir sous la fronde les vagues espérances qu'elle conservait encore
depuis la ligue. Introduite au xiv» siècle dans les assemblées de la
nation, elle avait atteint dans les luttes du xv l'apogée de son im-
portance politique, car si depuis lors le tiers-état alla toujours gran-
dissant en richesse et en lumières, sa place se restreignit de plus en
plus dans la constitution de Tétat. Une circonstance dont la portée
a été trop peu comprise avait surtout concouru à ce résultat : la
bourgeoisie française avait conipromis son indépendance vis-à-vis
de la royauté en se jetant dans les cours de justice au lieu de s'éta-
blir solidement sur le terrain des états- généraux; elle avait donné
au pouvoir prise sur elle, en développant outre mesure l'importance
des compagnies judiciaires, au détriment de la véritable et légitime
représentation nationale. N'ayant dès lors à invoquer, pour partici-
per à l'action législative, que des titres aussi contestables que ceux
L£ CARDINAL DE MAZARIN. 79
^ctscoarsélles-iDèines, elle en prît les allures incertaines, au point
qoe, parla salte, elle cooserva toujours quelque chose de tinr)ide et
Rabaissé jusque dans les plus violens paroxysmes de la faction.
Qd sort non moins funeste attendait Taristocralie française. Les
koatATODS et les princes apanages qui succédèrent à ceux-ci
«copiieDt dans la hiérarchie féodale une trop grande place pour
iieir,c8iDnie les seigneurs anglais, besoin de recourir incessamment
à la Dation a6n de résister à la couronne; ils combattaient la royauté
irec leurs seules forces, et bien pins dans Tespoir de lui échapper
pr BDe quasi-indépendance qu avec la volonté de restreindre son
pouvoir, en conquérant des droits pour eux-mêmes. Au Heu de limi-
ter la puissance du trône, ils aspirèrent à la briser, et furent toujours
n péril pour la puissance de la France sans devenir jamais un point
iappoi pour la liberté. Aussi le concours de Tétranger fut-il pour
en une sorte de tradition qu'ils envisageaient comme ne présentant
rieD d'incompatible ni avec le devoir ni avec l'honneur. Depuis les
Aks de Bourgogne jusqu'aux princes de Condé, sous les Valois
CMDDe sous les Bourbons, on les vit, sans plus d'hésitation que de
Rfliords, ouvrir le royaume aux Anglais ou bien y appeler les Espa-
De toutes les forces qui s étaient développées dans la France de nos
pères, une seule n'avait jamais déçu les espérances de la nation. Tan-
<lis que les deux classes principales de la société s'agitaient d'une
ttiière aussi stérile, la royauté avait été l'instrument de tous les
progrès accomplis, et avait exercé durant dix siècles un rôle cou-
MKnment utile, constamment identique avec lui-même. Elle avait
vradié la Gau!e aox barbares, maintenu le christianisme en Europe,
ainocbi les serfs, émancipé les communes, appelé autour d'elle le
tiers^ètat» çrandi k T ombre de son autorité tutélaire. La royauté avait
jeté dans la légende les noms de Clovis et de Clothilde; elle avait mis
nr les autels l'image de saint Louis; elle avait éveillé sous son toit
lolitaire Théroîsme de Jeanne d'Arc; elle seule avait entretenu, durant
In luttes contre l'étranger, le long espoir des générations mortes à
la peine. Dans un symbolisme patriotique et religieux, l'idée monar-
chique résumait donc, à l'heure où elle s'incarnait dans un jeune
novetain dont la nature avait plus fait un roi qu*un homme, toute
la poésie, tous les souvenirs et la plupart des intérêts vitaux de la
Les doctrines de toutes les écoles venaient, concurremment avec
!> déceptions de tous les paitis, rehausser l'institution royale pour
J» transfigurer. Nourris dans les traditions romaines, les magistrats
«trouvaient dans les chefs de la monarchie les continuateurs des
^^, et les ecclésiastiques voyaient briller à leur front un reflet
'<! sacerdoce royal institué dans IsraSl par le Seigneur lui-même,
80 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'il changeait en sceptre d'or le bâton pastoral de David. La
politique sacrée de Bossuet fut la substitution la plus hardie en même ■
tenips que la plus sincère de l'idée judaïque à l'idée nationale. Cette*
transformation était alors si universellement opérée dans les esprits
et dans les consciences, que Massillon n'étonnait personne lorsqu'il
relevait à la hauteur d'une sorte de vérité dogmatique, en prêchant
devant l'enfant destiné à faire tomber si bas la puissance que l'ora-*
teur sacré semblait associer à l'essence des choses divines (1).
La royauté allait donc briller d'un éclat inconnu jusqu'alors sur
le sol labouré par la révolution et par les siècles; elle allait deve-
nir la forme même dans laquelle s'encadreraient naturellement et
sans effort les institutions, les idées et les mœurs de cette France
façonnée à son image. La génération que nous avons vue si inquiète
et si bruyante se mit en parfaite harmonie avec l'ère nouvelle, dont*
elle avait en vain tenté de retarder l'avènement, et acheva ses jours
sous le joug universellement accepté d'une discipline forte et puis-
sante. Ces hommes voués à l'esprit de faction, ces femmes vouées à
l'intrigue et à la galanterie, devinrent les plus soumis des sujets ou
les plus héroïques des pénitentes, et l'ordre rentra dans les âmes
sitôt qu'il fut rentré dans la société. Ce fut seulement alors que cette
génération dévoyée se mit en pleine possession de toutes ses vertus.
Dans les camps et à la cour, Condé ne fut pas seulement le plus ré-
servé des princes, il fut encore le serviteur le plus soumis, le carac-
tère le plus facile, et les événemens le transformèrent à ce point qu'un
grand homme ne s'est jamais moins ressemblé à lui-même. 11 en fut
ainsi de tous les acteurs de ces scènes si vite oubliées. La postérité
ne connaît guère de la princesse palatine que « ces années durant
. lesquelles ses yeux si délicats faisaient leurs délices des visagea
ridés et des membres courbés sous les ans; » et si les austérités de
M"* de Longueville ne furent pas, comme celles d'Anne de Gonzague,
données en exemple au monde par le grand panégyriste chrétien, il
était réservé à la sœur du grand Condé d'apparaître de nos jours,
sous le pinceau d'un grand maître, plus radieuse dans ses douleurs
que dans sa beauté.
Le règne de Louis XIV ressemble si peu aux temps qui l'ont immé-
diatement précédé, qu on éprouve quelque étonnement en retrouvant
les mômes personnages dans des pièces aussi dissemblables. Ce n'est
jamais sans une sorte d'hésitation et presque d'effroi que les hommes
de cette époque reportent leurs pensées « vers ces tempêtes par où
le ciel avait besoin de se décharger pour préparer le travail de la
France prête à enfanter le règne miraculeux de Louis (2) . »
(i) Petit carême prêché en 1717 devant Louis XV.
(2) Bossuet^ Oraison funèbre d*Ànne de Gonzague,
LE GABDINAL DE MAZARIN. 81
Celte sxiété, formée sous l'aile de la royauté triomphante, vécut
CD qoekioe sorte sur elle-même, dédaigneuse du passé, étrangère
wBtmtvix préoccupations de l'avenir. Et pourtant dansTétroit es-
piee rà eDe se trouva confinée, entre la régence d'Anne d'Autriche
et la future régence du duc d'Orkans, elle eut une incomparable
piadenr et quelque chose de cette quiétude qui n'appartient qu'aux
idées immortelles. C'est qu'elle croyait posséder la plénitude de la
Térité religieuse et sociale, c'est que dans son sein tous vivaient de
b même vie, et qu'aucune note discordante n'y venait troubler Thar-
■onieux accord de toutes les pensées. Cet accord se révélait dans
bmâaifestatioDS les plus diverses de l'activité humaine : les pein-
tures triomphales de Le Brun, les groupes de Puget et les jardins de
Lnôlre en rendaient témoignage, comme les discours de Bossuet et
ks drames de Racine. Une génération prédestinée cueillait enfin la
feor de l'arbre arrosé par tant de sang. L'unité s'était faite non-
seulement dans le territoire, mais dans les idées; jamais travail
n'avait aussi complètement réussi, à ce point que tous les périls
Doaveaux allaient sortir de l'excès même du triomphe.
Eu ne poursuivant pas avec moins d'ardeur l'unité dans le pou-
Toir que l'unité dans la nation, en brisant les résistances au lieu
de les surmonter, Richelieu, Mazarin, et tous les ouvriers de l'œuvre
iDonarchique, lui avaient en effet préparé des épreuves aussi sé-
rieuses que celles dont leur génie l'avait fait triompher. La seconde
Boitié du XVII* siècle exprima ce qu'il y a certainement de plus
passager et de plus rare parmi les hommes, l'équilibre complet
eotre les faits et les croyances. Pour qu'un tel état fût durable,
pwr qu'il pût surtout servir de base à une théorie politique, deux
choses auraient été nécessaires : l'infaillibilité dans le pouvoir et
riDfaiUibilité dans l'esprit humain. Or les rêves de domination uni-
Terselle provoquèrent les désastres du grand règne, et la société
la mieux ordonnée qu'eât vue le monde alla finir bientôt dans les
«gies de la régence. Bossuet vivait encore que déjà naissait Yoltaire,
et les protestans n'étaient chassés que pour faire place aux ency-
dopMistes. Le pouvoir avait marché d'entraînement en entraîne-
wnt, et la pensée d'audace en audace. Malheureusement le premier
restait sans aucun point d'appui pour se défendre contre lui-même,
«traûéaotissement de toutes les forces régulières allait donnera
l'iutre les allures désordonnées de l'esprit de faction : si l'on avait
^Jré le présent à. la royauté absolue, on avait donc donné l'avenir
*'* révolution.
L. DE Carné.
^*iu.
LA NÉERLANDE
LA VIE HOLLANDAISE
I.
VORMATION DU TEREITOIRE. — INONDATIONS ANCIENNES ET BÉCEMTES.
— DESSÈCHEMENT DU LAC DE HARLEM.
Il y a UH pays où les fleuves coulent^ pour ainsi dire, suspendus
sur la tète des babitans, où de puissantes villes s'élèvent au-dessous
du niveau de la mer, qui les domine et qui les presse, où des portions
de cbamps cultivés ont été tour à tour envahies, cédées et reprises
par les eaux, où le cours naturel des rivières a rattaché d'anciennes
lies au continent par un lien de sable, et où d'anciennes parties du
continent, détruites, naufragées, ont formé des îles récentes : ce pays
est la Hollande. A la vue d'une constitution géographique si étrange,
qui s'écarte de toutes les lois connues, on ne s'étonne point seulement
qu'avec une poignée d'hommes la Hollande ait saisi et maintenu son
indépendance, que sans carrières de pierre elle ait bâti des villes
et des édifices remarquables, que presque sans bois elle ait construit
des navires qui ont disputé la m^r aux plus formidables flottes; on ne
s'étonne point môme qu'avec des terres stériles, inondées, défiant
le soc de la charrue, elle ait fait de ses cités des marchés de bestiaux
et des greniers d'abondance. Non, ce qui étonne avant tout, c'est
qu'un tel pays existe. Ce qui intéresse ici le voyageur plus encore
lA NÉERLAriDE ET LA YIE HOLLANDAISE. 83
({oelesaccidens du paysage, le caractère des babitans, Fétendue et
ûprrHçrriié du territoire, c'est le mystère d'une formation et d'une
de^tioéesingulière^ qui s'expliquent en partie par la natuie, en partie
pri industrie humaine.
Im et plat comme une mer parfaitement calme, écbancré par des
golfes ou des baies, entrecoupé de lacs intérieurs, baigné par des
teu?€s qui se ramifient en plusieurs petites rivières, le sol de la Hol-
Itode paraît avoir été le théâtre d'une lutte entre la terre et les eaux.
Létat actuel du pays, sorte de transaction entre les deux élémens,
est évidemment la conséquence d'événemens curieux et de causes
particulières. Ces événeraens ne sont pas aussi anciens qu'on pour-
rait le croire. Quand la science veut remonter au berôeau géologique
des autres parties de l'Europe, elle est contrainte de s'adresser à des
monumens sur l'interprétation desquels l'histoire est muette. Le gé-
nie hiimaio poursuit à travers des ténèbres et des ruines le fil des
éïéoemens qui ont du s'accomplir sur la terre dans un temps où
riMmme, selon toute vraisemblance, était encore absent de la créa-
tion. Ici, en Hollande, s'offre un spectacle plus singulier et plus nou-
veau : ces golfes, ces lacs, ces groupes d'îles, ces terrains d'alluvion
qui constituent des provinces entières, l'homme les a vus naître; il a
m depuis les temps historiques la bouche des fleuves se fermer sous
k dépôt toujours croissant des sables; il a vu la terre se convertir en
eau et les mers intérieures se dessécher. Plusieurs des causes physi-
ques auxquelles les naturalistes rapportent les très anciens change-
œeos survenus dans l'économie du globe terrestre, — telles que les
déluges, les yents, les marées, les mouvemens dans le niveau de la
terre et de la nrier, — sont restées, même depuis l'établissement des
Tilles, en pleine activité sur le sol des Pays-Bas. Longtemps après
que la structure du continent européen était plus ou moins arrêtée,
hHoUaode a commencé, a poursuivi, aujourd'hui même elle pour-
sût encore le cours de ses formations géographiques. L'histoire na-
terelle des variations du sol revêt donc ici un intérêt tout particulier.
Celte histoire se lie aux destinées sociales du peuple qui habite les
hys-Bjs; c'est de la géologie d'hier et d'aujourd'hui, de la géologie
• action, et même^ à un certain point de vue, de la géologie poli-
tique. Jusqu'ici les voyageurs et les nooralistes ont trop négligé de
iwmstruire le théâtre physique sur lequel les diverses civilisations
fcFEurope sont venues s'établir. La date et la nature de ce théâtre,
bcoDditioos au milieu desquelles il s'est formé, ne sont pourtant
psétrangères aux faits essentiels de la nationalité. Les peuples sont
*q«eles influences extérieures des pays qu'ils habitent les déter-
minent i ètre^ ce que les font Teau, le ciel et la terre. La valeur de
^ causes topographiques augmente encore, quand une nation se
8& REVUE DES DEUX MONDES.
trouve placée dans des conditions uniques de position entre le conti-
nent et la mer. La géographie de ce peuple est alors la préface de
son histoire, la racine de ses mœurs, de ses institutions et de son
génie.
On peut savoir, à l'aide de documens certains, ce qu'était la Hol-
lande à l'origine, ce qu'elle a subi de changemens par suite de l'ac-
tion des fleuves et de la mer, ce qu'elle est devenue sous la main de
l'homme, en un mot comment la Hollande s'est faite. Ce que l'action
des fleuves a de puissant et souvent de terrible s'est révélé dernière-
ment encore dans les inondations qui ont désolé plusieurs provinces
néerlandaises : c'est sur ce théâtre de désastres récens que nous létu-
dierons. L'action de la mer, nous pourrons l'obsen^er dans la région
des dunes; celle de l'homme, sur tous les points du territoire, mais
particulièrement aux environs de Harlem. Les élémens de l'histoire
géographique de la Hollande nous seront ainsi fournis par les mo-
numens mêmes de la nature, que viendront compléter d'autres do-
cumens tirés des collections scientifiques, trop peu connues, qui
existent dans les Pays-Bas.
L
En 1851, une commission fut nommée pour explorer scientifique-
ment le sol de la Néerlande (1). Cette commission établit sa résidence
à Harlem, célèbre par ses orgues, par le siège soutenu en 1572
contre les Espagnols, et par l'honneur d'avoir donné naissance à
Laurent Coster, qui est regardé en Hollande comme l'inventeur de
l'imprimerie. Un autre titre désignait Harlem aux préférences de la
commission : c'est l'abondance des documens scientifiques que ren-
ferme cette ville, dont les habitans ont eu de tout temps le goût des
collections. On sait que Harlem est la ville des fleurs. Là vivent les
descendans de ces fameux amateurs de tulipes qui plaçaient leur
fortune et leur amour-propre dans un oignon. Aujourd'hui ce n'est
plus une fureur, une manie, mais c'est encore un goût, et des plus
délicats. Il y a tout un art de créer des variétés nouvelles, d'as-
sembler des couleurs, de produire des omemens artificiels, en un
mot d'inventer des fleurs que n'avait pas prévues la nature. Sans
être connaisseur, il est impossible, au mois de mai, de ne point voir
avec intérêt ces riches cultures de jacinthes et de tulipes jetées en
plein champ, quelquefois même sur le sable de la dune, comme un
(1) Le mot de Néerlande (terre basse] a été adopté de préférence à celui de Hollande
pour désigner Tensemble des provinces constituées, depuis la séparation de la Belgique,
sous le titre de « royaume des Pays-Bas. d La Hollande proprement dite ne forme en
effet que deux provinces de ce royaume.
\Jl NtEELANDE ET LA VIE HOLLANDAISE. 85
chak de Perse ou de Cachemire. Des collections de fleurs, le goût
s'est porté dansées derniers temps sur les collections d'objets d'art
etd'insioire naturelle. Seulement la plupart des voyageurs qui tra-
xtaan la ville de Harlem à vol d'oiseau ou de vapeur ne soupçon-
■eitpsmème rexîstence de ces richesses. En France, les trésors
frieiûfiqaes sautent aux yeux; en Hollande, il faut les chercher.
Cesdëp^, chefs-d'œuvre de patience et d'étude, la plupart des ha-
lÂuis eux-mêmes les ignorent, les livres n'en parlent point, et une
■odeste sollicitude les conserve religieusement sous clé. Ici la science
fik être riche avec discrétion, mais pourtant elle n'est point avare.
Cae véritable urbanité hollandaise, sans faste et sans recherche, ouvre
ntotîers la porte aux amateurs.
AU tète des institutions estimables qui fleurissent dans la ville de
Hirieai, se place d'abord la Société hollandaise des sciences, dont
im professeur distingué, M. van Breda, est le secrétaire perpétuel.
Cetie société existe depuis cent trois ans. 11 est curieux de voir une
sorte d'académie indépendante de l'état, et qui, soutenue par les
contributions annuelles d'une trentaine de ses membres, possède
BO cabinet d'histoire naturelle, donne des prix de 1,000 florins,
poUie on grand nombre de mémoires. Ceà créations particulières
aoot tout à fait dans les mœurs et dans le caractère de la Hol-
hode. A Harlem vécut un honnête homme qui s'appelait M. Tey-
ler: ce n'était point un savant, c'était un fabricant et un bourgeois
de la ville; mais en mourant il laissa une somme considérable pour
fonder, entre autres établissemens, un musée qui porte aujourd'hui
SQo nom, le Musée Teylérien (1). Là, dans une maison extérieure-
ineot simple, intérieurement vaste et splendide, se cachent une bi-
Uiotbèque riche en livres de science et de voyages, une galerie de
tableaux dans laquelle figurent les meilleurs ouvrages des peintres
hollandais vivans, un cabinet de minéralogie et de physique, une
nre collection de fossiles (2). On sera peut-être étonné d'apprendre
qoece musée, dont toutes les villes de la France et de F Europe en*
vieraient les trésors, a été fondé seulement par douze personnes.
Plus libéraux encore que le donateur, les directeurs actuels admettent
<feax fois par semaine le public de Harlem dans ce sanctuaire de l'art
;») Sons aTons recueilli cette ioscription commémorative, gravée en lottres d*or sur
lutire blanc : MustBum Tetlrrianum ex testamento viri optimi de posteritate bene
^^e»tis tfdifUandum curaverunt... Suivent les noms des commissaires qui ont exécuté
^ iHaitioiis du testateor.
9t Pirmi les ruines de l'ancien monde, nous avons remarqué quatre beaux échanlU-
hm dn mjfsifiosaurus^ reptile qui vivait et courait sur la terre, une série d'insectes
^ï'wèdans le terrain jurassique, d.s débris de squalhdon on grand serpent de mer,
hùewnplairts de la salamandre, quelques os de l'oiseau géant de la Nouvelle-Zé-
•■*, et beaucoup d 'autres moQumens uniques ou précieux d'une création qui n'est plus.
86 RrVUE DES DEUX MONDES.
et de la nature; mais c'est une tolérance, on pourrait presque dire
une généreuse infraction au testament.
Aux portes de Harlem s'élève un bois qui rivalise en agrément et
en beauté avec celui de La Haye. Ces deux bois ont été touchés par
la main de l'homme, mais avec cet art délicat et parfait qui respecte
la nature en Tornant. On n'imagine point, en été, de plus délicieuse
promenade; ces parcs où errent en demi-liberté des cerfs et des
daims, ces îles peuplées par des cygnes, ces pièces d'eau sur les-
quelles s'écroulent pour ainsi dire des masses de fraîche et opulence
verdure, ces clairs-obscurs qu'interrompt tout à coup la lumière, ces
silences troublés par la voix des oiseaux, tout cela tient de l'enchao-
tement et du rêve. Quelques parties du bois de Harlem sont évidem-
ment de plantation récente; mais, dans les allées sombres, on ren-
contre des arbres au port superbe et centenaire, à l'allure vaillante,
qui ont avec les arbres de La Haye un air de famille. Des natunK
listes ont même cru que ces deux bois étaient les lambeaux d'une
ancienne forêt, située autrefois à une assez grande distance de la
mer, et qui avait été déchirée par les révolutions du sol.
C'est à l'entrée du bois de Harlem, dans une ancienne résidence
royale dont on a fait un musée de tableaux, que la commission de
géologie nationale a déposé le résultat de ses recherches. Ce musée
des antiquités naturelles de la Hollande est encore à l'état embryon-
naire : on y trouve pourtant des exemplaires curieux, — la tourbe à
ses différons degrés de formation, les sédimens des rivières de la
Hollande et des mers qui baignent les côtes, les variétés de couches
trouvées dans les puits artésiens aux différentes profondeurs du
forage, de nombreux fossiles du terrain tertiaire, les mêmes qui se
retrouvent dans les environs de Paris, de Londres et de Bmxelles.
La commission, composée de trois membres, MM. van Breda, prési-
dent, Miquel et Staring, se propose de publier une carte géologique
des Pays-Bas. A l'aide des documens recueillis, on peut déjà se former
une idée de ce que sera cette carte. Sablonneuses ou ai^^ileuses dans
les régions situées près de la mer, les terres de la Néerlande se trans-
forment en craie du côté de l'Allemagne, et en faibles couches de
houille du côté du Limbourg. Ces muets monumens de la nature de-
mandent d'ailleurs à être interprétés par les vues de la commission
et par l'histoire scientifique des faits.
On peut diviser en trois temps la formation du sol néerlandais
sous l'action des eaux douces : — une période antérieure à l'existence
du Rhin,— une autre période durant laquelle le fleuve s'est ouvert un
passage vers la mer, — enfin une dernière période durant laquelle
il a tracé la forme actuelle de la Hollande.
Avant la naissance du Rhin, la plus grande partie des Pays-Bas
Là NtERLAKDE ET LA VIE HOLLANDAISE. 87
teîtuBever. Limitée du côté de T Allemagne par une chaîne de ro-
chers œue mer a laissé dans son ancien lit des dépôts de coquilles
nnriKs des ossemens de baleine, de rhinocéros et de mammouth,
finasses, brisés. Ces colosses du vieux monde se retrouvent par-
tait: h Mer du fiord est pleine de pareils débris. Ce qui étonne le
phssorle théâtre de cet océan disparu, desséché, c'est la présence
^énormes blocs de granit et de gneiss dont Torigine est aujourd'hui
eniroe. On retrouve en eflet les masses d'où ils ont été détachés, en
OB Bot la souche de ces blocs, dans les montagnes de la Scandijia-
m 0 ne reste plus qu'une question à résoudre : comment sont-ils
vemis là? Selon toute vraisemblance, ces quartiers de roche sont
feons de la Suède et de la Nortége sur des radeaux de glace.
Ueiîsteoce de ces glaçons voyageurs nest point une chimère géo-
logique: ils se promènent encore aujourd'hui sur nos mers. Ces îles
flottaates, dont quelques-unes ont Téclat blanchâtre et cristallin du
sucre, ont été vues dans ces dernières années : Tune d'entre elles
iBéine atteint le cap de Bonne-Espérance. Du temps où la Hollande
était enrore sous l'eau, ces bancs de glace arrivaient des mers po*
laires, ou bien encore c'étaient des raines d'énormes glaciers qui,
èa baiit des nuwtagnes de la Scandinavie, descendaient en s'écroa-
bot jusque dans la mer. Les quartiers de roche tombaient pèle-méle
avec les neiges. Ces débris, enlevés loin de leur gisement naturel
par la rapidité de la cliute, se voyaient ensuite comme portés et voi-
tures sur les glaçons qui traversaient en tout sens l'Océan. Les blocs
fmtiques se retrouvent en masse; la Mer du Nord en est pavée. 11
est probable que» le radeau de glace venant à fondre, la plupart de
ca blocs ont échoué sur des bancs de sab'e, peut-être même sur
qndqaes tles bxss3S, d'où ils s'élevaient à il^r d'eau, comme des
pierres druidiques dans un champ de blé.
à l'époque reculée où nous nous plaçons, toute la masse impo-
mtedes Ardennes, plissée du nord-est au sud-ouest, se dressait, for-
BHDt an rempart entre cette ancienne mer et des lacs grossis dans
Tuténear de l'illleniagne par l'écoulement des rivières. La mer bat-
tiit les Gbâlœs de montagnes, les blocs erratiques entraient dans
ks aofractuosités de ce mur, et s'arrêtaient collés aux parois comme
'«pierre lancée par la fronde. Un jour (si l'on peut appeler jours
^époques de la nature), soit qu'une impulsion fût communiquée
^bmas^ des eaux douces par des tremblemens de terre, soit que
1*^ de gravitation seule ait déterminé un conflit, les Ardennes
'^'^(/épenc/aoces furent battues en brèche-, les lacs emprlson-
^^uoe ceinture de rochers s'émurent. L'obstacle était gigan-
^^ûïais il céda^ car les rochers, que le langage humain a choisis
^^ 4s termes de comparaison pour exprimer la force de résis-
88 REVUE DES DEUX MONDES.
tance, cèdent toujours dans la nature à la puissance formidable et
lente des eaux comprimées. Une partie des montagnes fut emportée. •
Ce premier bond du Rhin (car c était lui) dans la mer fut terrible.
L'ouverture par laquelle il s'élança est encore là, visible, béante :
cette ouverture, beaucoup plus considérable que le cours actuel du
fleuve, montre par quelle masse d'eau la barrière primitive fut for-
cée. Les traces d'une si prodigieuse débâcle ne sont point encore
effacées sur le sol de la Néerlande : l'œil les suit pour ainsi dire au
loin; les ruines de la muraille du Rhin ont été portées de deux cdtés
à des distances énormes. Les débris de l'immense brèche ouverte par
le fleuve ont servi à former des provinces entières. Le sol de la
Gueldre, de TOver-Yssel et de l'île du Texel est jonché de cailloux
roulés, dans lesquels on reconnaît les fragmens des roches de basalte,
de granit et de porphyre qui bordent, en Allemagne, le cours du
fleuve. Ces Titans du règne minéral ont été foudroyés par l'explosion
des eaux.
On le voit, le Rhin s'est fait lui-même; il s'est creusé parmi des
décombres la voie orageuse qui devait le conduire à des formations
nouvelles. Ici nous sortons de la nuit des âges, nous sortons de la
géologie conjecturale pour entrer dans la géologie positive. Partout
les fleuves tracent la physionomie des contrées qu'ils traversent; mais
cette action exercée par les cours d'eau n'éclate nulle part si mani-
festement que dans la configuration du sol néerlandais. On a dit que
l'Egypte était un présent du Nil; on pourrait dire, avec non moins
de vérité, que la Hollande est un présent du Rhin. Il serait pourtant
injuste de rapporter au Rhin seul l'honneur de cette formation géo-
logique. L'ensemble des eaux courantes du pays constitue, à travers
mille caprices, les deux côtés d'un triangle dont l'Océan est la base.
La terre, composée en grande partie d'alluvions fluviatiles, et qui
se trouve renfermée dans ces lignes d'eau, présente ainsi la figure
plus ou moins régulière de la lettre grecque A. La Hollande est un
delta du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut.
La plupart des voyageurs se sont contentés de décrire l'état actuel
du Rhin; il y aurait une série d'études nouvelles à ouvrir, il y au-
rait à faire l'histoire de ce fleuve. Nous venons de voir que le Rhin
n'avait pas toujours existé : il n'est pas maintenant ce qu'il était à
sa naissance; la direction de ses eaux et le niveau de son lit ont varié
depuis les temps historiques. L'homme, qui vit peu, se figure aisé-
ment que la nature ne change pas; mais celui qui étend sa pensée
dans les âges et qui consulte les monumens de la science ne tarde
point à reconnaître qu'il n'y a pas dans le monde physique de formes
éternelles. Le cours des fleuves est lui-même temporaire, provisoire,
soumis à toutes les causes de variation qui influent sur l'économie
LA NÊERLAf^DE ET LA VIE HOLLANDAISE. 89
g^Dènk des continens. Il faut connaître la loi qui préside à ces
dnopoKos, si Ton veut expliquer les événemens qui ont tracé la
Iflw/Jfésente de la Hollande. Cette loi, la voici : — deux grandes
(m mi en antagonisme perpétuel sur notre globe, les fleuves et
iiiff. La masse des eaux courantes rencontre aux embouchures
farti» opposée des vagues, des marées et des sables. Plus que tout
jDtrc endroit du globe, la Hollande se trouve être, depuis son ori-
puc, le théâtre de cette lutte naturelle; on peut même dire que
ffiisteocedu sol néerlandais est due, en grande partie, à la rivalité
ioBliiiietde TOcéan. L'histoire du fleuve mérite, à ce point de
me, toute notre attention, car elle se lie à l'histoire physique de la
entrée que nous cherchons à connaître.
SoBS avons vu par quels obstacles les eaux avaient été retenues :
«e fois le passage ouvert, on vit commencer l'opposition séculaire
JclOcéan et du Rhin. D'abord ce fut le fleuve qui obtint l'avantage;
rOcéanrecula. Tous les géologues savent que la puissance des rivières
e?tassez forte pour jeter dans la mer des terrains d'alluvion qui pro-
bogent, au bout d'un certain nombre de siècles, l'extrémité des
continens. Le sol de la Hollande se constitua et s'étendit en vertu de
œ mécanisme. Formée des sables voyageurs que le Rhin apportait
tTAllemagne, la Hollande a flotté, si l'on ose ainsi parler, dans les
ttaxda fleuve» tenue quelque temps en suspension par la rapidité
(wgeuse du courant , puis déposée couche par couche au sein de
rOcéan, qui battait en retraite. Les progrès du delta ne s'accompli-
rent d'ailleurs qu'à travers des réactions immenses. Les eaux douces
«t les eaux salées se disputaient tour à tour le terrain occupé main-
teûantparles deux plus riches provinces des Pays-Bas. Cependant le
feuve conservait une supériorité marquée; il refoulait la mer : tout
ttnonceque le niveau relatif de la côte et des marées difl'érait alors
fccequi existe maintenant. Puis, par un de ces reviremens de la for-
toncqui atteignent les puissances mêmes de la nature, le résultat de
cette lutte paraît avoir tourné, depuis deux mille années, en faveur de
rOcéan. Le Rhin a été vaincu; il traîne dans le cours humilié de ses
e«u le sentiment de sa décadence. Entendez-vous sa plainte? Cette
plainte, ce murmure étouffé des flots qui se souviennent de leur
pttdeur passée, tout cela ressemble à de la poésie, mais tout cela
estcnmêfne temps de l'histoire. Le Rhin, dont il est si souvent parlé
^les auteurs du xvu* siècle, finit, comme le règne de Louis XIV,
l»r la division et ramoindrissement.
On pourrait comparer le cours des fleuves à celui de la vie hu-
■*iw : ils ont une enfance, une jeunesse, une caducité. La vieil-
^dn Rhin ne manque, elle, ni de mélancolie, ni de grandeur. Au
"<*JrfeClèves, un peu au-dessous du village de Pannerden, ce fleuve
90 RETCE DES DEUX M07IDES.
sedivis3 en deux rivière.^, dont Tune prend le nom de Wahal, tan-
dis qie Tautre retient le nom de Vieiix-Khin. Aflaibli bientôt par des
divisions nouvelles, perdant à chaque pas ses eaux et son nom, le
fleuve orgueilleux de la grande Allemagne court misérablement vers
sa perte. Quoi! c*est le Rhin, cela? Les babitans eux-mêmes ne Ib
connaissent plus : ils appellent ses eaux les envx de la Potence. Ce
n'est pas tout, il a fallu que Tart lui vint en aide et lui prêtât en qnd-
que sorte la main pour le porter jusqu'à la mer, car, au commencs-
ment de ce siècle, il se mourait honteusement dans les sables (1).
Tous les fleuves de la Hollande sont en décadence. La Meuse pa-
rait avoir été moins soumise aux changemens que le Rhin; il s'en
faut pourtant que le cours de cette rivière soit aujourd'hui ce qu'il
était ancienn?mîînt. L'embouchure de la Meuse, près de Brielle, s'est
beaucoup rétrécie depuis seulement deux siècles. C'est de là qne,
le 22 avril 1691, Guillaume III se ronditen Angleterre avec sa flotte,
et maintenant c'est à peine si un petit bateau peut entrer dans cet
étroit passage. Dn auteur hollandais a constaté qu'en 1606 et 1611
cette embouchure était quatre fois plus large qu'en 1730. L'Kscaut
a également perdu de son importance; sa bouche a été défoi-mée
par des irruptions de la mer. Ces changemens dans le cours des
fleuves ne se sont point accomplis sans de grandes perturbations
intérieures. Ici les inondations ont été en quelque sorte périodiques.
La force d'immobilité de la mer opposée à la force des eaux cou-
rantes, la tendance des fleuves à ensabler leurs embouchures, la
violence des vents du sud-ouest, l'abondance des pluies, surtout pen-
dant l'hiver, les dégels, toutes ces causes ont fait refluer et déborder
les rivières. Les eaux, en se répandant, ont laissé dans le pays des
marais, des lacs, presque des mers, dont la formation successive
n'a pas peu contribué à changer, depuis les temps historiques, la
physionomie de la Hollande. L'histoire des inondations connues est
une histoire longue et lamentable. Grâce à des cartes anciennes, à
des notices commémoratives, qu'a réunies dans sa riche coHection
géographique un habitant de Leyde, M. Bodel Nyenhuis, nous avons
pu suivre, surtout depuis 170*2, la trace de ces fléaux répétés. Notre
siècle avait vu deux inondations fluviales tristement célèbres, celtes
de 1809 et de 1820. Il faut y ajouter maintenant une troisième
date, 1855.
C'était au mois de mars dernier. Après un dur hiver, qui avait sus-
pendu le cours du Rhin et de la Meuse, le printemps était brusque-
(i) Le Rhin n'avaH pis toujonrs fini de cette façon. U existe nnc ordonnance deliM
qui enjoint de faire disparaître une espace de hairagp dans le Rhin près de Zwamroer-
daoi, afl.i de ne point ialerro:npitî le coors de Ijl rivière, — preuve évidente que rem-
bouchure de Katvijk existait alors.
lA KÈEUIAHDE ET LA yn HOLLANDAISE. Ot
ment Ttto pour la partie de ces deux fleuves située au midi, tandis
que la pnie Située au nord restait pétrifiée sous le froid. La surface
aeltdedaRhin s' étant à moitié brisée, la débâcle rencontra en Hol-
harfeb masse du fleuve qui était encore gelée. Un fleuve immobile,
des$bçoQS mouvans, ce fut un épouvantable choc. La force de ré-
àsUÊCt opposée à la force d'expansion devait amener une catastro-
pie. 0 y eut un moment solennel et terrible durant lequel le fleuve,
almteavec lui-même, fit entendre un sourd frémissement. Tout à
coap la cjuche de glace gronde et se fend. Alors la force tumultueuse
des eaux, exaspérée par les lourds glaçons qui s'entrechoquent, ne
ooaoaît plui) d'obstacles ni de frein. Le fleuve mugit et se lève comme
■ne mer; il déborde. Si fortes et si hautes que soient les digues, elles
acmt emportées, coupées par la glace comme par une lame de ra-
soir. Tcute la campagne se change en eau. Ce n'est plus une dé-
bàdç, c'est un déluge. Les glaçons se précipitent sur les glaçx)ns :
CCS ruines du dégel détruisent, arrachent, écrasent tout ce qui se
rencontre sur leur passage. De grands chênes tombent brisés, fra-
cassés, dans l'eau qui monte, monte toujours. De tous les côtés, les
lots accourent comme un troupeau de loups hurlans. Le Rhin a déjà
saisi UB quart de la Gueldre et de la province d'Utrecht : cette terre
«t à lui, il s'y précipite. Une partie du Brabant septentrional a dis-
paru sous les eaux de la Meuse. Ne cherchez plus les grasses prai-
ries, les riaos polders, les riches cultures hollandaises : tout ce qui
se utHJve au-dessous du niveau des deux fleuves est comblé par les
flots débordans. Dans quelques endroits, l'eau s* élève au-dessus du
kât des maisons. De frêles barques, qu'entoure un cercle de rochers
Bouvans et flottans, luttent seules contre cette tempête de glace.
Us remparts, les ponts, sont rasés. De clocher en cloclier, le tocsin
s*agite, et le canon d'alarme se fait entendre le long de la ligne me-
iKée. Lne désolation infinie descend avec la nuit sur les villages, les
feimes, les étables. On entend retentir sur tous les tons de la douleur
tt de répouvante ces mots : « La digue est rompue! » Les hommes
cnigneiit pour leurs foyers, pour leurs richesses rustiques, pour leurs
provisions d'hiver, pour leur bétail; ils craignent pour eux-mêmes,
ils craignent surtout pour leurs femmes et leurs enl'ans. Devant l'en-
Kmi qui avance, sombre, irrésistible, inévitable, on abandonne les
bbiiatioDS; on se réfugie sur les coteaux, dans des édifices bâtis sur
fe lieux élevés, tels que les églises et les moulins. Cest de là que
fer^rd effaré des babitans s'étend sur les campagnes noyées, sur
I» villages où Ton a laissé des amis. Apercevez-vous là-bas cette
BusoDoùbnile une petite lumière? Une ombre de femme se des-
*»c sur Ja vitre éclairée. Cette femme a refusé de prendre la fuite;
^ glâçoD énorme lieurte la maison et l'emporte. De aK)ment en mo-
02 REVUE 0E3 DEUX MONDES.
I
inent passent, dans un tourbillon d'eau et de glace, des toits, des ^
meubles, des cadavres d'animaux domestiques. Hélas! n'avez-vous ^
pas vu flotter un berceau vide? Qu'est devenu l'enfant? qu'est de- ^
venue la mère? Une pitié morne, taciturne, glacée comme le cid, ^
a d'abord engourdi les bras. Cependant tous les courages ne se liûa* .
sent point abattre. Grand est le désastre, mais grand aussi est le
dévouement, et l'homme se montre aussi magnanime que la na- ,
ture est inexorable. Il est beau de voir, au milieu de ce fléau, des
malheureux luttant avec sang-froid contre la grandeur du danger,
non pour eux-mêmes, mais pour leurs semblables, qu'ils rame- '"
nent à bord tremblans, évanouis et sauvés. Le désespoir, la terreur,
la joie, toutes les émotions de l'âme qui rendent l'homme fou se "
croisent et se combattent au milieu de la confusion des élémens, [
comme si les lois du monde physique et du monde moral étaient à
la fois bouleversées.
Les inondations de 1855 présentent trois grands théâtres : 1* le»
pays submergés à partir du Wesel jusqu'à la rivière de l'Yssel, et
même en-deçà, près de Deventer et jusqu'au Wahal, près de Nimëgoe;
2"les campagnes entre la Meuse et le Wahal, ainsi qu'entre le Wahal,
le Rhin inférieur et le Leck; 3" la vallée de la Gueldre. Le déluge, .
embrassé dans son ensemble, défie en quelque sorte la compassion
humaine, car c'est une des infirmités de notre nature de ne saisir
l'ensemble de rien, pas même des grandes douleurs. 11 convient donc
d'arrêter notre attention sur un des points saillans du désastre. A
quelques minutes du chemin de fer qui relie Utrecht et Harlem, s'é-
lève le petit village de Venhendal (1). Assis sur d'anciennes tourbières
qui ont été jadis exploitées et qui ont laissé un terrain humide, coupé
de fossés remplis d'eau, surtout en hiver, il est habité par une po-
pulation pauvre, dont la principale industrie consiste à filer de la
laine. Il y avait cent quarante-quatre ans que ce village n'avait été
inondé. Cette longue trêve avait inspiré aux habitans une confiance
funeste et leur avait fait négliger les précautions que commandait la
nature du sol. Le 5 mars 1855, on apprit que la digue, située entre
deux collines, et qui sert de rempart à la vallée de la Gueldre, ve-
nait de se rompre. Des messagers à cheval apportaient de moment
en moment des nouvelles alarmantes. Le village le plus voisin, Elst,
venait d'être saisi par l'inondation. Les habitans se portèrent aussi-
tôt dans la direction du fléau; mais, arrivés à moitié chemin, ils
virent un paysan qui, pâle, éperdu, accourait en toute hâte et leur
donna le conseil de retourner pour n'être point coupé par l'ennemi.
Ils revinrent. A leur entrée dans le village, ils trouvèrent tous les
(1) Venhendal signifie en hollandais o vaUée des tourbières. »
LA MÊERLA.NDE ET LA YIE HOLLANDAISE. 9S
lisipsmqaiets : les femmes étaient éplorées, les petits enfans s'ac-
GTOcbint aux mères et poussaient des cris de détresse. Plus bar-
6,163 jeunes gens, les adolescens même, aidaient à porter les
■eoUes sur des chariots, à sauver le bétail; on enlevait les malades.
Uftadani les eaux ne paraissaient pas encore. A deux beures de
b mit, on vit, au clair de la lune, la glace se dresser dans les
lots qui s* avançaient. L'efTroi fut universel. La blancheur des gla-
çws rejaillissait en une lumière électrique assez semblable à celle
qœ dégage dans la nue un tonnerre lointain. Cet éclair de glace fut
soiri d'an long et terrible craquement. Les babitans des parties les
plus basses du village se réfugièrent dans les parties élevées, et sur-
tout dans 1 église : les pauvres fuyards s'y précipitèrent comme
prar demander à Dieu l'hospitalité. La nuit se passa dans des an-
goisses inexprimables. Le lendemain, les eaux pénétrèrent dans le
fîUage; elles envahirent successivement les rues et la grande route,
qui forent sillonnées de bateaux (1). Deux jours plus tard, la partie
h plus élevée de Venbendal était atteinte, et les chaloupes passaient
sur le marché comme sur un lac. Heureusement, pendant ces
tristes journées, le ciel resta calme : si le vent eût souillé, un quart
de la province eût été emporté.
A la suite de tels bouleversemens de la nature arrive un fléau plus
triste encore, la faim. Les malheureux qui s'étaient réfugiés dans
relise de Venhendal manquaient de vivres. Des caravanes de fem-
mes, d'enfans, de vieillards, erraient silencieuses et sombres autour du
théâtre de Tinondation, cherchant la terre ferme et un toit pour s'y
reposer de leurs fatigues. Par suite de l'entassement de toutes ces
misères humaines dans les granges, des maladies commençaient à se
déclarer. Cinq cents des plus pauvres habitans de Venhendal furent
alors dirigés, par les ordres du roi, sur la viKe d'Utrecht (2). Une
ricîlle ^lise de cette ancienne cité avait été disposée pour les
recevoir. Les dons affluèrent: on envoyait du linge, des habits,
de l'argent. Une commission, qui s'était formée volontairement,
recevait les oflrandes et dirigeait le service : elle se montra con-
stamment intelligente pour le bien et supérieure aux difficultés.
Sms visitâmes les pauvres inondés de Venhendal daps leur église,
à Fbeure du repas qu'ils prenaient en commun, autour de tables très
amples, mais proprement et abondamment fournies. La figure de
ces malheureux respirait un air d'indifférence et même de joie qui
contrastait avec leur triste condition. La vérité est que quelques-uns
(I) Les babitans de Venhendal, comme d'ailleurs beaucoup de paysans néerlandais,
«eiemient, en temps ordinaire, de barques pour transporter les engrais et les produits
^Uterrc.
[^ Une moitié dn Tilloge dépend de la proyince d*Utrecbt et Tautre de la Gueldre.
0& BEVUE DES DEUX MONDES.
d'entre eax ne s'étaient jamais vus si bien traités : la charité pti-
blique leur avait fait des loisirs qui succédaient doucement à de pé-
nibles émotions et à une vie de dur travail. Une vieille femme, k
laquelle on demanda si elle ne s ennuyait pas, répondit avec une
naïveté touchante : « Comment voulez-vous que je m*ennuie ici? je
n*ai rien à faire. » La plupart des fileuses de laine avaient cependant
repris leurs occupations ordinaires; des rouets en mouvement palpir
taient sous leurs doigts. Quelques-unes de ces femmes avaient cette
beauté du malheur qui pénètre Tàme. Leur costume était rustique,
mais convenable. Les dames de la ville avaient tout d* abord envoyé
des objets de leur garde-robe pour habiller ces infortunées : le pi"é-
sident de la commission jugea avec un goût parfait que ces vête-
mens de luxe, bien loin de rehausser la condition de ces pauvres
villageoises, feraient d'elles les caricatures vivantes de la bienfaisance
publique. La plupart de ces femmes avaient des enfans, quelques-
unes étaient môme accouchées depuis la catastrophe. Ces pauvres
petites créatures aux yeux bleus, aux cheveux blonds, à la figure'
ignorante du mal, étaient caressées par leurs mères avec un orgueil
et une tendresse qui n'avaient rien d'étudié. Dans toutes les condi-
tions de la vie, dans tous les rangs de la société, la femme ne se
montre jamais si bien mère qu*api-ès un danger qui a nris son exis-
tence en question et celle de son enfant. L'église, convertie en lieu
d'asile, était appropriée, non sans art, à la nouvelle destination, et,
8Î on l'ose dire, au culte nouveau qui venait de s'y établir. Les exer-
cices de la journée étaient marqués par le son de la cloche : l'ordre le
plus parfait régnait, et le lien de la discipline était visiblement lare-
connaissance. Une partie du bâtiment avait été préparée pour la nuit:
les hommes et les femmes couchaient séparément dans des cases, sur
un lit de paille. Dans cette église, d'où le service religieux s'était re-
tiré pour céder la place au soulagement des misères humaines, le
christianisme en était revenu à l'histoire de la crèche. Des murs sanc-
tifiés naguère par la prière, sanctifiés maintenant par la bienfaisance
publique, des victimes rachetées par le sentiment qui honore le plus
les civilisations mDdernes, des souiïrances consolées, tout cela était
bien placé dans la maison de celui qui préférait la miséricorde au
sacrifice.
Le lendemain de notre visite aux inondés, nous nous rendîmes
par le chemin de fer sor le théâtre même de 1 inondation. Par le
même convoi, des femmes que nous avions vues la veille dans l'église
d'Utrecht retournaient à Venhendal; elles allaient retrouver leurs
pauvres maisons et s'assurer par elles-mêmes de l'étendue des dé-
sastres. Le chemin de fer avait été lui-même frappé et rompu par les
vagues : la circulation n'était rétablie que depuis une semaine. Ar-
LA NÉSBIANDB ET LA VIE HOLLANDAISE. 95
iM kU stathm, près de Venhendal, nous demandâmes la Toitnre
^codoîsait an village; oa nous montra une barque. I.es chemins
nrfet étaient encore sous Teau. Ce fut un triste et pénible voyage.
tm allions, à vrai dire, reconnalti-e un village perdu. La vue seule
defieuz pouvait donner une idée dès pertes que les babitans avaient
esnyées. A chaque instant, le long d*une mare profonde qui avait
âé jadis une chaussée, nous rencontrions des toitures dont les tuiles
anicDt, pour ainsi dire, été efleuillées, des pans de muraille renver-
lès, déchirés, des portes enfoncées, des vitres brisées, des greniers
foopos qui pendaient tristement sur des pilotis mis à nu, en un mot
des sipelettes de maisons. Ailleurs, ce n'étaient plus que des lam-
benudemaçonnerie, des amas de décombreset de briques, un fouil-
fissaoB nom. Plus nous avancions dans Tintérieur du village, et plus
noire émotion redoublait à la vue de ces habitations sans babitans,
de oetle petite église qui avait servi d'arche au milieu du déluge, de
ces rues qui ét:ûent une rivière. Notre barque s'arrêta. Nous en-
trimes dans quelques maisons : les moine maltraités d'entre ces
pamrres gens étaient occupés à réparer ce qui pouvait encore être
sauvé de leurs meubles et de leurs instrumens de travail. Une ligne
coduleuse marquait sur les murs intérieurs la hauteur à laquelle les
eaux s'étaient élevées. Nous avions partout devant les yeux la déso-
htioo, la destruction, la misère.
La barque que nous avions frétée se remit en route et se dirigea
▼ers la campagne avoisinante. Ce n'était qu'une mer, au-<lessus de
laquelle s'élevaient des tètes d'arbres. Une bande de canards folâtres
nageait avec des cris autour de la barque et insultait par sa joie à la
mélancolie du paysage. Si loin que s'étendît le regard, on voyait
Feau, toujours l'eau. Un rayon de soleil était répandu comme un
iourire de réconciliation ou d'ironie sur cette vallée, creusée naguère
par la bêche et la charrue, labourée maintenant par la rame. Si nous
avions pu oublier l'bomme, nous nous serions volontiers complu
dans la contemf^tion de ce lac, sous lequel les semailles et les
espérances de l'année étaient ensevelies. La nature se montre belle
jusque dans ses ravages. Nous eûmes la curiosité d'aller jusqu'à
feodroit où la digue du Rhin s'était rompue. La blessure à travers
laquelle le fleuve avait perdu ses eaux était fermée par des travaux
provisoires. La vue de cette cicatrice durcie au flanc du géant était
bien faite pour inspirer une grande idée des ouvrages de l'homme
et des forces tumultueuses de la nature. Quant au Rhin, il était rentré
dans son lit, tranquille et sommeillant comme un lion dans son
antre après un mauvais coup.
S l'homme se montre supérieur à la puissance aveugle des élé-
Wos, c'est surtout par le courage moral, par l'oubli de soi-même et
^6 REVUE DES DEUX MONDES.
par l'exercice de la générosité publique. La poésie et la peinture
.s'emparèrent bientôt de ces scènes locales où la sympathie, l'admi-
ration et la pitié s étaient égalées aux proportions terribles du fléau.
On avait vu dans le pays inondé par le Rhin ce que peut le senti-
ment du devoir aux prises avec la fureur des élémens. Devant une
calamité semblable, devant un héroïsme si désintéressé, toute la
Hollande s'émut. Une souscription fut ouverte et devint une aOaire
nationale. Les troncs coururent de ville en ville. La Haye, à elle
seule, contribua pour une somme de 65,000 florins. Dans ce pays,
où chacun est en quelque sorte menacé par Teau dans ses foyers et
dans ses autels, il existe entre tous les Hollandais une fraternité tou-
chante et soudaine pour les victimes de chaque grande inondation.
Cette compassion natt de la communauté du danger, mais elle est
aussi dans le sang, car la race néerlandaise se montre généralement
charitable. L'émotion produite par les derniers malheurs s'est éten-
due au-delà des frontières hollandaises : de la Belgique, de l'Angle-
terre, de r Allemagne, des secours sont arrivés aux victimes de l'inon-
dation (1). Puisse ce généreux mouvement se propager et attirer
quelques dons nouveaux sur des populations dont les plaies saignent
encore ! La conscience antique frémit le jour où un acteur récita sur
la scène romaine ces simples mots : Homo sum^ humani nihil à me
alienumputo. Il est temps, il est juste que les nations se disent de
même : « Je suis peuple; rien de ce qui arrive aux autres peuples
ne m'est étranger. »
Aujourd'hui les traces du dernier déluge ne sont pas entièrement
effacées; les eaux se retirent, mais lentement, et cette retraite dé-
couvre de plus en plus l'étendue des ravages. D'énormes troncs d'ar-
bre ont été coupés par la glace; des maisons pourries par les eaux
s' écrouleht encore tous les jours. Cependant le paysage renaît. C'est
un spectacle tristement beau , unique dans le monde, que cet ar-
chipel d'Iles, ces fermes, ces campagnes, ces villages sortant avec
le printemps des flots d'une mer qui s'abaisse. Semblables à la bai-
gneuse qui secoue au soldl ses membres retrempés et vigoureux, les
terres de laGueldre, de l'Over-Yssel, du Brabant septentrional se re-
montrent plus fécondes qu'avant l'inondation. Des colombes vien-
nent, comme au temps de Noé, reconnaître que le pays est desséché
et ramènent l'espérance. Il était depuis longtemps question de creu-
ser dans la province d'Utrecht un canal vers le Zuiderzée : les eaux,
depuis la dernière inondation , ont tracé elles-mêmes le plan de ce
(1) Tout dernièrement encore, une société de musique est venue de Matines donner
des coacerts en faveur des inondés, à La Haye, à Rotterdam, à Dordrecbt. Toutrs ces
viles étaient pavoisées comme pour une fête. C'était une réconciliation de la Belgique
et de la Hollande sur Tautel de la charité.
LA NÊERLANDE ET LA TIE HOLLANDAISE. 97
canal, eo se frayant un passage vers le golfe. On dirait comme
une nouvelle rivière provisoire que s'est donnée la Néerlande. Les
changemeos introduits ainsi dans la configuration du delta par le
débordement des fleuves ont dû être considérables. A chaque inon-
dition nouvelle, des terres stériles se sont trouvées fécondées par
le limon de la Meuse ou du Rhin, sorte d'engrais voyageur que
les eaux traînent après elles, tandis que d'autres parties fertiles de
la province se sont au contraire changées en sables. Sur certains
points le niveau des terres s'est élevé, sur d'autres il s'est abaissé.
Cette acUoD des fleuves est lente, il faut plusieurs déluges successifs
pour qu'on puisse même la constater; mais nous devons toujours
nous souvenir que les siècles sont comme de la poussière dans le sa-
Wier d3 la nature. Ces changemens seraient d'ailleurs plus rapides,
âlamain de l'homme n'était là, toujours présente, pour elTacer les
tracfô d'altération, et pour ramener le pays aux conditions artifi-
cielles de la culture des terres. Dans les temps anciens, le lit des
fleuves étant bien plus incertain que maintenant et l'intervention de
Fhomme étant moins efficace, les inondations ont dû être plus fré-
quentes , et les conséquences de ces débordemens beaucoup plus
graves. Une grande partie de la Hollande consiste effectivement en
terrains d'origine récente, dus principalement à l'action des eaux.
Ces terrains, l'époque historique les a vus naître, et ils se forment
encore tous les jours sous nos yeux. Une création incessante, et
doot les signes sont visibles, ne doit point nous étonner dans un
pays où les déluges, qui ailleurs sont de l'histoire ancienne,
presque de l'histoire fabuleuse, constituent de l'histoire toute mo-
<krae. Des fouilles nombreuses ont prouvé en outre que les terrains
dont l'origine se rapporte aux eaux douces alternaient, en Hollande,
avec les terrains que déposent les eaux salées. Pour expliquer le
mystère de cette nouvelle formation, il est nécessaire de recourir à
un autre ordre de phénomènes naturels, qui sont plus ou moins par-
ticuliers à la géographie des Pays-Bas.
11.
Nous venons d'indiquer à grands traits l'histoire des inondations
fluviales : il existe pour la Hollande un autre ennemi plus terrible
encore, la mer. Le Rhin et la Meuse ont plusieurs fois désolé ce pays;
mais, à l'exemple du Nil, ces fleuves débordés fécondent en rava-
geant. Il n'en est pas ainsi des inondations marines : ces dernières
laissent au contraire derrière elles la stérilité, la mort. Nous avons
dit que, dans sa lutte avec l'Océan, le Rhin paraît avoir été vaincu :
les défaites du fleuve peuvent s'évaluer par les empiétemens de la
Tonn. "^
98 BEYUE DES DEUX MONDES.
mer sur le sol de la Néerlande. C'est sur ces progrès de la mer que
notre attention doit maintenant se porter.
Que la forme primitive de la Hollande ait été altérée dans le cours
des siècles, que, par suite des invasions successives de la mer, Téteft-
due de cette contrée se soit trouvée de plus en plus circonscrite,
c'est un fait dont témoignent à la fois des récits douteux et des docu-
mens positifs. Il existe une ancienne tradition qui veut que, dans
les temps reculés, on ait aperçu des côtes de la Hollande les côtes
de l'Angleterre. Un des changemens les plus considérables qu'une
portion des Pays-Bas aurait subis se rattacherait, selon quelques
géologues, au cataclysme qui sépara, dit-on, la Grande-Bretagne du
continent. On conçoit en eiïet que la langue de terre qui s'étendait
entre Douvres et Calais ayant été brisée, la mer ait dû maltraiter
dans ce mouvement les côtes anciennes de la Batavie.
Nous ne nous arrêterons point à ces récits plus ou moins fabuleux,
à ces cataclysmes peut-être imaginaires, ou tout au moins sur la
date desquels les savans ne sont pas d'accord : il est un autre ordre
de monumens plus certains qui prouvent que la constitution physique
du pays a changé depuis des époques relativement récentes. Il suffit
de visiter avec attention les côtes du sud de la Hollande pour juger
par soi-même de l'étendue des changemens introduits dans la forme
du delta. Cette plage désolée qui s'étend depuis Ostende jusqu'à Har-
lem et depuis Harlem jusqu'au Helder, ces dunes sapées par la vague,
ces bancs de sable déchirés, tout cela porte la trace des ravages de
rOcéan. Au mois de mars (c'est le mois des tempêtes), nous avons
vu, sur plusieurs points, les côtes de la Hollande battues, ébranlées
par la fureur des vagues, que poussait un formidable vent d'ouest :
c'était à croire que la terre allait s'enfoncer. Il est malheureusement
trop certain que les barrières élevées contre les flots ont cédé. Tune
après l'autre, surplus d*un rivage depuis les temps historiques. Des
chaînes de dunes ont été dévorées, cette perte augmente constan»-
ment, et l'on peut déjà prévoir le jour où cette défense naturelle
devra être remplacée par une digue. C'est seulement au moyen de
remparts artificiels que, plus loin vers le nord, quelques places ont
pu être maintenues contre les forces assaillantes de la mer, et en-
core ces ouvrages de pierre s'affaissent-ils de divers côtés. La forme
seule de la Hollande est en contradiction avec celle des autres deltas,
et indique par cela même une altération lente, mais continuelle.
Trois fleuves comme le Rhin, la Meuse et l'Escaut, qui déchargent
concurremment leurs eaux presque sur le même point géographique,
ont dû étendre autrefois dans la mer un promontoire ou tout au moins
une langue de terre semblable à celle que projette le Mississipî. Or
aujourd'hui on cherche en vain ce promontoire : les contours de la
LA NÊERLANDE ET LA VIE HOLLAlfDAISE. 9#
Mlande sont au contraire aflaissés, rentrés, comprimés; ils décri-
vent une courbe concave, une échancrure.
La mer mine les côtes de la Hollande, c'est un fait constaté : l'œil
peut suivre, à travers des écroulemens de sable, ce triste et silen-
cieux travail de destruction; mais il existe de ce cataclysme perpé-
toel des témoins plus irrécusables encore. A Katvijk, le village de
pêcheurs dont nous avons parlé, près de l'endroit où, soutenu par de
magnifiques travaux d'art, le Rhin s'écoule laborieusement dans la
mer, nous avons vu, par les marées basses, les fondations d'un châ-
teau romain (la maison des Breiom) qui dominait la bouche du
fleave dans un temps où le Rhin, alors plus jeune et plus vigoureux,
se portait lui-même dans l'Océan. C'est une preuve évidente que le
sol a reculé; mais ce n'est point la seule. On a conservé le souvenir
d'une antique forêt qui couvrait autrefois la Hollande méridionale, et
qui s étendait même très avant vers le nord; les arbres qu'on retrouve
coocliés dans les tourbières, à une heure et demie de la côte, sont,
selon toute vraisemblance, les cadavres de cette ancienne forêt, que
k vent ou les inondations ont dépeuplée, que la hache a détruite.
Tout porte à croire que ces géans de la végétation du Nord s'élevaient
sar des terres alors éloignées de la côte. Ces conjectures ont pour
fondement certains faits positifs. Plusieurs tourbières, qui doivent
leur origine à l'eau douce, se rencontrent aujourd'hui, spécialement
du côté du Zuiderzée, sous le niveau de la mer. Tout dans la physio-
nomie actuelle du delta indique donc de vastes et profondes révolu-
tions. Une partie de ces changemens s'est accomplie presque sans
désastres; d'autres fois au contraire l'homme a été non-seulement
témoin, mais acteur de ce grand drame de la nature. Les anciens
habitans de la Hollande ont péri par milliers au milieu des guerres
intestines de la terre et de la mer. Les événemens géographiques
dans lesquels se sont trouvés enveloppés des villes, des villages, des
populations entières, fournissent, depuis l'ère romaine, le sujet d'une
histoire tristement authentique, à laquelle ne manquent ni les dates,
ni les récits des contemporains. La Hollande, ce vaste radeau flot-
tant sur les vagues de la Mer du Nord, a vu plusieurs fois la tempête
déchirer ses flancs, et lui enlever une partie de ses hommes, de ses
troupeaux, de ses richesses.
Du temps des Romains, il y avait une plaine d'une grande fertilité
i l'endroit où l'Ems entrait dans la mer par trois bras. Cette con-
trée basse projetait une péninsule au nord-est, du côté de Emden.
Eo 1277, un déluge détruisit d'abord une partie de cette péninsule :
trente-trois villages périrent (1). A cette incursion de la mer est due
|f ) U nawïïtàr da ee dânstie est oontignô dans une carie géo^rapluque f&ite pour
Ktncer le soareoir de révôueinent; on y Ut celte iuscriptioii brève et triste cobuqa ont
100 RETUE DES DEUX MONDES.
l'existence du Dollard, ce golfe dont le nom en hollandais signifie le
funeuXj sans doute pour exprimer l'impétuosité du choc qui rompit
les défenses naturelles et ouvrit le passage aux vagues. D'autres
inondations survinrent à différentes périodes dans le cours du
XV siècle. En 1507, une partie seulement de Torum, ville considé-
rable, était demeurée debout : le reste de cette ville, en dépit de l'é-
rection des digues et du barrage des rivières, fut enfin emporté;
cinquante monastères disparurent, engloutis, balayés par les flots.
Une des plus mémorables entreprises de la mer est encore celle
qui éclata le 18 novembre 1421. Sur une réunion d'îlots formés par
les sables de la Meuse s'élevaient soixante-douze villages : en un in-
stant, les sables furent remplacés par un désert d'eau. La marée avait
fait éclater une écluse près de Wieldrecht, dont il n'est resté que le
nom. Trente-cinq villages furent irrévocablement perdus : on n'a pu
en découvrir aucun vestige, si ce n'est pourtant une vieille tour,
morne, solitaire, appelée la maison de Merwed. Plus tard, pour fixer
les lieux où il était permis aux pêcheurs de jeter les filets, on recons-
titua par conjecture le cours de la rivière, le vieux Maas, qui tra-
versait le pays avant la submersion. Chercher dans l'eau où fut une
rivière, quelle sombre et biblique figure du déluge! L'endroit où les
villages ont été détruits porte encore aujourd'hui le nom de Z?/>5-
bosch, bois de joncs (1) .
Tous ceux 'qui ont vu La Haye connaissent le village de Scheve-
ningue, auquel conduit une des plus agréables routes qui existent
dans le monde. Scheveningue était autrefois éloigné de la mer, et
maintenant il touche à la plage. En 1570, la moitié de l'ancien vil-
lage a disparu sous les flots. L'église actuelle, dont le charmant clo-
cher semble demander grâce à la mer, fut élevée au milieu des sa-
bles pour en remplacer une qu'on avait construite à deux mille pas
plus avant sur la côte, au centre du village d'alors, et qui fut anéan-
tie (2). Plus loin, vers Katvijk, autre village de pêcheurs, la mer,
en quinze années, et cela au xvii» siècle, avait fait disparaître quatre-
épitaphe : Anno 1277 maris inundafione 33 pagi hoc in loco periere. Une antre carte
manuscrite^ en parchemin, représente les trente-trois villages qui existaient avant
Tinondation, avec le cours des rivières et le tracé des routes. Cette carte est d'ailleurs
conjecturale : les cartes positives ne remontent point en Hollande plus haut que le
milieu du xvi« siôcle.
(1) A ces exploits de la mer se rattachent des chroniques locales. On raconte qu'an
enfant de Tun des villages sur lesquels l'inondation allait s'étendre vit, en pompant de
l'eau, sortir des poissons de mer. Tout surpris, il avait divulgué le fait, mais on en avait
ri. Lui, plus sage, se décida à prendre la fuite. Peu de jours après, la catastroi he sur-
vint. Cet enfant fut le seul de son village ou presque le seul sauvé. Malheureusement
la tradition ajoute que l'enfant, devenu honmie, fit un mauvais usage de sa sagacité : il
Tola et fut pendu.
(S' I ors de sa destruction, elle venait d'être érigée en paroisse, après avoir été long-
temps une chapelle.
LA NÊEELATiDE £T LA VIE HOLLANDAISE. 101
fingts maisons. 11 y avait deux rues qu'on cherchait et qu'on ne trou-
vait plus. Nous abrégerons cette trop longue histoire. Ceux qui croient
que notre planète doit périr par Teau trouveront dans les tragiques
aoDales de la Hollande un avant-goût de leurs sinistres prophéties.
Là, rhomme a senti de siècle en siècle la terre manquer sous ses
piels; il a vu les abîmes de l'Océan monter au-dessus des contrées
les plus florissantes et les balayer comme le flot qui raie le sable.
Les auteurs latins ne font aucune mention de l'énorme golfe par
lequel la mer pénètre aujourd'hui si avant dans les Pays-Bas. Divers
récits indiquent au contraire que la Frise touchait alors à la Hollande
par la terre ferme. Il existe une carte de 1584 dans laquelle l'auteur,
Abraham Ortelius, reconstruit, sur le témoignage des historiens, l'an-
denoe configuration du pays avant l'existence du Zuiderzée. Là s'é-
tendait une vaste région , entrecoupée par différens lacs intérieurs :
le plus considérable de ces lacs était le lac Flevo ( Vlieland)^ dont
parle Tacite. Ce lac s'était formé, selon Pomponius Mêla, par les dé-
bordemens du Rhin. Il était traversé par une rivière du même nom
{Flevum), qui avait son embouchure dans la mer. Un jour l'Océan
s'élança, creusa un isthme et entra dans le lac Flevo : renforcé de cet
auiiiiaire, Tennemi ne tarda point à s'avancer dans l'intérieur du
pays. Les invasions successives par lesquelles une grande partie du
territoire fut transformée en une baie commencèrent et finirent avec
le 5111* siècle. Des documens certains, des relations écrites par les
habitans des provinces voisines, témoins contemporains du désastre,
ne laissent aucun doute sur la formation récente du Zuiderzée. C'est
par des mouvemens réitérés de la mer qu'une immense étendue de
terres basses a été ensevelie. En l'année 1205, l'Ile appelée mainte-
nant Wieringen, au sud du Texel, faisait encore partie de la terre
ferme; elle en fut détachée par plusieurs déluges dont on connaît
les dates : en 1251, la séparation était achevée. Encouragée par ces
premiers succès, la mer se jeta sur un isthme riche et populeux, qui
s'étendait au nord du lac Flevo, entre Staveren en Frise et Meden-
blick en Hollande; vers l'an 1282, toute cette région était anéantie.
n est impossible de promener ses regards sur les côtes du Zuiderzée,
à belles Tété, si calmes parfois, sans songer aux catastrophes qui
ont fait cette mer, aux cités florissantes qui ont trouvé leur tombeau
dans ses vagues.
Ces révolutions de la nature ont exercé une influence sur l'histoire
politique des Pays-Bas. La destinée des villes qui touchent aujour-
d'hui les bords du golfe a été modifiée par suite des changemens
survenus dans la géographie de cette contrée. L'importance d'Enk-
boisen, de Medenblijk, de Hoorn, anciennes métropoles de la Frise
tt temps où l'espace occupé maintenant par le Zuiderzée faisait
102^ REVUE DES DEUX MONDES.
eucore partie du continent, a successivement décru depuis la fonnar*
tiM»de.la baie. C'est à ce déclin et aux évéoemens qui Font amené
qv'rAfnsterdam doit d'être aujourd'hui une des principales villes da
monde. et un des ports les plus fréquentés par les vaisseaux. Le».
Vifyi^eiirs qui passent à Amsterdam négligent trop généralement de^
vÎBÎter Marken, Urk et Schokland; ces trois îles du Zuiderzée sont les*
derniers vestiges du continent qui a sombré. Tout homme qui se
livre à l'étude des pays et des peuples doit entreprendre ce voyage,
qui est en même temps un cours d histoire. Les habitans de ces trois
lies, séparées de la terre ferme et comme démembrées l'une après
l'autre par de terribles inondations en sont restés aux divers degré»
de. l'échelle morale où le cataclysme les a saisis. Voyager dans le
Zuiderzée avec ce point de vue, c'est revenir dans le passé. Quel
ne fut pas notre étonnement de voir ces débris de races anciennes
sortant de l'abtme des eaux et de l'océan des âges avec les mœurs»
le langage, las traditions, les coutumes et les figures d'un autre
temps ! C'était pour nous comme une apparition des anciennes socié-
tés^ Les Bataves et les primitifs Frisons ne sont pas morts; vous les
retrouvez là. Dans ces Iles, dernières traces de la terre ferme, et sur
les: côtes voisines du Zuiderzée, on est surpris de rencontrer un
élrange assemblage de traits particuliers, de caractères physiques et.
siirtout de costumes qui ne se retrouvent ailleurs que chez plusieurs
nations différentes. Ces médailles vivantes attestent l'origine d'an-
ciennes races qui ont conservé leur genre de vie, leurs travaux ba^
biiuels, leurs modes, leur physionomie distincte. On a de la sorte
sous les yeux non-seulement la preuve matérielle d'anciens déluge»
qui ont laissé partout des monumens de destruction, mais encore
des fossiles d'un ordre nouveau qui détachent, pour ainsi dire, dan»
laivie les formations successives de l'histoire. A mesure qu'on s'é-
l(»gne des côtes du Zuiderzée, c'est-à-dire du théâtre des anciennes
catastrophes, on voit en grande partie disparaître, chez les habitans
de l'intérieur du pays, les caractères de cette originalité saisissante.
Les types s'effacent dès que les communications géographiques se
rétablissent. Le naufrage d'une partie du continent a donc isolé cer-
taines populations de la société des Pays-Bas, et, en les détachant
de. la terre ferme, il les a, pour ainsi dire, pétrifiées dans les formes
anciennes, mais diverses, de la civilisation.
La formation tempétueuse du Zuiderzée paraît avoir été la consé-
quence de désastres encore plus anciens. Tout au nord de la Hol-
lande, on rencontre une série d'Iles égrenées dans l'Océan comme,
les perles d'un collier dont le fil est rompu. Ces iles sont les dernier»
reliefs d'une côte qui servait autrefois de rempait aux Pays-Bas; ce:
rempart a été enfoncé, et les débris en ont été dispersés dains la Mer
LA NÊEBLAffDE ET LA ^E HOLLANDAISE. 163
dolM. Le nombre de ces îles a diminué environ d'un tiers depuis
letPBipsde PKne, car ce naturaliste en comptait vingt-trois entre le
TaeleirEider, tandis que nous n'en comptons plus maintenant que
sœ. Encore ces îles ne sont-elles que les mines d'une ruine. L'an
W, Héligoland, situé à Tembouchure de l'Elbe, commença d'être
togreienté par les vagues; dans les années 1300, 1500 et 1649, d'au-
tres parties de terres furent abîmées, jusqu'au moment où enfin un
ffui débris de l'île originelle restât debout. Un rocher de martre
n»ge, haut environ de deux cents pieds, est là qui surnage au dé-
svtre, comme un de ces grands cbénes qui survivent aux forêts dis-
parues.
Pour être juste envers l'Océan, nous devons placer, en face de
eettc sombre liste de villes détruites, noyées, de villages perdus, de
rèjioBs entières supprimées, le tableau plus consolant des restitu-
tk»sde la raer. Aux grandes destructions de terres succède généra-
leneDt une réaction sur une certaine échelle. Entre Anvers et Nieo-
pwl s* étend une contrée basse qui consistait, du temps des Romains,
«bois, marais, tourbières, et qui était protégée contre l'Océan par
me chaîne de dunes; cette chaîne céda, vers le v» siècle, à la fureur
des tempêtes. De mer qu'elle était devenue par suite de l'irruption
des eaux, cette contrée est aujourd'hui terre ferme et supporte une
issez nombreuse population. Il est vrai que ce changement est dû,
en partie du moins, à l'industrie et au courage des habitans, qui ont
9Q profiter des bancs de sable déposés par la mer pour reprendre,
«quelque sorte pied à pied, le sol que la m3r leur avait enlevé. Le
Berne fait s'est reproduit dans le Biesbosch; là aussi l'eau a rendu
»e partie des terres qu'elle avait ravies. L'emplacement des vil-
lages sabniergés est indiqué maintenant par das terrains d'alluvion
^ni s'élèvent peu à peu. D'immenses plaines, portant déjà d'abon-
dantes moissons de grains, ont pour ainsi dire oublié que là fut la
»er. La vue de ces anciennes terres déchiquetées par l'eau et au-
jourd'hui renaissantes est un des spectacles les plus faits pour dé-
voiler la marche de la nature, qui crée avec la* destruction même.
L'eau débordée, furieuse, dépose avec le temps sur le théâtre de
finondation le contre-poids de ses conquêtes et de ses violences.
Parle mouvement naturel des choses, il se forme de siècle en siècle
des bancs de sable que recouvre un limon fertile : ainsi la terre,
envahie, vaincue, engloutie, se relève à la longue et se fortifie en
({iielque sorte de ses défaites.
Intéressante au point de vue de la géographie et de l'histoire, la
formation de la Hollande ne l'est pas moins au point de vue de la
géologie philosophique. Les savans se sont plus d'une fois demandé
•i les lois en activité sur le globe, durant l'âge embryonnaire de
104 REVUE DES DEUX MONDES.
notre planète, différaient beaucoup de celles qui déterminent l'éco-
nomie actuelle de la nature. La réponse à cette question est peut-être
dans Thistoire physique, ou, si Ton peut s'exprimer ainsi, dans la
genèse de la Hollande. Il n'y a pas deux systèmes dans la nature, il
n'y a pas une géologie morte et une géologie vivante : partout où les
causes neptuniennes ont agi dans les âges les plus reculés du globe,
elles ont dû agir comme elles se comportent depuis les temps histo-
riques sur le sol des Pays-Bas. Le duel de la terre et de la mer, qui
joue dans les cosmogonies antiques un si grand rôle, se prolonge ici
et amène les mêmes conséquences, — des déluges, des catastrophes,
des changemens dans la forme du delta. L'Océan se retire de cer-
taines côtes pour en occuper d'autres, rendant quelquefois ce qu'il
a saisi, et saisissant de nouveau ce qu'il a lâché, sans que la loi de
ces mouvemens soit encore parfaitement connue. A ce point de vue,
l'histoire géographique de la Hollande est, en partie du moins, le
secret de la création révélé. L'ensemble des événemens auxquels
le sol néerlandais doit sa naissance, les variations qu'il a subies,
nous mettent en effet sur la voie des causes qui ont plusieurs fois
modifié et qui peuvent modifier encore la constitution physique de
notre univers.
Quelques faits récens prouvent que l'Océan n'a pas renoncé à ses
prétentions sur la Hollande. Le 4 février 1825, la mer se souleva; les
eaux coururent dans l'Over-Yssel, dans la Frise, dans la Nord-Hol-
lande et dans la Gueldre. Cette inondation gigantesque fut, il est
vrai, de courte durée : elle se retira avec le reflux, mais en laissant
derrière elle le sentiment du danger qu'avaient couru les Pays-Bas.
A la vue de cette contrée que menace le niveau des fleuves, que
secouent les vents, qu'accablent de tout leur poids les marées, on
aurait lieu de craindre pour le sol de la Hollande, pour ses richesses,
pour son existence même, si dans cette lutte n'intervenait un agent
d'un ordre nouveau, une force morale qui fît contre-poids aux puis-
sances aveugles de destruction. Cette force existe : jusqu'ici nous
avons vu le travail de la nature; il nous reste à parler des change-
mens introduits dans la forme géographique des Pays-Bas par la
main de l'homme*
IIL
Lorsque les premiers habitans arrivèrent sur le sol de la Néer-
lande, que trouvèrent ils? Un marais. — Heureusement ces anciens
pionniers étaient les Bataves et les Frisons : les Bataves apparte-
naient à la race saxonne, race patiente et forte contre les choses, née
pour la conquête du sol; les Frisons, d'origine orientale, étaient ime
LA KÉEELANDE ET LA VIE HOLLANDAISE. 105
briDciie du rameau Scandinave. Ils venaient à la suite des glaces
et des blocs erratiques, car les déluges d'hommes suivent le chemin
tncé jar la nature aux grandes débâcles des élémens. Ces barbares
mofiamt de patrie; ils jurèrent de s'en donner une. C'était un
amie à faire; il fallait commencer, comme dans les cosmogonies
u&pe^ par séparer la terre d'avec les eaux. Ce fiai lux de la puis-
flioe humaine, cette seconde création dans laquelle l'industrie se
■OQtre constamment la rivale de Dieu, ce triomphe de l'intelligence
sv 11 matière, sur le chaos, tout cela ne fut pas l'œuvre d'un jour.
Homme ne crée point d'une parole; il crée, comme la nature, avec
k coDcours du temps et le développement successif de ses forces.
Quelques terres stériles, vagues, effondrées, que se disputaient alter-
latiTement les crues des rivières et les hautes marées, voilà le ber-
ceau des Pays-Bas. Le génie néerlandais a grandi dans une lutte
contre les élémens. Cette contrée, qu'habite une population nom-
brraseet florissante, est un véritable pays artificiel. Sans les Hollan-
dais, la Hollande n'eiisterait pas. Cette patrie est leur ouvrage, leur
création, et comme le Dieu de la Bible, ils ont le droit de trouver que
œ qu'ils ont fait est bien fait, et vidit quod esset bonum. Sans l'art,
jaoïaîs une telle région n'eût vu le jour; sans l'incessante vigilance
de ses habitans, elle se perdrait bientôt. Sa naissance est un miracle
da génie humain, sa conservation est un prodige. Nous allons étu-
dier les conditions au milieu desquelles cette annexe du continent
s'est affermie; nous rechercherons les procédés techniques à l'aide
desquels l'industrie des habitans'a repoussé les eaux, fondé des villes
sardes sables mouvans que réclamait et que réclame encore la mer,
CDcbalné le cours des fleuves, introduit l'agriculture dans des terres
basses et inondées, converti en un mot la Hollande primitive, —
noiosun sol qu'un mélange confus de terre et d'eau, — en une des
plus délideuses patries qui existent.
Od peut partager l'histoire hydraulique des Pays-Bas en trois
périodes : — les travaux d'endiguement entrepris contre la mer et
les fleuves, — la création des polders, — l'application des machines
iFassécbement des lacs intérieurs.
Les premiers habitans se campèrent sur des tertres et des monti-
cules qu'ils avaient eux-mêmes élevés. Cette position était sans cesse
inquiétée par l'état primitif des fleuves, sortes de torrens vagabonds,
ÎDcoDstans dans leur lit, qui ravageaient à chaque instant les timides
essais de culture. Il a fallu que l'art donnât des bords aux rivières
tx que les eaux apprissent à couler régulièrement vers la mer. La
première date de l'endiguement du pays ne saurait être fixée. On
crût que les Cimbres avaient établi des digues qui ont été détruites,
pois relevées plus tard sur les mêmes bases. Ces rivages artificiels
^ protégé la civilisation naissante; sans eux, la Hollande serait
i(M REVUE DBS DEUX MONDES*
restée ce qu'elle était à rorigine, une terre inhabitable. Une trar-
dition veut que la première digue de la Hollande méridionale ait
été établie contre le RbÎQ, aux environs de Leyde, dans le plat paya*.
Ce système se répandit : on se servit de semblables ouvrages pour
prévenir les irruptions de la Meuse. Les historiens ne sont point d'ac-
cord sur l'origine des travaux; les uns les attribuent aux seigneurs,
les autres au peuple. La noblesse avait autrefois une part dans réta-
blissement des digues; mais ce serait une erreur de croire que les
châteaux formassent les points de départ du système hydraulique;
beaucoup de châteaux, qui dominent le cours des fleuves et des ri-
vières, sont au contiwe de date beaucoup plus récente que l'en-
dignement. Ces remparts de terre ont été construits d'abord par dis-
tricts; les propriétaires du sol se cotisaient et formaient une sorte
d'assurance mutuelle pour se prémunir contre le débordement des
eaux. Les districts hydrauliques furent plus ou moins étendus,
plus ou moins bien constitués selon les besoins de la défense. Non-
SQulement la noblesse féodale fut étrangère à ce mouvement, mais
encore l'administration des eaux (le v)a(erstaal) donna naissance à
une noblesse nouvelle, d'origine toute plébéienne. Les comtes des
digues, comme on appelait les inspecteurs chargés de la surveil-
Unce des fleuves, jouissaient de pouvoirs très étendus, qui surpas-
saient même, dans les temps de crise, l'autorité des comtes propre-
ment dits. Partout la noblesse s'est grelTée à l'origine sur les conditions
de la conquête; comme en Hollande l'ennemi c'était le sol, les fonc-
tions qui avouent pour but la victoire de l'homme sur les élémens
furent de tout temps honorées. Les travaux entrepris dans les Pays-
Bas pour rectifier le cours des rivières ont été véritablement prodi-
gieux. Avant l'ère chrétienne, Drusus avait fait creuser un canal pour
joindre l'Ysselavec un bras du Rhin; un demi-siède plus tard, les
Romains lièrent un autre bras du Rhin avec le Leck, qui n'était jus*
que-là qu'une petite rivière; enfin,, de notre temps, de gigantesques
ouvrages ont réuni ce même Rhin à la Mer du Nord. H serait trop long
dç rappeler les autres conquêtes obtenues sur les rivières de la Hol-
lande, ces ennemies intimes du pays. La Bible nous représente quel-
que part le génie de Babylone assis superbement sur les quais de
la ville, et se disant à lui-même : C'est moi qui ai fait l'Euphratel A la
vue des magnifiques canaux qui relient ensemble les bras errans des
rivières, à la vue de ces fameuses digues qui retiennent, comme les
bords d'une coupe, les flots toujours prêts à déborder, le génie de la
Hollande peut dire avec encore plus de vérité : C'est moi qui ai fait
le RhinI c'est moi qui ai fait la Meuse! — La nature n'avait donné
aux Pays-Bas que des cours d'eau incertains et ravageurs : de ces
cours d'eau , l'industrie nationale a fait des fleuves.
Les procédés; d'endiguemenl varient avec. la. nature des obstacles.
LA KtMMUamE ET LA TIE HOLLANDAISE. 107
fiif'agit de surmonter. Ici» les digues sont de simples roumiHode
tmt ailleurs, on couvre le sol inégal ou mou d'une couche de fas-
QBfis quelquefois même il est nécessaire de soutenir ces remparts
mk\à brique. Malgré ces grands ouvrages, bien faits pour don*
KroK idée considérable du peuple qui les a élevés, Tétat desti-
nais de la Hollande laisse encore à désirer. Une commission, nom*
léf par Guillaume I^, publia en 1827 un volumineux rapport sur les
■aUeurs moyens de provoquer Técoulement des eaux. La plupart
è os projets pour raméUoration des rivières ne figurent encore que
nrb carte : les difficultés d'exécution, jointes à Tembarras des
ionces, les ont fait pemeltre à un temps indéterminé. D'un autre
(été, une opmion toute contraire s* est produite depuis ces dernières
nuées, fie ce que le système d'endiguement n'est pas toujours eOi-
Qce contre le débordement des eaux, quelques écrivains ont conclu
qi'oD avait eu tort d'endiguer les rivières. Ce paradoxe a été sou-
tem par Bilderdijk, un des plus grands poètes et un des meilleurs
esprits de la Hollande. Le principal grief sur lequel on s'appuie
pov accuser V intervention de l'art dans les ouvrages de la nature
est tiré de Tétat actuel des rivières. Le Ut des rivières en Hollande
t'èlèfe iasensiblement et toujours; les digues doivent s'élever dans
h même proportion, et en s' élevant elles faiblissent Fort des dan-
gers que suspend sur le pays cette situation des eaux, on s'est de-
mndé s'il n'aurait pas mieux valu abandonner les rivières à tous
birs caprices. Ces hvières, dit-on, auraient tracé elles-mêmes
kor vie à travers les terrains d'alluvion, et la Hollande se ti^ouve-
nit aujourd'hui moins menacée d'être emportée. Ces visions poéti-
qoes rentrent dans le système de Jean-Jacques Rousseau, — l'opti*
■isiBede Vètat de nature. Sans les travaux d'endiguemeni, les fleuves
ne se seraient point tenus dans leur lit, l'agriculture n'aurait point
obtenu le rang qu'elle a conquis en Hollande, les élémens de l'état
soQil ne se seraient jamais dégagés de la confusion et de la barba-
ne. L'art dmt soutenir la nature, a Si, par suite de la résistance op-
posée aox forces aveugles et aux élémens destructeurs, la nature
proteUe, si même elle se venge par des menaces de la contrainte
^'qo lui impose, c'est à l'industrie bumaine de découvrir dans ses
ressonrees UmjcHirs croissantes de nouvelles armes pour combattre
iedaoger. Halgré l'élévation des digues, qui montent, il est vrai, sur
certains points à des hauteurs conâdérables, les nxptures et les
ioQodatîiMis sont aujourd'lmi moins fréquentes en Hollande que dans
ki derniers siècles. Ces fleuves qui coulent au-dessus des terres
voisines se laissent mieux contenir qu'autrefois dans leurs rivages
irtificiels. Il est cuneux, quand on voyage en barque ou en bateau
à?apeur» de jeter, du haut des rivières, un regard sur les campa-
108 REVUE DES DEUX MONDES.
gnes, qui se trouvent comme encaissées, et de suivre, le long des
bords élevés par la main de Thomme, le cours de ces eaux mécon-
tentes, mais enchaînées.
L'éducation des rivières, qu'on nous permette cette image, n'aurait
encore rien été sans un système d'endiguement et de protection contre
la mer. L'Océan, cette grande force de destniction, se limite lui-
même par ses dunes; mais l'industrie humaine a dû soutenir et for-
tifier la ceinture de sables derrière laquelle s'abritent les Pays-Bas.
La première fois qu'on voit moutonner de loin ce troupeau de col-
lines nues ou recouvertes d'une sèche végétation, on est frappé du
caractère sérieux qu'elles donnent aux côtes de la Hollande. Les ha-
bitans distinguent trois rangs de dunes : les dunes extérieures, c'est-
à-dire celles qui touchent la mer, les dunes du milieu, qui sont les
plus hautes et les plus larges, et les dunes intérieures, qu'on croit
être les plus anciennes. Cette triple défense naturelle, dont les géo-
logues attribuent la formation à l'action combinée des vagues et des
vents, pourrait servir à déterminer la date de la naissance des côtes,
si la proportion suivant laquelle les sables s avancent dans Tin térieur
des terres n'était variable, et ne rendait, par conséquent , ce chro-
nomètre fort douteux. Comme le pays est généralement plat, ces
dunes forment des chaînes de montagnes relatives. Ces ouvrages
avancés, qui servent de boulevart contre les eaux et d'abri contre les
tempêtes, exigent un constant entretien. Les Hollandais garnissent
leurs dunes avec une espèce de jonc ou de roseau qui est connu sous
le nom de arundo arenosa, roseau des sables. On le plante au prin-
temps ou en automne, et on l'abrite des vents dangereux avec de la
paille. Quand cette herbe a pris racine, elle relie et consolide la
masse mouvante des sables : c'est le ciment végétal des côtes de la
Hollande. Les dunes ont, outre les vents, un ennemi très sérieux, le
lapin. Cet infatigable mineur attaque sourdement le sol desséché qui
s'élève comme un bourrelet entre la mer et l'intérieur du pays. Il
faut donc une continuelle surveillance pour réparer les dégâts com-
mis par ce faible animal. Sur tous les points du littoral où les dunes,
ces digues naturelles, n'existaient pas, on les a créées ; quelquefois
même il a été nécessaire de soutenir par des ouvrages de bois, de
pierre ou de caillou tage les côtes ruinées. La vue de ces travaux
donne une grande idée de la puissance de l'homme. Il est difTicile
d'imaginer ce que les Hollandais ont mis de persévérance, de cou-
rage et de sagacité dans ce système combiné de défense naturelle et
ariificielle qui forme aujourd'hui le bouclier de la Hollande contre la
mer.
Pour comprendre l'étendue et la nature des dangers auxquels
échappent tous les jours les Pays-Bas, il faut se représenter ce que
LA NÉERLANDE ET LA VIE HOLLANDAISE. 109
te ingénieurs hollandais appellent l'échelle des eaux. On sait déjà
qo^one grande partie de la Néerlande est située fort au-dessous du
BTfaade la mer et des rivières. Pour évaluer ces différences de po-
sfeiofljarl a tracé une ligne imaginaire qu'on a nommée le niveau
fittterdam. Ce plan est aux autres degrés de l'échelle hydraulique
flpqœ le zéro du thernoomètre est aux différens degrés de la tempé-
ntare. En partant de cette base, on a pu se former une idée de la
^itoation relative de la terre et des eaux dans le royaume des Pays-
Bas. Les résultats de ces calculs, il faut bien le dire, n'ont rien de
rassurant. Durant les mauvais temps ou, pour parler la langue locale,
daraot la tempête du nord-ouest, la marée monte, près de Katvijk,
à 8" 40; la marée de la Meuse, près de Rotterdam, s'élève à 3™ 20, et
ceDedu Leeck, près de Vianen, s'élance à 5"80 au-dessus du niveau
f Amsterdam. On voit d'ici ce que deviendrait un pays placé dans de
teDes conditions, si la main de l'homme venait à se retirer. L'indus-
triel tiré la Hollande du néant; c'est l'industrie qui la conserve. Au
système des digues se lie, comme moyen de défense contre les eaux,
!e sjslème des écluses. — On a dit que les Hollandais n'avaient pas
farchitecture : quelques monumens civils ou religieux protestent
contre celte opinion beaucoup trop exclusive; mais il faut se souvenir
qoe toujours l'art de bâtir se moule sur la nature et sur les néces-
sités d'un pays. Or en Hollande l'architecture vraiment nationale
est l'architecture hydraulique. Celle ci a jeté des constructions im-
ineoses, colossales. Les premières écluses étaient de bois : aujour-
f bui ce sont des monumens de pierre, et les plus magnifiques ou-
vrages qu'on puisse voir. Le propre de cet art n'est pas l'élégance,
c'est la force. Pour se faire une idée du style de pareils travaux, il
faut visiter les grandes écluses d'Amsterdam, et surtout les construc-
tions de Katvijk. Cette forteresse, élevée contre la mer, a vraiment
UD caractère sévère et imposant. Trois écluses se succèdent à l'em-
bonchure du Rhin, dans le canal destiné à soutenir le cours défail-
lant des eaux, et protègent de ce côté la Hollande. Les jours de
grande tempête, on juge prudent de faire des concessions à la mer :
les portes de l'écluse la plus avancée vers l'embouchure du fleuve
fivrent passage aux vagues, qui courent furieuses jusqu'à la seconde
écluse et s'y brisent. Ces masses de pierre qui tiennent tète à l'Océan,
ces puissantes machines que dirige un art fondé sur Texpérience,
ces portes qui s'ouvrent et se ferment selon le courant et le niveau
des eaux, selon la direction des vents, tout cela révèle l'existence
d'un système admirable et compliqué; tout cela annonce une sorte
de providence administrative qui veille sur la Hollande. Dans les
wtrcs pays de la terre, celui gui met un frein à la fureur des flots,
c'est Dieu; ici, on dirait volontiers que c'est l'homme.
110 BEVUE DES DEUX MONDES.
Les digues, les écluses, tous ces grands ouvrages de défense éle-
vés contre les eaux extérieures, comme on appelle ici les fleuves et
la mer, n'auraient point sufii à rendre la Hollande habitable, si le
pays n*eût trouvé encore l'art de se débarrasser des eaux intérieures.
Par suite des pluies, des crues et des débordemens de rivières, 3
s'était, de date immémoriale, formé des flaques, des lagunes, de per-
pétuels marais, qui s'étendaient très avant dans les terres, et qui
défiaient partout la culture. Une autre cause de la présence des eaux
était l'extraction de la tourbe. Manquant de bois, les habitans se vi*
rent contraints de fouiller la terre pour se chauffer, et les tourbières
exploitées ne tardèrent point à se changer en lacs. La Hollande pré--
sentait alors ce singulier spectacle d'un peuple sans cesse menacé
par les inondations et occupé sans cesse, malgré lui, à faire de
l'eau. C'est contre un tel état de choses et contre de tels dangers que
l'art hydraulique était appelé à réagir par la création des polders.
On appela ainsi, d'un mot hollandais qui veut dire terres endiguées,
les anciens marécages que les premiers habitans entourèrent d'en-
clos, de faibles digues, et qu'ils munirent de grossières écluses. Le
système des polders se développa avec les progrès de l'agriculture
et de l'industrie. Dans l'enfance de l'art hydraulique, on ignorsdt
l'emploi des machines. Ce n'est que plus tard qu'on mit à contribu-
tion, pour le dessèchement des terres, un des ennemis de la Hol-
lande, le vent. On ne saurait dire où l'on a construit d'abord les
premiers moulins occupés à tirer l'eau des polders. Une tradition
porte à croire que ce système fut pratiqué en Hollande vers le com-
mencement du XV» siècle. On raconte qu'en 1408, il y avait à Alkmar,
dans la Hollande septentrionale, un certain Florent Alkmade, qui
avait établi un moulin hydraulique à vent. Ce moulin servit de mo-
dèle à beaucoup d'autres machines du même genre, et l'invention se
répandit bientôt dans les districts même éloignés.
D'abord ces moulins étaient chétifs et incomplets: ils ne pouvaient
fonctionner que dans une seule direction du vent, celle du nord-ouest,
mais peu à peu ils grandirent en puissance. A la fin du xv* siècle,
l'emploi des moulins dans les polders hollandais s'était généralisé. De
cette époque datent l'endiguement régulier des terres basses, l'établis-
sement des fossés pour la décharge et la conduite des eaux, la con-
struction d'écluses pour maintenir le niveau entre les réservoirs, en
un mot un système tant soit peu scientifique d'assèchement. Par cette
découverte, l'état intérieur du pays fut changé, l'agriculture put naî-
tre. Aujourd'hui des moulins de toutes formes et de toutes dimensions
s'élèvent au milieu des riches campagnes qu'ils déchargent du su-
perflu des eaux; leurs ailes agitées se confondent à distance dans un
ciel tranquille, et donnent au paysage un caractère singulier. Quel-
LA NÊERLAHB& EX LA Vi£ HOLLANDAISE. 114
^tfsmss de CCS moulins sont de véritables édifices qui vont chercher
k\"wUdes hauteurs considérables; d'autres plus petits, construits
a brique ou en bois, n'en étalent pas moins un véritable luxe :
lecoinerts d'un manteau de chaume qui les abrite contre la pluie,
Je oootrent avec orgueil Taxe qui porte les ailes orné de reliefs et
èdorures (i). Cette coquetterie champêtre, ces grandes voiles qui
bésûsseùi dans Tair comme les ailes d*oiseaux gigantesques et fabu-
Irh, ce tiC'iac mêlé au bruit entrecoupé des eaux, tout cela répand
m la nature si calme de la Hollande un mouvement et un charme
fi OD ne peut déGnir. Ailleurs les moulins, ces monumens de la vie
paâtorale, ne sont guère appropriés qu'à un seul usage; ici au con-
tnire, ce sont des noachines hydrauliques, des scieries, des instru-^
mens de mouture. On voit des polders desservis par un seul petit
Douliû, on en rencontre d'autres que plusieurs grands moulins tra-
niUeot à dessécher. Auti^efois on se bornait à débarrasser des eaux
superflues les terrains peu bas; mais depuis que la science a fait des
progrès, on met le vent à rattache pour épuiser même les maiais
profonds. L'art des polders a fait à la Hollande une seconde nature.
Ce pays se trouve placé, sous le rapport agricole, dans des condi-
tions toutes particulières : ailleurs il faut créer les produits du sol,
ici il a fallu créer le sol lui-même. Lorsque maintenant on voit
cette terre, créée et entretenue par la main de l'homme, se couvrir,
Tété, de gras pâturages, de fruits et de légumes, souvent même
f abondantes moissons, on ne saurait trop admirer les conditions de
firt qui ont changé un sol perdu sous les eaux en un jardin de plai*-
sir et de fertilité.
Cne des difficultés consistait à maintenir l'équilibre entre les inté-
rêts particuliers des polders et les intérêts généraux du système
hydraulique auquel la Hollande doit son existence. Tout cela ne pou-
Tiit être réglé que par une administration pourvue de connaissances
précises et délicates. Quand on songe que la mer est pour la Hol-
lande un ennemi infatigable, qucuid on réfléchit à ce réseau de di-
gnes, de remparts, de canaux qui se relient entre eux et se rappor-
tent à un système d'unité, quand on calcule les conséquences
lirribles de la moindre négligence dans un pays où un trou de
tanpe ou de rat peut mettre en question la sûreté d'une digue et ou-
vrir le passage aux eaux, on ne s'étonne plus que de tout temps les
fimctions du walerstaat aient été considérées comme très impor-
tantes. Ces fonctions étaient conférées par les états-généraux et seu-
il) U fut Toir à DeKi, dans la salle des modèles, toutes les modifications, tous les
pmn de peifectiofioeiDent que ces machines à yent sont susceptibles de recevoir.
Itt gnads monlii» ea piene serrant aia desséchemens profonds ceàtoKl> jusiipi'à
«,••0 îansa.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
lement aux hommes du culte réformé. A Delft, il existe aujourd'hui
une école spéciale dans laquelle on forme des élèves pour le génie
hydraulique. Ce corps d'ingénieurs civils est la véritable armée qui
veille à la défense du pays. On ne se figure point avec quelle science
doivent manœuvrer les écluses pour ne point ouvrir les portes à>
l'ennemi, ni quel art pratique et minutieux doit présider dans tout
l'intérieur du pays à l'harmonie des eaux. Notre conviction est que
les Hollandais sont seuls capables de cette surveillance continuelle et
méthodique, de ce travail sans distraction, faute duquel leur pays
disparaîtrait à chaque instant sous les fleuves ou sous la mer. C'est
à leur persévérance, aux lumières de leurs ingénieurs, à des dé-
penses énormes, au concours de tous les citoyens, que la Hollande
doit de lutter contre les flots et de surnager, luctor et emergo.
Les succès obtenus dans l'assèchement des polders, dont quel-
ques-uns se trouvent placés à quatre et cinq mètres au-dessous des
terrains naturels, devaient inspirer à l'homme une grande confiance
dans ses forces. Ce fut en eflet comme une prime d'encouragement
pour ouvrir des travaux plus hardis encore. Au xvir siècle, des
étendues de terre considérables furent pour ainsi dire tirées du sein
des eaux. Le premier dessèchement sur une grande échelle se fit dans
la Hollande septentrionale en 1614. Des lacs formés par la nature,
notamment ceux du Beemster, du Purmer et duShermer, se changè-
rent sous la main de l'industrie en une des campagnes les plus belles
et les plus riches des Pays-Bas (1). Un observateur de ce temps-là,
William Tempel, nous raconte sa surprise et son admiration quand
il vit un ancien lac de deux lieues de large (le Beemster) sur le-
quel paissaient des bœufs ! Ce sol, divisé en canaux, traversé par des
voies régulières, des avenues d'arbres, formait déjà de son temps le
plus joli paysage qu'on pût imaginer. De 1608 à 1640, vingt-six
lacs se transformèrent ainsi dans la même province en polders. En
1820, on comptait dans la Hollande septentrionale plus de six mille
hectares mis à sec. Dans la Hollande méridionale, le chifl*re des
terres restituées à l'agriculture était en 1844 de vingt-neuf mille
(1) Une chronique locale rapporte que les desséchemens dans la Hollande septentrio-
nale furent faits par un particulier. C'était un marin ou im pécheur. 11 avait vu la
grande flotte envoyée par Philippe 11 contre la Hollande et l'Angleterre; il avait été
aussi témoin du désastre de cette flotte battue par la tempête, qui perdit de tous les
eûtes ses vaisseaux; il avait surtout gardé le souvenir d'un beau navire tout chargé de
fer et d'or qu'il avait vu couler à fond. Ayant entendu parler des frais considérables que
devait entraîner le dessèchement du Purmer, il se mit en tête de reprendre à la mer les
richesses qu'elle avait englouties sous ses yeux. H se rendit dans cette intention sur
la côte d'Irlande, fit plusieurs voyages mystérieux, et sut enfin, par des manœuvres *
habiles, découvrir la Californie sous-marine. C^est avec l'or tiré de la caisse du bâtiment
espagnol que, selon la chronique, le lac aurait été converti en terre ferme.
LA NÉERLANBE ET LA YIE HOLLANDAISE. 113
hectares. Dans ces derniers temps, on a encore épuisé les eaux du
polder iNootdorp, qui était un marais, et où il y a maintenant un pe-
tit village. La Hollande, à laquelle la nature semble avoir dénié tous
les élémens, pour nous servir des expressions de Dante , a su se
donner par le travail ce que la nature lui avait refusé. Cette histoire
de terres appelées du fond des eaux et répondant à l'homme: « Nous
Yoici, M semblerait une histoire merveilleuse, si les moyens à l'aide
desquels s'opéra ce miracle de l'industiie n'étaient connus. Ces
moyens sont d'ailleurs très simples : jusqu'ici tous les desséchemens
ont été accomplis par le travail des moulins à vent, et ce n'est qu'à
ane époque récente qu'on a mis en œuvre des agens plus puissans,
dont il nous reste à parler.
Malgré tant de victoires remportées sur l'ennemi intérieur, un
hôte dangereux et remuant inquiétait la province de Hollande; nous
voulons parler du lac de Harlem. Ce lac, les Hollandais l'avaient vu
naître. L'histoire de sa formation doit être étudiée sur les anciennes
cartes : on suit alors pas à pas les développemens de cette masse
d'eau, qui avait fini par intimider la ville de Leyde et la ville d'Am-
sterdam. 11 existait en 1531, dans les environs de Harlem, quatre
petits lacs insignifians, et à côté de ces lacs florissaient trois vil-
lages, dont les noms ont été conservés : Nieukerk, Dorp Ryk et Wijk
Huysen {Cinq- Mai sons). En 1591, un des trois villages avait déjà
disparu; en 1647, c'en était fait des deux autres. Les lacs étaient
d'aî>ord séparés; en 1531, il existait entre le lac de Harlem et ce-
lui de Leyde une ouverture encore si étroite qu'on pouvait la pas-
ser sur une planche; en 1647, les quatre lacs s'étaient réunis, et
leurs noms particuliers s'étaient confondus dans celui de /laarlemmer
meer. Il n'y avait plus qu'un point de terre, le Beinsdorp, qui sur-
nageait; en 1687, le Beinsdorp avait diminué, et le lac s'accrois-
sait toujours (1). Dans ces derniers temps, il avait atteint onze lieues
de circonférence. C'était une mer, et une mer orageuse. Sur cette mer
s'étaient livrées des batailles navales, des flottes de soixante- dix bâti-
mens plats avaient manœuvré, plusieurs vaisseaux avaient péri (2).
Nous avons vu à Harlem, dans le cabinet d'histoire naturelle du doc-
teur van Breda, deux individus du genre silurus glanis, qui avaient
(1) Voici des chiffres exacts sur la proportion de ces agrandisscmeDs successifs :
En 1531, le lac avait 6,585 morgen ou arpens de HoUande.
En 1591, lî,375 id.
En 1647, 17,080 id.
En 1687, 18,000 id.
En 1806, Î0,000 id.
(2) 11 existe à la bibliothèque de La Haye un liyre hoUandais avec des gravures re-
présentant ces vaisseaux et leurs manœuvres de conabat.
Toai n. 8
l'U RETV£ DES DEUX MONDES.
été péchés dans le lac, et qui appartiennent à la plus grande taille'
des poissons d'eau douce. Tour à tour d'humeur calme ou violente^
oe lac paraissait se comporter selon des lois à lui. Le 1" novembre.
1755, on Tavait vu s'émouvoir au moment du fameux tremblement
de terre de Lisbonne, et l'on n'apercevait rien de cette agitation
dans la mer. La traversée de ses eaux était périlleuse; il y avait eu.
des naufrages. Comme ces animaux qui deviennent plus méchana
avec les années, le lac de Harlem se montrait de jour en jour d'un
caractère plus tempétueux. A chaque gros temps, on voyait dans
cette mer intérieure des montagnes d'eau se soulever, battre avec
une grande force les ouvrages de défense, et s'écrouler sur les borda
avec beaucoup d'écume. C'était un voisin incommode et dangereux;
si les ouvrages dans lesquels on le contenait à peine fussent venus
à céder, le lac se serait jeté dans d'anciennes tourbières inondées et
eût recruté là de nouvelles forces pour menacer toute la Hollande.
On dépensait, d'un autre côté, à combattre ses empiélemens et à le
refouler dans son lit autant d'argent qu'il en eût fallu pour le mettre
à sec. Cependant le lac de Harlem continuait d'exister, lorsque, le
9 novembre 1886, les eaux, chassées par un vent d'ouest furieux,
s'élancèrent par-dessus les digues et les routes, et arrivèrent jus-
qu'aux portes d'Amsterdam. Cet événement décida du sort duiffooir-
lemtner meer. Le lac avait menacé Amsterdam, Amsterdam dit au
lac : Tu disparaîtras.
De ce jour en effet, son arrêt fut prononcé; il ne s'agissait plus
que de trouver les moyens pour exécuter la sentence. Le dessèche-
ment du lac de Harlem avait été plusieurs fois proposé, et divers
systèmes avaient été mis au concours. En 1643, un ingénieur et
faiseur de moulins dans la Nord-Hollande, Jean-Adrien Leegh Water,
voyant le péril qui menaçait la Hollande, si le lac de Harlem conti-
nuait d'exister, avait publié à Amsterdam un petit ouvrage dont la
conclusion était : a II faut se débarrasser de cette masse d'eau rui-
neuse et envahissante, ergo delendum est mare! » A cet ouvrage, —
Haarlemmer meer Boek, — étaient joints un plan de dessèchement et
une carte. L'auteur du projet avait besoin de cent quarante moulins,
pour déverser l'eau du lac dans la mer. Ce projet rencontra plus
d'un genre d'objections : il aurait fallu que le vent se fit sentir vite
et longtemps dans la même direction pour que les moulins travail-
lassent convenablement. Beaucoup d'autres systèmes se produisirent;
mais pour extraire cette puissante masse d'eau, il fallait une force
considérable, indépendante des variations de l'atmosphère, soumise
seulement et entièrement à la volonté de l'homme. Ces plans em-
bryonnaires n'étaient, relativement aux moyens d'exécution, que des
utopies; il leur manquait une découverte qui levât tous les obstacles
lA NÊEKULSIDE £T LA Tl£ HÛUANDAISE. 116
Htjn rendit praUcables toutes les hardiesses du génie humain, il
ksiBasquait la vapeur. La force de la vapeur trouvée, l'asséche-
jMit dfl iac de Harlem était décrété en principe. Cette invention
■odone changea en effet de fond en comble les conditions de cette
«ne difficile et jusque-là téméraire. Au mois d'avril 18A0 partit
àkHollande pour se rendre en Angleterre une commission char-
fée de faire des recherches sur la vapeur et sur les machines d'épui-
jMKst On sait quel parti la Grande-Bretagne a tiré du nouveau mo-
leBr,i quelles profondeurs elle est allée chercher Teau de ses mines,
Ai fâide de quelles puissantes pompes elle a chassé cette eau vers
ksorface; mais rien de tout ce qui avait été fait et pratiqué jusque-là
l'âait applicable à l'entreprise du lac de Harlem : il fallait un sys-
tème de machines tout nouveau. Après quelques essais, les princi-
pnx organes du nouvel appareil furent constitués. C^était moins
ne machine qu'un être colossal et animé; on lui donna le nom de
Utjà Waier^ en souvenir de celui qui» le premier, avait osé conseil-
ler le dessèchement de cette mer (1). LeLeegh Water commença tout
lenl Tépui^ement des eaux le 7 juin 18A8. Deux autres machines, le
Cn^his et le Ltjnden, vinrent à son aide, Tune le 7 juin 18Â8, et
lautre au conunencement d'avril i8&9. Aujourd'hui le dessèchement
est on fait accompli. Lorsque nous visitâmes dernièrement le lac de
brlem, cette redoutahle mer intérieure n'existait déjà plus. Le Leegh
Water travaillait encore, mais c'était à soutirer les eaux superflues
fim petit bassin, faible et dernier vestige de ce qui avait été le
MêÊrltmmer mur. L'édifice qui contient la machine est une tour
ronde, placée au midi de l'ancien lac et assise sur une forêt de pi-
lotis. Les constructions de l'industrie moderne ressemblent quel-
quefois à celles de la féodalité; dans les unes et les autres, l'art s'est
proposé d'installer la force matérielle. Seulement dans les anciennes
iMirs résidait la puissance de destruction, tandis que ce bastion co-
bna], debout au milieu des eaux vaincues, effacées, représente ici la
{Nûssanoe d'utilité. A cette tour est adossé un bâtiment carré pour
las cbaudiëres. Il nous a été permis de visiter les pièces intérieures
Al Leegh Wederr dont quelques-unes sont d'une grandeur inconnue
jusqu'ici dans le inonde mécanique. Le Leegh Water ne fonctionne
pas; il travaille, il vit, tant une économie intelligente préside à tous
ses mouvemens. Onze pompes, vastes et puissans suçoirs, fixées au
iaoc de la tour, lui donnent l'ah: d'un polype gigantesque occupé
à boire les eaux du lac (2).
W Caox foi croient à la prédestiii&tion def noms peuvent s'ezeicer sni celui-ci :
Iffyà ITa/fr nigiiifie en hoUandais v<d«-Mtf.
n Pendant les Irente-neof mois qu'avait dniés le dessèchement, les machines en pleine
116 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous venîons surtout reconnaître le fond du lac mis à nu par le
travail des machines. Ces terres récemment desséchées et comme
étonnées de voir le jour, ces chemins à peine tracés où l'on marche
et où hier on naviguait, ces oiseaux qui chantent où nageaient les
poissons, tout cela forme un spectacle unique et sérieux. A propos
d'oiseaux, nous rencontrâmes, chemin faisant, quelques bandes
d'espèces aquatiques, venues avec le printemps et toutes surprises
de ne plus retrouver le lac qu'elles avaient connu. Les pauvres bêtes
se demandaient si elles avaient perdu la tête, ou bien si c'était la
nature qui était devenue folle. Ni l'un, ni l'autre : c'était l'homoie
qui avait passé là; sous son souille, les mers aujourd'hui se dessè-
chent. Dix-huit mille hectares de terres retrouvées ont été vendus et
bien vendus (1). Le sol se remontre triste, nu, et tel que reparaî-
trait le sol de l'Europe après trois siècles, s'il eût été couvert par un
déluge universel. La civilisation recommence dans le désert, et elle
recommence par le travail. Nous avons rencontré Robinson qui était
occupé à construire sa hutte avec de la terre. D'autres cabanes pro-
visoires en planches ou même en paille annonçaient le retour de la
vie pastorale dans ces lieux qui furent autrefois le domaine de
l'homme, et d'où l'homme s'était retiré. Quant aux anciens villages
engloutis, on n'en a pas même retrouvé la trace; du moins ces vil-
lages sont vengés : leur ennemi n'est plus. On s'attendait à recueillir
au fond du lac mis à sec des pièces de monnaies, des médailles, des
ouvrages d'art, et les débris des vaisseaux qui ont autrefois fait nau-
frage. Jusqu'ici ce qu'on a trouvé est peu de chose; mais l'agricul-
ture, en remuant ces terres, déterrera probablement d'autres ri-
chesses. Un trésor plus certain du reste que les pièces d'or ou
d'argent enfouies dans le sol, c'est celui dont parle le fabuliste :
travaillez, prenez de la peine. Ce fonds qui manque le moins est déjà
cherché, exploité par la bêche. Des essais de culture ont été tentés
sur l'emplacement de l'ancien lac, et ont réussi au-delà de toute
attente. L'année dernière, on a semé du colza; c'est toujours par là
qu'on commence dans les polders desséchés : la première récolte a
été magnifique, et l'on n'espère pas moins de la seconde. La terre
est en ce moment toute jaune de fleurs, et des industriels ont amené
des abeilles exotiques pour butiner cette moisson d'or. On a vu là
activité avaient tiré 924,260,1 12 mètres cubes d'eau, et consommé 25,789,920 kilogrammes
de houille.
(1) Cette vente a donné lieu à une singulière discussion. Les haLitans de Leyde ont
réclamé ces terres, comme les ayant autrefois possédées, et en vertu de ce principe du
droit romain, œterna auctoritas eslo, la revendication est éternelle. L'état se trouverait
de la sorte avoir desséché à leur profit des terres qui leur appartenaient; mais la diffi-
culté sera sans doute de produire des titres authentiques de propriété.
LA. NÊERLATÏDE ET LA VIE HOtXANDAISE. J17
tm présage des richesses que ce sol doit produire entre les
s des cultivateurs hollandais. Jusqu'ici les habitations s'étaient
âevées sans ordre, et les terres n'étaient point classées. Quelques
(B&iséuat venus au jour par hasard dans ces maisonnettes de
kisonde brique, on ne savait à quelle conjnjune rapporter leur
éwdnL La loi n* avait pas prévu qu'on dût naître dans cet endroit-
i iejoard'bui des circonscriptions ont été tracées, des villages et
es églises s'élèvent, des canaux, des routes, des avenues d'arbres
tirent bientôt varier la figure de cette plaine monotone et telle que
foBt bite les eaux. C'est un monde qui naît. Dans quelques années
fici, ces mêmes enfans, dont il y a six mois la patrie n'existait pas
CKore sur la carte, seront les habitans d'une riche campagne, peut-
temème les propriétaires d'une ferme, où les vaches reviendront
k9Mr,les flancs pleins d'herbe et le pis gonflé de lait.
La vapeur est appelée à introduire une révolution dans le sol de la
BoOaode : le vent sera toujours préféré comme moteur économique
pour l'assèchement des petits polders; mais les moulins céderont
feormais la place aux machines dans tous les grands travaux d'art.
Déjà plusieurs projets considérables sont à l'étude. II existe un autre
k semblable à celui de Harlem, le Leymeer, qui présente une super-
Icîe de deux uiille quatre cents hectares, et dont il est question de
fûre une prairie. Pour ouvrir les travaux il ne manque qu'une somme
de li à 1 ,800,000 francs : on la tiouvera. Une idée plus gigantesque
(noore, on pourrait même dire elfrayante d'audace, a surgi dans ces
derniers temps, c'est celle de mettre à sec le Zuiderzée. Quelques per-
«moes traitent ce projet de chimérique et d'extravagant; mais après
ks dernières conquêtes de l'industrie, après la découverte de la vr-
peur, après surtout le dessèchement du lac de Harlem, il n'y a plus
rien d'impossible. Il faut en effet se souvenir que les vues de Leegh
Walcr, ce faiseur de moulins, avaient d'abord rencontré le même sen-
âflieot de doute, sinon de malveillance et d'incrédulité. Une différence
trts sérieuse existe toutefois entre les deux entreprises : le lac de
Hariem ayant des bords, les travaux s'appuyaient du moins sur une
masse d'eau prisonnière et limitée, tandis que, le Zuiderzée com-
muniquant à la Mer du Nord par une large ouverture, on opère, dans
ce dernier cas, sur l'infini. Avant de dessécher le Zuiderzée, il fau-
drait lui donner des rivages. Aussi Tintention des ingénieurs qui
rtvent ce grand projet serait-elle d'élever du côté de l'Océan une
digue, une barrière qui isolerait les eaux du golfe. La création d'un
td polder^ l'obligation de détourner les rivières qui se jettent au-
jwrd'bui dans le golfe, tout cela présente des difficultés immenses;
cependant nous ne croyons pas ces difficultés insurmontables. Si les
Hollandais conçoivent froidement et lentement, ils ne reculent de-
118 BiraE -DES DEUX MORDU.
?ant aucun obstacle quand le jour de l'exécution estairiTé. La
vaux d* assèchement ont pour eux un intérêt suprême. La sûrel
pays est au prix du sèle que les babitans tétnoignent pour d
sacrifices. L*eau appelle l'eau, les lacs appellent la mer : pa
lacs parasites, l'Océan a déjà, on peut le dire, un pied dan
terres. Dessécher des bassins comme le lac de Hariem, c'est n
l'ennemi hors de l'intérieur du pays , c'est repousser en qu<
sorte l'invasion. Une autre considération toute politique fait di
tème de dessèchement un système de vie ou de mort pour la
lande. Cette revendication des terres que les eaux leiu* ont i
équivaut pour les Hollandais à de véritables conquêtes. Un
qui regorge d' babitans, et auquel le sol manque, se donne to
que la nature lui a refusé, quand il profite de son industrie
s'élever au rang des premières puissances du second ordre. La
géante des Bataves a poussé jusqu'au bout du monde les conq
de la guerre, de la navigation et du commerce. Les Hollandais
demes n'ont même plus besoin de jeter de nouvelles colonie
les côtes lointaines : pour étendre leur territoire, il leur sufl
rester chez eux. Ce peuple industrieux et honorable, dont \ei
cêtres ont fait la terreur des mers, trouvera désormais dan
machines de dessèchement les ressources qu'il demandait auti
i l'éclat de ses armes. Un géographe hollandais donnait déjà, i
deux siècles, à ses compatriotes le conseil d'agrandir leur terri
sans en étendre les limites :
Qms ffnror, o Balavi, peregrinas qucme taras?
Bcoe alio temm littim quaefis : — Jbabes.
NoQ9 avons vu quel avait été le berceau des Pays-Bas, et comi
rindustrie néerlandaise avait transformé un désert marécagen
mie des plus agréables contrées du globe. A qui sera la terre?
mer ou aux fleuves? L'homme intervient en Hollande, et les co
lions de la lutte sont changées. Malgré tous les avantages obtenus
l'industrie, quelques géologues ne se montrent point rassurés su
résultats définitifs de cette victoire. La Hollande, disent-ils, est
quise sur la mer; mais c'est une conquête que la mer reprendr:
ou tard. Cette opinion est appuyée sur certains faits et contredite
d'autres. Si l'on regarde au cours ordinaire et logique des cbc
on est plutôt porté à la confiance qu'à la crainte. Les forces c
nature n'augmentent point, tandis que la somme des moyens de r
lion dont l'homme dispose sur le globe, et particulièrement en 1
lande, pour résister aux élémens, augmente chaque jour ave
vapeur, avec les progrès des arts mécaniques, avec les lumière
LA. BÊEBf AWDE ET Lk VI£ HOJuULMDAlSK. 110
ksdcnœ- Donc la victoire n'est pas douteuse. Une seule circonstance
gédogiqoe pourrait déconcerter tous ces calculs, et donner raison
un pessimistes : c'est si, comme le croit M. Elie de Beauniont, le sol
debAoUande a subi une dépression lente et continue. Des fouilles
eaflfjrôcs à Auisterdam, à Rotterdam et sur les bords du Zuiderzée
'aàpoïiy il est vrai, que les terres se sont enfoncées, sur plusieurs
fio^ ao-dessoQS de leur ancien niveau. De tels faits ont conduit à
frésiger, pour un temps donné, la submersion totale de la Hollande.
lue faut pourtant point se hâter d'accueillir cette conséquence. D'à-
M les changemens de la nature ne s'accomplissent point avec la
npidité légère qui caractérise les œuvres de Thomme et les révolu-
iioos politiques. Toutes les civilisations de la vieille Europe auraient
TniBÔnblablement le teinp» de vivre; et de disparalii^ avant que le
acnfee de la^Bbllande, cette intéressante portion^ du continent ac-
tuel, fut consommé. Nous aimons d'ailleurs à croire que, dans le cas
cootFÛre, le génie humain grandirait avec l'étendue même du dan-
ger. Rien ne prouve que l'Atlantide n'aurait pas pu être sauvée, si
les liabitans de cette île plus ou moins fabuleuse avaient eu à leur
acnrîce toutes les forces mécaniques dont disposent les civilisations
Bodernes. D'un autre côté, la Hollande aurait eu depuis longtemps
le sort de l'Atlantide, et ne figurerait plus que dans les récits des
Ittitorieiis, sans les connaissances de ses ingénieurs, sans les gigan-
to^poes ouvrages et les admirables remparts derrière lesquels ce
pays s'est fortifié contre les eaux. Si le sol s'affaisse, le génie humain
s élève, et la lutte continme. On peut comparer la Hollande à un na-
vire, et même à un navire menacé, qui déjà prendrait eau de toutes
parts sans les manœuvres persistantes et les soins infatigables des
pSotes expérimentés qui le dirigent. Soutenu par de telles mains, il
Koonsenre depuis les âges historiques, et se conservera sans doute
encore à un haut degré de puissance maritime, de gran-
oomnerciale et de prospérité.
AlPBOVSE ESQUlROSv
NOUVELLES RECHERCHES
SUR LA
QUESTION DE L'OR
Deux états du continent ont démonétisé Tor; en France, des éco-
nomistes distingués conseillent d* imiter cet exemple. Le public, vive-
ment ému des périls qu'on lui signale, daignera-t-il accueillir avec
indulgence des recherches nouvelles sur cette grave question et une
conclusion différente?
Les vérités économiques ne sont pas des dogmes mystérieux qui
commandent la foi, elles doivent être déduites de l'observation dea
faits et dégagées de phénomènes souvent obscurs et compliqués.
Nous essaierons d'analyser quelques-uns de ceux qui dominent la
question des monnaies, et loin de demander au législateur une solu-
tion d'urgence, nous l'engagerons à s'abstenir d'abord, et à prendre
le temps d'examiner si les remèdes qu'on propose à des maux qui
n'existent pas encore n'auraient pas le double inconvénient d'être
inefficaces et de faire naître des embarras plus graves et plus cer-
tains que ceux qu'on redoute?
L
Le premier point à éclaircir, c'est la question de savoir si l'abon-
dance des métaux précieux, de l'or en particulier, est un bien ou ud
mal, une cause de ruine ou de prospérité pour les nations.
Les faits qui s'accomplissent depuis cinq ans avec tant d'éclat sous
HOUTELLES RECHERCHES SUR LA QUESTION DE l'oB. 421
ftfïs yeux font répondre à cette question. La découverte des nouveaux
gis«Kanrifères» en jetant dans le monde civilisé un capital, sou-
éÙÊBomt produit, d'environ 3 milliards, a donné à l'esprit d'entre-
j»w AD essor et une énergie dont l'histoire, même moderne, ne four-
tttiacm exemple. Sans doute la navigation à vapeur, les chemins
*k, le télégraphe électrique, la liberté du commerce et de la na-
rpûoD pratiquée par l'Angleterre, avaient imprimé au monde une
î^nèioD puissante; mais cette impulsion même se serait vite arrê-
tée, ou anrait infailliblement amené des crises financières terribles,
i h marche n'en avait été régularisée par l'afflux continuel d'une
lasse de capitaux réels, venant à chaque instant combler les vides
<K les besoins d'entreprises gigantesques ne cessaient de faire dans
k circulation.
En 1846 et 1847, l'insuffisance des récoltes en France et en Angle-
imea donné lieu à d'énormesJmportations de grains d'Amérique et
de Russie, et à des exportations corrélatives d'or et d'argent. Dans
les deux pays, des crises monétaires et commerciales se sont immé-
diatement déclarées, elles ont causé les plus graves embarras, et mis
«danger la Banque de France et celle d'Angleterre. On doit con-
dnre de la similitude des circonstances que, sans les arrivages régu-
Bersde Torde Californie et d'Australie, la disette de 1854 et la cherté
de 1855 auraient amené des résultats plus funestes encore. La crise
ae serait en effet proportionnée à la hardiesse et à l'étendue colossale
te entreprises en coiu^ d'exécution en France et dans le monde
entier. Au contraire, le temps de la disette s'est écoulé sans pertur-
bation, sans apporter même de suspension appréciable dans la con-
sommation générale, ni de temps d'arrêt dans le travail des manu-«
factures et des ateliers de toute sorte. De plus, il a été possible à
Fètat de réaliser sans peine deux emprunts montant ensemble à
750 millions, d'exporter en niunéraire sur le théâtre de la guene
la phis grande partie peut-être de cette somme, et en même temps
k capital disponible a pu faire face aux émissions d'actions et d'obli-
gations des villes, des compagnies industrielles, des chemins de
fer, etc., qui se sont élevées à près d'un milliard.
Dans ces faits extraordinaires, et qui sont communs au monde
ôtilisé tout entier, il n'y a pas un observateur attentif qui ne re-
connaisse que la production croissante des métaux précieux, de l'or
nrtout, a joué le plus grand rôle.
Voilà le bien. Où donc est le mal? — L'abondance de l'or en dé-
prtôe la valeur, dit-on; la même quantité d'or n'achète plus la même
<pantité de pain, de viande, de matières premières , etc. Dans dix ans
P^Wtre, cette dépréciation sera de 60 pour 100, et alors tous les
^rtïnciers d'engagemens à long terme seront rembom-sés avec une
1^2 BETUE DES DECTX 'MOINES.
perte de 50 pour 100. Tous les rentiers seront de fait privés de b
moitié de leur revenu, tous les fonctionnaires de la moitié de kar ,
traitement.
Distinguons ici entre le présent et l'avenir, entre le fait réalisé^it '
l'hypothèse qu'on présente comme une tête de Méduse à l'imagina-
tion des masses.
Dans le présent, il est admissible, mais il n'est pas certain, que
l'or joue un rôle direct dans la hausse des prix. S'il a une inflnenoe,
c'est moins comme monnaie que comme un capital nouveau qui s'crt
répandu sur tous les marchés en y faisant des commandes étendues.
Cette influence au reste est si limitée, que M. Chevalier ne l'a pis
chiffrée, et qu'un autre écrivain, plus réservé encore, M. Baudrillad,
hésitant à l' affirmer, expose au contraire avec beaucoup de sagacité
quelques-unes des causes véritables de la hausse actuelle des prix.
Parmi les principales, il faut signaler sans doute celles qui frappent
tous les yeux : pour le vin, la destruction d'une partie des vignobles
et la stérilité du reste; pour le blé, l'insuffisance des dernières ré-
coltes; pour la viande, le ralentissement de la production après la
révolution de 1848.
Mais ordinairement, lorsque les prix des subsistances s'élèvent, ,
tous les autres prix s'abaissent, tandis qu'aujourd'hui c'est tout le
contraire : la hausse est générale. Telle est l'anomalie qu'il s'agit
d'expliquer.
On a remarqué, il y a longtemps, que les prix tendent générale-
ment à s'élever dans les pays où la population est nombreuse et la
richesse en progrès, et à rester bas dans les pays à populations sta-
tionnaires et clair-semées. La vie, conmie on dit vulgairement, est
plus chère à Paris qu'à Lyon ou à Bordeaux, plus chère surtout que
dans un village du Languedoc ou de la Bretagne. Elle est plus chère
en Angleterre qu'en France, quoique les termes de la comparaison
tendont beaucoup à se rapprocher depuis une vingtaine d'années.
C'est que, chez les nations en progrès, le travail et l'épargne accrois-
sent chaque année le capital ou, si l'on veut, la richesse acquise, -et
ce capital nouveau, développant les anciennes entreprises ou en créant
de nouvelles, vient sur le marché augmenter, quelquefois dans des
proportions très considérables, la demande de la main-d'œuvre et de
tous les objets de consommation. L'offre restant d'abord la même, les
prix s'élèvent inévit^iblement, jusqu'au point où cette hausse déter-
mine une production en rapport avec les nouveaux besoins. Les prix
devraient alors reprendre leur ancien niveau, et c'est ce qui arrive en
effet pour les objets dont le progrès des arts et des sciences dimime
les frais de production et dont la matière première est à peu près illi-
mitée; mais l'expérience montre que, dans les pays en progrès, Tac-
HOUTELLES BECHEKGHES SOI. LA QIIESTION DE l'oB. 123
de la richesse tend coDStamment à élever assez la de^
laode uHlessus de Voffre pour qu'au milieu des oscillations de
bi8« H de baisse la tendance à la hausse remporte toujours. La
niaoo tedamentale de ce phénomène, c'est qu'il y a des produits
(iflD( Il quantité ne peut être augmentée que par une plus forte dé-
par,par conséquent par une élévation de prix. Le blé, le vin, sont
àa ee cas; d* autres produits sont absolument limités, et une forte
èMode les place dans une situation de monopole ; d'autres enfin
or pemreiii pas instantanément se proportionner à la demande : il
{Ht plusieurs années pour faire un bœuf et un cheval, il faut des
méa aussi pour rendre plus productifs de fourrages les champs et
loi prairies destinés aies nourrir. )tais l'élément qui doit le plus fixer
rmenooD dans la question actuelle, c'est le prix de la main-d'œuvre
oiptalôidu travail de lliomme, depuis Tingénienr jusqu'au jouma-
Etf. Si le progrès de la richesse et de l'industrie est, à un moment
donné, plus rapide que celui de la population, les ateliers de toute
Bihue auront besoin d'employés instruits et d'ouvriers en plus grand
Dotibre que le pays ne peat en fournir. Les entrepreneurs se les dis-
pBteroot par des élévations de salaires de plus en plus considérables.
Les ouvriers, qui, à cause de leur grand nombre, sont les plus grands
CMiaommateurs du marché, accroîtront leur dépense dans la propor-
tion de Taccroissement de leur salaire; il en résultera sur tous les
mucbés une hausse considérable sur les subsistances. Cette hausse
des salaires et des subsistances, réagissant bientôt sur les frais de
ptadoction de toutes les industries, augmentera les prix de toutes
cbnes. La hausse sera plus marquée, si à des circonstances natu-
rdfesextraordiDairement favorables au développement de l'industrie
01 ajoute r influence d'excitations artificielles, telles que la fonnation
de grands ateliers de travaux publics, par exemple ceux de la ville de
Fiiis, qui passent pour occuper plus de 100,000 ouvriers-, elle fera
do progrès plus sensibles encore si, en présence d'une demande de
maiô-d'cEuvre déjà hors de proportion avec le nombre des ouvriers
disponibles, des circonstances politiques telles que la guerre vien-
■enl encore diminuer le nombre des bras, si comme en ce moment
DOS flottes retiennent 30,000 ou A0,000 marins et charpentiers du
cflumerce qu'il faut remplacer par des hommes enlevés à d'autres
industries, si le recrutement atteint 1AO,000 honunes au lieu de
80,000, si les libérations du service militaire sont moindres qu'en
temps de paix. C'est en effet sous l'induence de toutes ces circon-
stoces réunies que la main-d'œuvre s'est élevée de 10, de 25, de 50
«quelquefois de 100 pour 100, et cette élévation a réagi princi-
lafement sur les loyers et les subsistances, déjà très élevés par d'au-
tres causes, sur tous les commerces de détail et sur toutes les choses
12& REVUE DES DEUX MONDES.
dont la main-d'œuvre et les salaires sont le premier élément de
production.
En dehors de ce cercle, les prix ont été faiblement affectés par la
tendance générale; le prix des tissus ordinaires, par exemple, est
resté à peu près stationnaire; le prix des propriétés rurales a sensl*
blement baissé : une propriété qui aurait valu 300,000 fr. en 1847
se vendrait difficilement plus de 250,000 fr. aujourd'hui; cependant
les propriétés sont du nombre des valeurs qui échappent à la dépré-
ciation des métaux précieux, et qui doivent hausser quand ceux-ci
baissent.
La vraie cause de la hausse dans le présent, c'est donc le progrès de
la richesse dans le monde civilisé (1), l'ardeur de la spéculation, la
hausse des profits, celle des salaires surtout, et en fîn de compte une
disproportion marquée entre la demande et l'offre des loyers et des
subsistances : toutes les lois monétaires du monde n'y changendent
rien.
Quant à l'avenir, c'est le domaine des conjectures et de l'imagi-
nation. On peut admettre sans doute qu'une offre de métaux pré-
cieux hors de proportion avec la demande abaissera leur valeur;
mais quand on voit avec quelle rapidité et avec quelle régularité la
production annuelle se classe chez toutes les nations, il n'y a pas
lieu de prévoir de graves et subites perturbations. Ce qui s'est passé
dans les trois siècles et demi qui se sont écoulés depuis la décou-
verte de l'Amérique est aussi de nature à rassurer les esprits. On
estime qu'à l'époque de la découverte de l'Amérique, les métaux
précieux existant en Europe pouvaient s'élever à 1 milliard; la pro-
duction de ces métaux s'est élevée depuis à environ àO milliards,
et, de l'aveu des personnes les plus éclairées, leur valeur ne s'est
abaissée en 355 ans que des 5/6". Une dépréciation de 5/6^ est
énorme considérée dans son ensemble; mais, répartie sur 355 ans,
elle est insignifiante: c'est 2,34 pour 1,000, et en nombres ronds
1/4 pour 100 par an. 11 est donc permis de dire qu'en moyenne,
après la découverte de l'Amérique, la marche de la dépréciation a
été assez lente pour ne troubler gravement aucun intérêt existant.
Rien n'annonce encore qu'il en doive être autrement aujourdbui.
Au XVI* siècle, la population était rare et peu industrieuse, l'esprit
d'entreprise était peu répandu, et une importation continue d'or et
d'argent était bien plus propre que de nos jours à déranger le nî-
(1) Une des causes les plus énergiques et les moins étudiées de ce progrès^ c'est
l'énorme économie de capital résultant pour toutes les industries du bon marché et sur*
tout de la célârité des transports par les chemins de fer et la marine à yapeur. Les
fabricans et les marchands renouvellent toutes les semaines et même tons les jours les
approYisionnemens qu'ils gardaient six mois ou un an avec déchets et pertes d'intérêt.
NOUTELLES RECHERCHES SUR LA QUESTION DE l'oB. 125
reau des prix. En ce moment, Ter est aspiré par les canaux avides
du commerce et de V industrie de manière à s'y absorber prompte-
ment, comme nous le voyons depuis trois années; il s'ajoute à
l'épaipie annuelle pour commanditer des entreprises nouvelles; il
sème la richesse et le bien-être dans toutes les branches de l'activité
humaine, et lorsqu'il peuple et enrichit avec une rapidité magique
la Californie, l'Australie et les déserts de l'Oural, il ne peut être une
cause de ruine pour les n?.tions des deux mondes qui ont construit
des flottes entières afin d'aller le chercher en échange des produits
de leur industrie.
Admettons cependant l'hypothèse d'une dépréciation rapide de
For, et voyons s'il est possible de le remplacer par une monnaie d'une
valeur assez fixe pour rassurer les intérêts inquiétés.
IL
La valeur de la monnaie est esseniiellement mobile et variable;
pour le démontrer, nous serons obligé d'entrer dans quelques détails
techniques, mais nous les abrégerons afin d'arriver vite au cœur de
la question, l'exclusion (légale) de la monnaie d'or et le maintien de
la seule monnaie d'argent.
L'or et l'argent, même chez les peuples de civilisation rudimen-
taire, serv^ent d'intermédiaires aux échanges, parce qu'ils sont doués
de certaines propriétés particulières. Ils sont les mêmes dans tous
les pays, ils sont divisibles à l'infini sans rien perdre de leur valeur,
ils se transportent facilement, et les maniemens répétés auxquels
t^ute monnaie est sujette ne les altèrent que d'une manière insensi-
ble. Toutes ces qualités ne sont cependant qu'accessoires; la qualité
fondamentale de ces métaux, c'est d'être des marchandises ayant une
valeur propre à cause de lexu^s divers usages, et d'être ainsi un équi-
valent réel et substantiel des objets contre lesquels on les échange.
Dire que l'or et l'argent sont des marchandises, c'est affirmer im-
plicitement qu'ils sont régis par le va-et-vient de l'offre et de la de-
mande, qu'ils sont sujets à la hausse et à la baisse. En devenant
monnaie, c'est-à-dire en recevant des empreintes et des dénomina-
tions fixées par la loi, l'or et l'argent n'échappent pas à la hausse et
à la baisse, parce qu'ils ne perdent pas leur caractère essentiel d'ob-
jets commerçables et régis par le cours du marché.
L'or et l'argent employés comme monnaie ne sauraient donc être,
dans le sens rigoureux du mot, une mesure de la valeur des objets
qui se vendent et s'achètent. Le gramme et le mètre sont des me-
sures de poids et d'étendue, parce qu'ils expriment des quantités
immuables. Un mètre est en tout temps et en tout lieu l'exprès-
126 BEVUE DES DEUX MONDES.
sîon d'une longueur invariable, un gramme l'expression d'un même'
poids. Un franc composé de cinq grammes d'argent à —^ ne repré^
sente pas toujours la valeur de la même quantité du même blé, par^
même la valeur d'un même poids d'argent à yi^ non monnayé : il •
est immuable matériellement, commercialement il est soumis à toutes^
les oscillations du prix du marché; mais, la dénomination monétaiw
étant constante, la variation de la valeur des monnaies se traduit*
par Télévation ou l'abaissement du prix des objets en échange d»^-
quels on les donne.
Les monnaies sont cependant un terme de comparaison entre toute»^
les valeurs, puisqu'elles servent d'intermédiaire à tous les échanges;
mais si l'on s'en sert pour mesurer les autres valeurs, il ne faut •
jamais oublier que ce sont des mesures trompeuses dont l'inexacti^
tude doit être corrigée dans les transactions à long terme et d'un
lieu sur un autre. Si vous recevez, aujourd'hui 10,000 fr. pour les
rendi'e dans vingt ans, il est à peu près certain que dans vingt ans
vous rendrez une somme d'argent qui vaudra plus ou moins que
celle que vous avez reçue, et cela était aussi vrai du temps dmi
Grecs et des Romains, au moyen âge ou dans les derniers siècles'
qu'aujourd'hui. En un mot, tout engagement à terme est un coninà'*
aléatoire; il n'y a aucune différence sous ce rapport entre celui qw
a stipulé la livraison de 100 kilos de blé et celui qui a stipulé une
somme, c'est-à-dire un certain poids d'or ou d'argent. L'un et l'autref
se libèrent en livrant la chose promise, quelque changement de'
valeur qu'elle ait subi depuis la date du contrat. Celui qui gagne*
aurait pu perdre, son bénéfice est légitime; celui qui perd auraii
pu gagner, il n'a pas le droit de se plaindre.
Tout a été tenté pour donner aux monnaies une valeur fixe, et par'
conséquent différente de celle du marché, et tout a échoué. Les ex*-
périences sont assez complètes pour qu'il soit permis de dire que Iw
question est résolue, et que la variabilité est une infirmité incuraWr
de tout système monétaire. Chercher une monnaie de valeur ffaie,
c'est chercher la quadrature du cercle.
La monnaie est donc une marchandise, et h l'origine des sociétés'
cette marchandise se vendait et s'achetait au poids. 11 en est enccra*
ainsi en Chine et en quelques autres pays (1). Les divisions de la;
monnaie n'ont été d'abord que des divisions de poids, et n'auraient»
jamais dû être autre chose. Si les acheteurs et les vendeurs livraient,
ou recevaient pour solde de leurs comptes des granuncs et kilo-
grammes d'or ou d'argent, il n'y a pas un marchand au détail, pss'
une revendeuse de fruit ou de poisson, pas un journalier qui ne connftt^
(1) Dans rAmériqne espagnole^ Toace d'or est encore en usage.
NOUTELLES RECHEBGHES SUR LA QUESTION DE L*OR. 127
kthèdie des monnaies aussi bien que les plus savans économistes :
lOBS «iraient qu^ils échangent leur marchandise contre une autre,
fRbnleQr de la marchandise qu ils reçoiTent, — la valeur de Tor
oeèlafgeDt, — ne peut pas plus être garantie par le gouvernement
OBBÉ? la hausse ou la baisse, que ne le sont les denrées ou valeurs
^'jb donnent en échange; mais il n'en est pas ainsi. Dans Tanti-
filé aussi Iwen qu'au moyen âge et dans les temps modernes, des
gooreraernens aussi avides que peu éclairés sur leurs véritables inté-
pKs ont altéré les poids et les titres des monnaies, ont supprimé les
déDwniDaiions déduites de leur poids, et les ont remplacées par des
tenues arbitraires empruntés à des noms de souverains, de peu-
|iK, etc., n'exprimant aucun rapport avec la valeur des monnaies,
et masquant leur qualité essentielle de marchandises, à ce point
qw plusieurs siècles de labaurs scientifiques ont à peine suffi pour
bletir restituer. L'usage une fois établi et le droit de battre monnaie
étant devenu un attribut de la souveraineté, chaque état s'est créé
me nomenclature arbitraire; de là les couronnes et les souverains en
Angleterre, les ducats et les florins d'Allemagne, les piastres d'Es-
pagne, les aigles des États-Unis, les sequins de Venise, les tmpé-
rides de Russie, les frédérieks de Prusse et les francs de notre
ammaie, etc.
Toutes ces dénominations et bien d'autres, créées par autorité ou
par coutume, n'expriment pour la plupart de ceux qui s'en servent
qne des idées obscures et confuses. Combien y a-t-il de Français, par
eiemple, qui sachent ce que c'est qu'un franc (1) ? Peut-être pas dix
■iUc sur trente-six milUons; xm franc est, pour la majeure partie du
inblic, quelque chose de mystérieux et de cabalistique. Si un phéno-
■ène monétaire se produit, ceux qu'il favorise en profitent sans
ckercber à s'en rendre compte, et ceux qui en souffrent vont sou-
■eCtre l'énigme au gouvernement, qu'on croit volontiers en France
un docteur de omni re scibili et quibusdam aliis. Le gouvernement,
■nmé du désir de justifier la confiance qu'on lui montre, n'est que
fcnp disposé à résoudre le problème par ce qu'on pourrait appeler la
panacée française, une ordonnance ou un règlement. Heureusement,
depuis les grands prmcipes enseignés à Mirabeau par Daicet et dé-
veloppés par ce puissant génie devant l'assemblée constituante de
1789, le gouvernement s'est maintenu dans les strictes limites de ses
Mtributions monétaires normales, et, sauf quelques écarts sans im-
forunce, il a marché depuis soixante ans dans la voie indiquée par
h natnre des choses à l'origine des sociétés, et retrouvée par la
iôence après des siècles de tàtonnemens et d'erreurs.
(*) * l/î grammes d'argent fin, ou, suivant la définition légale, 6 grammes d'argent
128 REVUE DES DEUX MONDES.
La monnaie est donc douée d'une valeur variable comme toutes
les marchandises, et toutes les dénominations législatives ne sau-
raient lui donner une fixité contraire à sa nature. Cependant Tor et
l'argent peuvent ne pas varier d'une manière égale; la valeur dermi
peut se soutenir pendant que celle de l'autre fléchit : ne pourrait-w
pas prendre pour monnaie légale celui de ces métaux dont la valeor
serait le plus fixe, et parer ainsi aux inconvéniens les plus graves de
la variabilité naturelle du prix des métaux précieux? L'argent, dont
la production semble plus limitée que celle de l'or, remplit^il cette
condition?
Les hommes se servant de métaux précieux presque depuis le ami*
mencement du monde^ il semble que cette question devrait être faci»
lement résolue par les témoignages de l'histoire. 11 n'en est pas aiiifli
pourtant. Les auteurs grecs et romains étaient peu initiés aux ques*
tions commerciales, et ils ont été sur ces matières d'assez mau-
vais observateiu^. Si Hérodote, Strabon, Pline ou Tite-Live avaient
été des changeurs ou des publicains, ils nous auraient transmis sur
les monnaies de l'antiquité les documens précis et positifs que les
érudits modernes se sont efforcés de suppléer par des recherches
savantes. Il faut honorer les travaux aussi ingénieux que profonds de
MM. Letronne, Bœck, et surtout de M. Bureau de La Malle, mais fl
faut regretter que leurs démonstrations soient parfois incomplètes et
trop souvent contradictoires.
D'après Xénophon, le rapport de l'or à l'argent était de son tempe
de 1 à 10, Hérodote le porte de 1 à 13; il descendit à moins de 1 àH
quelques siècles après, lorsque César, plus heureux que Catilina,' eut
pris Rome et partagé à ses complices le trésor public, qui contenait
une quantité d'or correspondante à 2 milliards de notre monnaie.
Ce rapport se releva un siècle après delàlletàl2, puis, suivant
une loi de Valentinien, au iv*» siècle, de 1 à 14,4, et enfin, suivant
une loi d'Honorius et de Théodose le Jeune, de 1 à 18 (1).
Sans discuter l'exactitude plus ou moins rigoureuse de ces chilBres,
empruntés à des textes authentiques, mais susceptibles d'interpré-
tations diverses, tant à cause de la différence des valeurs légales et
des valeurs commerciales qu'à raison des titres différens des mon-
naies, surtout de celles d'argent, il faut remarquer que les.variar-
tions du prix de l'or et de l'argent ont été aussi considérables et
même plus considérables dans l'antiquité que depuis la découverte
de l'Amérique; il faut observer surtout qu'elles ont été alternatives,
tantôt en faveur de l'argent, tantôt en faveur de l'or, et que c'est an
milieu de la plus grande de ces variations, sous Jules César, qoe
(1) Dureau de La MaUe, Économie politique des Romains, t. I**^^ p. 85 et suivanles.;
■OOTELLES BECBEBCHES SUR LA QUESTION DE l'oR. 129
fimité maoétaire romûne a commeocé à être frappée en or. Malgré
les variations qui suivirent, cette base monétaire se maintint jusqu'au
Bas-ËDipire.
Tontefois ces faits, si intéressans qu'ils soient, ne sont pas assez
ooocluans dans la question; ils seraient d'une plus grande importance
■ les historiens nous entretenaient des réactions qu'ils ont exercées
nrles aflEûres publiq^ies et privées, s'ils nous montraient que Tabais-
Rment de la valeur de l'or entraîne im abaissement analogue dans
h valeur absolue de l'argent, ou s'ils nous apprenaient quelles ont
itè les conséquences des lois établies pour rapprocher à chaque va-
riation la valeur nominale de l'or et de l'argent, nécessairement trou-
blée par la relation de la demande et de l'offre, ou les déplacemens
prodnita^par le pillage et les conquêtes.
L'histoire du moyen âge est au point de vue de la monnaie plus
fbBCore que celle de l'antiquité à cause du faux monnayage univer-
sel, et aussi peu instructive par l'absence d'observations spéciales.
Oo estime que du ix* au xvi* siècle, c'est-à-dire depuis Charlemagne
jusqu'à l'arrivée en Europe des métaux précieux du Nouveau-Monde,
le rapport de For à l'argent a varié entre 1 à 12 (1) et 1 à 10, et que
ils variations ont été tantôt en faveur de l'or, tantôt en faveur de
Targent. Ces faits ne paraissent pas avoir vivement frappé l'attention
des historiens, quoiqu'ils aient tenu grand compte des fraudes moné-
taires de cette période et de leurs funestes effets. On pourrait en con-
dore que la variation du rapport des métaux a été insensible et n'a
donné lieu à aucune perturbation particulière appréciable, et l'on
serait conduit à dire que nous, qui, après cinquante ans, sommes en
présence d'une variation à peine constatée du rapport des métaux
prédeux, nous nous préoccupons de dangers et de difficultés imagi-
naires.
Mais ladssons ces temps peu connus : l'histoire moderne nous
offrira les lumières qu'ils nous refusent et nous permettra de nous
appuyer sur deux ordres de faits aussi certains que concluans. Pre-
mièrement, en tenant compte des erreurs que les dénominations
trompeuses des monnaies ont souvent fait commettre, les écrivains
les plus autorisés admettent que dans les deux derniers siècles le
r^iport de For à l'argent s'est élevé delàlAàlàl6;ilya cin-
quante ans, ce rapport était de 15 1/2 et à peu près ce qu'il est en
€6 moment. Ce n'est que momentanément que les guerres de Teni-
pîre et dernièrement la révolution de 1848 l'ont élevé jusqu'à 16.
Ed second lieu, nous savons que depuis la découverte de l'Amérique
(1j If. LeiNT, dans son mémoire sur V Appréciation de la for'une privée nu moyen
éqf^ dte te p.i8Sige soivant de l'éiiU de Pistes de 864 : Ht in omni regno noslro^ non
( vgndmimr Ubrmauri miti duod9C%m liltris argenli.
a. «
ISO REYUE DES DEUX MONDES.
jusqu'en 18A8 on peut évaluer la production des métaux dans ce
pays à 37 milliards 1A8 millions, composés de 122 millions de kilo»
grammes d'argent et 2,910,000 kilogrammes d'or (1); en d'autres
termes, sous Tinfluence de rexploitation des mines d'Amérique, la
production de t argent à l'or a été comme 33 : 1, et, malgré cette
dispro])ortion énorme, le rapport du prix de l'or à l'argent, qui étail
de 1 à 13 ou lA, ne s'est élevé que de 1 à 15 1/2, tandis qu'il aurait
dû s'élever de 1 à 33, si le rapport des valeiu^ dépendait des quaor
tités produites. Enfin, dix ans avant la découveile de la Califoniie«
la production de l'or avait plus que doublé sous l'influence des ex-
ploitations de l'Oural et de l'Altaï, et cependant le prix de l'or n'ayait
pas cessé de tendre à la hausse.
Plusieurs économistes, et entre autres M. Michelsen, ont montré
cette anomalie apparente, et se sont bornés, pour la résoudre, à dire
que le prix de l'or et de l'argent ne dépend pas de leurs quantités
respectives, mais de l'offre et de la demande, de l'état du marchéL
Cette réponse est vraie, mais elle ne donne pas la raison spéciale
de l'anomalie signalée; il y a une considération d'une nature plus
topique qui nous parait résoudre le problème, c'est que les monnaies
d'or et d'argent sont solidaires, et qu'à part de petits mouvemets
accidentels circonscrits, les métaux précieux haussent ensemble et
baissent ensemble.
Nous avons de cette vérité une démonstration saisissante. On a/^
corde généralement que la puissance de la monnaie a baissé de 6 à 1
depuis la découverte de l'Amérique, et cela est vrai de la monnaie
d'or comme de la monnaie d'argent, malgré la rareté de la premitee
et l'abondance de la dernière. Ici c'est la baisse de l'argent qui a
entraîné la baisse de l'or, comme de nos jours, si la production de
l'or vient à déborder la demande, ce sera la baisse de l'or qui eo-
trainera la baisse de l'argent. En effet, quand on considère le mou-
vement spontané des deux métaux dans le monde entier, on voit
que la inonnaie agit partout dans sa double forme : l'Angleterre et
les États-Unis donnent la préférence à la monnaie d'or; mais ils ae
8er\'ent secondairement de monnaie d'argent à l'intérieur, et ils
achètent et vendent continuellement des masses de lingots d'argenA
pour payer leurs dettes extérieures. La Hollande et la Belgique, qui
ont démonétisé l'or, en empruntent sans cesse au dehors, soit pour
kurs usages intérieurs à cause de la supériorité de cette monnaie
soit pour le solde des achats qu'ils font en Angleterre et aux ÉtatSp-
Unis. Il est même probable que si tous les législateurs s'imàginûenit
de démonétiser l'or, ce métal ne continuerait pas moins à jouer on
(1) Michel Cheyalier, De la Monnaie, p. MT.
lOUTELLES REGHBRCflES SOI LA QUESTION D£ l'oR. 131
Éfc'vportant dans la circulation, à cause des qualités qui lui sont
pnfres,et q[ui lui donneront toujours la supériorité sur Taigent.
ûioQoaie est donc une ouité composée de deux parties; quand
mai parties s'accroît, le tout 8*accrolt d'autant Si le tout ainsi
accneioâde la demande sur le marché, le tout se dépréciera.
liioUdarité des prix entre Tor et l'argent n'est pas particulièrt
iœsdeux marchandises. Elle existe à des degrés divers pour toutes
cdesqui par leur analogie sont de nature à se suppléer l'une Tau-
tt. Le Ué est dans ce cas par rapport à l'orge, au seigle, à l'avoine.
LeUé est-il à un prix de disette, il fait hausser les autres grains; s'il
cK iboodaot, il baisse et les fait baisser. La houille aussi réagit sur
le charbon de bois, et les toiles de coton sur les toiles de lin, etc.
D oe parait donc pas admissible que l'or puisse, dans une dizaine
d'iDifeées, baisser de bO poUi* 100, tandis que l'argent conserverait à
pn près sa valeur intégrale, comme le suppose M. Michel Chevalier
dkuB un article publié par le Journal des OébaU du h mai 1855. £d
ce moment même, l'argent est bien loin d'avoir la stabilité qu'on
U attribue. L'année dernière, il gagnait une prime qui s'est élevée
jnqu*à 30 f r. par 1 ,000 fr. ; cette prime est retombée à Paris à 1 3 et
4 1& (t., et au mois de mai dernier, l'or gagnait une prime à Londres
lia Marseille.
A cùié de ces faits, il ne faut pas perdre de vue que l'argent peut
Ure, dans un avenir prochain, aussi exposé que l'or aux incoiwé-
lieos d'une production illimitée. Les exploitations de Buenos-Ayres,
éi Chili, du Pérou, n'ont pas cessé d'être en progrès depuis le com-
■eacement du siècle, et il en eût été de même sans doute de celles
da Mexique, si les révolutions qui se succédèrent dans ce malheu-
Ml pays n'y avaient ralenti le travail des mines. Malgré ces cir-
CMtances défavorables, la production annuelle de l'argent est de
près de 200 millions de francs, et des améUorations peut-être pro-
diines dans le travail des mioes d'Amérique pourraient l'élever au
ttfeau de celle de l'or. En elTet, le minerai argentifère de TAmé-^
ôfie est inépuisable. M. de Humboldt écrivait, il y a quarante ans,
fi'il y avait assez d'argent dans les mines de la Nouvelle-Espagne
piv eo inonder le monde. M. Saint-Clair Duport, qui a visité les
■ÎMadu Mexique, dit que les gisemens travaillés d^uis trois siècles
ttsoot rien auprès de ceux qui restent à exploier (1). M. Michel
Chevalier écrivait en 1850 : « Les variations des deux métaux pré-
Mu ne sont pas arrivées à leur terme. Il est dans la nature des
tees qu elles n'y soient jamais. Pour l'instant, il semblerait que
for dût baisser bientôt relativement à l'argent, mais on peut croire
W) îk le Production des métaux prédmAX, p. S78.
132 EBTUE DBS DEUX MONDES.
qu'une tendance opposée se manifesterait ensuite (1). » Un accrois-
sement dans la production de l'argent, comparable à celui qui se
réalise pour l'or, n'est probable à la vérité que dans le cas où l'in-
dustrie des mines passerait aux mains d'un peuple entreprenant et
avancé en civilisation; mais ce temps est-il très éloigné, quand les^
Américains du Nord ont déjà conquis la moitié du Mexique et con-
struft un chemin de fer bien au-delà sur l'isthme de Panama?
11 y a un autre métal qui jouit au plus haut degré des propriétés
monétaires, et qui semblerait au premier abord bien plus propre que
l'argent à préserver la monnaie de la dépréciation dont on se préoc-
cupe, c'est le platine. Ce métal n'a en effet que deux gîtes connuB*
Tun dans l'Oural, l'autre au Choco dans la Nouvelle-Grenade, et la
géologie ne fait pas prévoir la découverte ultérieure d'autres dépôts
importans. Le platine est de plus dans des conditions métallurgiques
telles que les frais de production auxquels il donne lieu ne peuvent
ni augmenter ni diminuer sensiblement. Il est, à la vérité, un peu plus
difficile à élaborer que ne le sont l'or et Targent; mais la différence^
est faible, et disparaîtrait bientôt par les perfectionnemens qu'ap-
porterait un travail constant et régulier (2). De 1828 à 1845, le goii-
yemement russe a émis une monnaie de platine dont le total en dix-
sspt ans s'est élevé à environ 20 millions de francs; mais cetls
expérience intéressante est restée incomplète. 11 paraît que des em-
ployés chargés de l'aflinage, profitant des obscurités de cette opérsr-
tion, ne portèrent le rendement qu'à 60 pour 100 au lieu de 75 pour
100, et firent vendre à vil prix, à Paris et à Londres, le métal ainsi
détourné. Le prix du platine tomba de 1,100 francs à 800. Le goo-
yemement russe, ne connaissant pas alors la cause de cette dépré-
ciation, ou ne pouvant la faire cesser, démonétisa le platine. Quoi
qu*il en soit de cette tentative, nous ne croyons pas que le platine
puisse avoir dans la circulation une valeur plus fixe que l'or et l'ar-
gent. Lne fois entré dans la masse monétaire, il en subirait la solida-
rité, et sauf de légers écarts il hausserait et baisserait comme cette
masse. Les quantités existantes et celles qu'on pourrait produire sont
d'ailleurs si faibles, que la circulation du platine ne pourrait pas for-
mer la monnaie exclusive d'une grande nation; enfin le petit nombre
des exploitations permettrait aux états qui les possèdent des spécula-
tions aux conséquences desquelles il ne serait pas sage de s'exposer.
(1) De la Monnffi^, p. 338.
(2) Li grande différeuce qui existe à Paris dans le commerce entre le platine viens SI
Je platijie neuf tient à ce que l'affinage de ce métal est à Tétat de monopole.
mmVLLES REGHEAGHES SUB LA QUESTION D£ l'OR. 133
III.
■ nos reste à examiner les effets que produirait en France la
ÉHoétisation de Vor. C'est un point de vue pratique trop négligé»
dfii mérite la plus sérieuse attention.
b Bootrant que la monnaie d'argent ne jouit pas du privilège de
h faite, Dous ayons fait voir le côté le plus faible de la théorie de
h démonétisation de For; ce n est pas le seul. L'argent est, pour la
fadiOQ monétaire comme pour les usages domestiques, inférieur à
for. D est moins beau, moins inaltérable, plus encombrant. Cette
inière imperfection est plus grave qu'on ne le croit communément,
b fûemens en argent étant ou coûteux ou même matériellement
iaponUes, dès qu'ils ont quelque importance. On y supplée jus-
tp'i on certain point par les billets de banque , les viremens de
coaptes, les effets de conunerce; mais ces moyens de solder les dettes
•'existent pas partout, ne sont généralement pas gratuits, et n'em-
fichent pas des transports considérables de métaux précieux dont le
faet et l'assurance sont toujours beaucoup plus élevés pour l'ar-
RBot que pour l'or. Aujourd'hui préférer l'argent à l'or, c'est pré-
knt la poste aux chemins de fer, c'est s'imposer des pertes cer-
tùn qui se multiplient comme les affaires elles-mêmes. Les nation.s
^jouent le premier rôle dans le commerce du monde, les États-
Bnis et F Angleterre, produisent For en abondance, et s'en servent
pesqœ exclusivement dans la fonction de monnaie. Adopter exclu-
sveoieot l'argent, c'est jeter des complications dans les relations in-
lenaUioQales avec ces deux grands états, c'est de plus rendre moins
fnle et moins lucratif le commerce avec les pays si importans déjà
foi produisent l'or et n'ont pas d'autre retour à oQVir.
Ces considérations n'ont pas frappé la Hollande ni la Belgique, et
V les ont pas arrêtées dans leiu* préférence pour l'argent; mais il
fmïi que toutes deux commencent à ressentir les inconvéniens du
pvtî qu'elles ont pris. La monnaie d'argent ne les a pas mises à
fibri de la hausse des prix. La Belgique même en est plus adectée
^ k France. Le pain, la viande, les logemens, le sol, y sont plus
cken, surtout dans les campagnes vouées aux travaux industriels.
Il revanche, ces deux pays ont dû remplacer la monnaie d'or par
it petits billets de banque de 100 à 20 francs, et par l'admission de
fvfimçais à la Banque et dans les caisses publiques, sous la faible
w«mc de 1/4 pour 100. Aussi, quelque récente que soit la démo-
li'Mitiûo de ror^ il ne manque pas d'esprits sérieux qui doutent de
l'Aicité d'une telle mesure.
13i REYUE DES DEUX MONDES.
Ce n'est pas la découverte des nouveaux gîtes aurifères qui a coa*
duit la Hollande à la démonétisation de Tor. Lorsqu'en 1836 la pre-
mière idée en fut exprimée par le gouvernement de ce pays, le rap-
port légal établi entre les deux métaux précieux, étant trop favoraUe
à l'or, avait fait exporter toute la monnaie d'argent II ne restait
qu'un rebut composé de pièces usées, déformées ou rognées; il j
avait nécessité de réformer un tel état de choses. A cette époquSi
la production de l'argent était beaucoup plus abondante que celle de
l'or, et Texpérience avait appris qu'à cause de cette rareté les crises
monétaires étaient plus fréquentes dans les pays dont ce métal forme
la monnaie; cela devait être sensible, siu-tout pour un pays aussi pettt
que la Hollande. On songea donc à changer le rapport légal de For
et de l'argent, et à le combiner de manière à empêcher pour l'avemr
l'exportation de l'argent. Une loi de 1839 ordonna en effet la refonte
de la monnaie d'argent et l'établissement entre les deux métaux d*QB
rapport légal favorable à l'argent.
Les choses étaient en cet état lorsque la disette des années ISMfA
1847 détermina une énorme importation de céréales en Angleterre»
et par suite la crise monétaire, qui porta particulièrement sur Tat
Frappé de cette coïncidence remarquable, le gouvernement hoUa»^
dais adopta à l'égard de l'or un parti plus absolu qu'il ne l'avait fiât
en 1839; il en proposa la démonétisation, qui fut adoptée par une Mi
du 26 novembre 1847. 11 est certain qu'à une époque où les dépSiB
aurifères de la Californie et de l'Australie étaient encore inconnus qq
inexploités, cette résolution avait pour elle la raison et rexpériencB;
mais la facilité avec laquelle l'Angleterre et la France ont traversé ift
période de rareté des céréales de 1853 et 1854, grâce à l'abondance
de la monnaie d'or, montre que désormais la monnaie d'argent a
perdu la seule supériorité qu'elle eût.
L'exemple de la Hollande, on le voit, est sans autorité dans la
question actuelle. Si cette nation éclairée a donné la préférence à la
monnaie d'argent, ce n'est pas par crainte de la dépréciation de l'oTt
que personne ne pouvait prévoir en 1839 et en 1847 : c'est pour re-
médier à des désordres réels et pour prévenir des dangers que ém
circonstances récentes avaient signalés. 11 est vrai que la démonéâr
sation, qui ne devait avoir lieu qu'à la fin de 1850, a été hâtée 4b
quelques mois par une loi de 1849, rendue sous l'influence de lapith>
duction croissante de l'or : c'eût été une négligence blâmable qm
d'agir autrement. L'opération une fois votée, il fallait profiter de h
prime de l'or pour la réaliser plus facilement, ou au moins ne pas
s'exposer à payer une prime sur l'argent qu'on devait acheter. On a
beaucoup approché de ce résultat.
Pour la Belgique, il en est autrement; elle a démonétisé For i
ROUTELLES BEGHERCHES SUB LA QUESTION DE l'oR. 1S5
sa monnaie d'argent et dans l'espoir d'échapper aux effets
klidépréciation de Vor; sa mesure a même été plus radicale que
cdeèla Hollande^ car elle a retiré toute la monnaie frappée et
Bterditle monnayage de Tor à Tavenir. La Hollande a simplement
Héfccaractère légal à la monnaie d'or et offert le remboursement
ajair à ceux qui le demandaient. L'inquiétude de la dépréciation
èr«r était si peu prononcée, que sur 175 millions de florins, soit
eBiino 360 millions de francs, à peine la moitié a été présentée
irècluoge contre argent.
S cette mesure était appliquée à la France, elle y causerait une
fBtnrbation proportionnée à Timportance que la monnaie d*or a déjà
frise cUnsla circulation, à la grandeur des entreprises que Fabondance
fe capitaux a fait naître et multiplie chaque jour, et aux besoins que
kienprunts causés par la guerre rendent aussi vastes qu'impérieux.
B a été frappé en France depuis 18Â8 pour plus de 1,300 millions
de oonnaie d'or; on peut supposer que le mouvement du commerce
•liait exporter 2 ou 300 millions, et il est probable qu'il en reste un
■Oliard. Si cette masse d'or était démonétisée, le gouvernement se-
■ît oUigé, dans un délai très court, de la remplacer au pair aux
Bttios des porteurs par des pièces d'argent, comme l'ont fait loya-
kneot les petits états de Belgique et de Hollande. Une demande
k 1 milliard en lingots d'argent dans un temps où la production
UKlle ne dépasse guère 200 millions ferait peut-être monter la
prime, non à 36 fr., taux où nous l'avons vue l'année dernière, mais
îiOO fr., et dans ce cas l'opération, de ce chef seul, coûterait à l'état
lOOmiUions, auxquels il faudrait ajouter quelques millions pour frais
fifiiiage, commission, etc. A côté de ces pertes directes (1) il fau-
init mettre en ligne de compte la perturbation temporaire de tous les
prix en France par l'effet de la prime que la mesure elle-même pro-
èorait L'opération de la Hollande n'a porté que sur 80 millions de
iorins (environ 160 millions de francs) , et elle a sensiblement affecté
bgnuides places de commerce, quoiqu'elle ait été facilitée par des
Mojeos d'exécution dont le succès serait moins assuré en France.
h Hollande, des billets de mêmes coupures que les pièces d'argent
M remplacé la monnaie retirée, et ont circulé sans difSculté; de
|itt» h monnaie d'or exportée en Angleterre et en France a été frap-
Pfc, dans ces deux pays, en souverains et en pièces de 20 francs,
fni se sont substitués sans secousse aux lingots d'argent de la banque
f in^eterre et aux pièces de cinq francs vendues à la Hollande. Les
ft U BoDiade, opérant en 1849, n'a eu à sujpporier que (jaelqnes faux frais sani
iHiliMt. La Belgiqae a snf^poitéy loos forme de perte d'intérât, une pnme d»
IM RETUB DES DEUX MONDES.
choses ne se passenûent pas si simplement parmi nous. D'abord il
est permis de douter que 1 milliard de billets de 20 francs et de
10 francs, um) remboursables à vue, circulassent au pair avec la
monnaie d'argent, quelque bien garantis qu'ils fussent par des dé-
pôts d'or démonétisé. En second lieu, l'argent à monnayer devant
être pris en grande partie à la masse monétaire des pays où l'ar-
gent presque seul remplit les canaux de la circulation, on ne pour-
rait pas l'y remplacer par de l'or; il s'y produirait un vide qui cau-
serait une disette de monnaie (l), une baisse de tous les prix, une
crise commerciale générale (2).
La France, réduite à la monnaie d'argent, souffrirait de son isole-
ment monétaire dans ses vastes relations avec Y Angleterre et les Étata-
Unis, qui ont adopté la monnaie d'or (3), et qui ne songent pas à y
renoncer. Notre commerce d'exportation recevrait aussi par la dén
monétisation de l'or une atteinte irréparable. Nos lois de douane sont
en effet combinées de manière à limiter nos importations et à obliger
nos armateurs à faire une partie considérable de leurs retours en
métaux précieux, et aujourd'hui en or. Les opérations basées sur
des retours d'or, ou liquidées en cette valeur, seraient arrêtées, ^
quelques centaines de millions peut-être de nos produits manufac-
turés devraient chercher au rabais de nouveaux acheteurs. On ver-
rait alors qu'il y a plus d'inconvénient à retirer quelques centaines
de millions à la circulation de l'Europe qu'à y laisser ajouter plu-
sieurs milliards par le cours naturel des choses.
Les partisans de la démonétisation n'ont pas parlé de toutes ces
difficultés, mais on voit qu'ils les ont pressenties. Au lieu de con-
clure purement et simplement, ils ont déclaré qu'ils se bornaient à
soulever une question grave, et qu'ils en abandonnaient la solution
à de plus experts.
On a émis une opinion moins réservée sur un autre point qui se-'
rait aussi très délicat, s'il n'était depuis longtemps résolu. On a dît,
à l'occasion de la démonétisation de l'or, que la loi du 7 germinal
an XI, constitutive de notre système monétaire, donnait aux créan-
ciers le droit d'exiger dès à présent leur paiement en argent. C'est
une erreur qu'aucun jurisconsulte n'aurait commise. La loi de l'an
XI déclare que le franc est l'unité monétaire, et qu'il contiendra
(1} L'accioissemeDt des billets de banqne pallierait le mal; mais sur le Gonilnenl»
c'est une ressonice limiîée par les habitndes du puldic.
(2) En 1846, l'impoilttion du blé en Fraare a fait expoiter 120 à 130 millions de fraacSy
et ce faible déplacement a causé une grande gène.
(8) La monnaie d'or et celle d'argent ont un cours légal aux Ëtate-Ubis; mais k i^^
port des deux métaux, favorable à For^ a fait exporter la plus grande partie de lai
naie d'argent.
MUTELLES RECHERCHES SUR LA QUESTION DE L*OR. 137
SgramiD«»s d'argent au titre de -nj; elle déclare en outre qu'il sera
{ibriqué des pièces d*or de 20 francs et de 40 francs, et en détermine
kpeidset le titre. Une nouvelle loi peut changer l'unité monétaire
M le rapport de Ter à l'argent ainsi établi, mais aucun créancier
(Toeobligation exprimée en francs ne peut refuser les offres de paie-
KBtque lui fait son débiteur en monnaie légale d'or ou d'argent,
iaoD choix. Si la solution était moins évidente, il faudrait regretter
fse U q^iestion ait été posée. En matière de finances, on doit se gar-
der de jeter des doutes là où il n'y en a jamais eu. La loi de l'an xi
estahso^ae; mais le fût-elle moins, ce serait offenser la foi publique
qœ de changer la manière dont elle est comprise et pratiquée depuis
pés de soixante ans par le bon sens universel.
S*; a-t-il donc rien à faire? En matièrç de monnaie tous les change-
MBS sont dangereux, et les combinaisons les plus réfléchies ne sont
pssà l'abri de tout inconvénient. La Hollande, à l'occasion d'une
refiwte nécessaire de sa monnaie d'argent, a diminué le poids du
fhNÎD, son unité monétaire, et a autorisé tous les débiteurs à se libé-
leravec un poids d'argent moindre que celui qu'ils s'étaient obligés
de fournir. La monnaie d'appoint peut supporter ces déviations, mais
pour la monnaie courante elles sont très sujettes à critique.
Notre système monétaire ne gène pas les transactions, il les favo-
rise notablement au contraire. Au point de vue de l'art, la monnaie
l'est-elle pas droite de poids et de titre et appréciée même en pays
étranger? Pourquoi la changer? On exporte, dit-on, la monnaie d'ar-
gent et on lui substitue la monnaie d'or; mais où est l'inconvénient si
h monnaie d*or ne peut pas être dépréciée sans que la monnaie d'ar-
gent le soit aussi? C'est une erreur de croire que la France y perd.
Quand Faigent sort, c'est avec sa prime, c'est en achetant plus de
narcbandises étrangères que la même somme en or ne pourrait le
Èire. Quand l'or s'importe, c'est le contraire; le marchand fiançais
ttige un prix plus élevé. Si l'or s'échange au pair contre des pièces
de 5 francs, c'est que l'argent ne gagne pas de prime, et c'est là le
fait le plus général. Jusqu'à présent, la prime n'est que l'exception
et ne s'applique qu'aux affaires des grandes places.
Les États-Unis ont introduit une modification récente à leur sys-
ttme monétaire, aHn de retenir dans leur circulation la menue mon-
niie, que l'exportation leur enlevait à mesure qu'elle était frappée.
Traitant la menue monnaie comme une monnaie d'appoint, ils ont
frappé, à un poids assez faib'.e pour décourager l'exportation, des
<kmi-doUars et des quarts de dollar pour une somme qui atteint
^ 90 millions de francs (1). Ils ne se sont pas autrement piéoc-
(1) ta presque totalité de la monnaie d'argent qui avait coars aux États-Unis avait
138 RErUE DES DEUX VOIfDES.
cupés de Texportation de l'argent et ont au contraire accru le mmibre
de leurs hôtels des monnaies, afin de faciliter le monnayage de For,
Malgré les ressources nouvelles qu'ils y ont puisées, ils n'ont paB
échappé, en 1854, à une crise qui a fait baisser chez eux tons Ibb
prix, même ceux du fret maritime, si élevés dans toute l'Europe.
Les Anglais n'ont pas eu de mesures à prendre pour arrêter Feï-
portation de l'argent. Lorsqu' après la paix générale ils renoncèrent
au régime du papier-monnaie, ils adoptèrent un système monëtam
d'une simplicité qui fait honneur à leur génie. Ils établirent que les
débiteurs ne pourraient faire d'offres légales {légal fender) à leui»
créanciers qu'en monnaie d'or, tontes les fois que la somme due se-
rait de plus de 50 francs, et après avoir réduit l'argent à l'humble
rôle de monnaie d'appoint, ils purent, sans inconvénient, loi domier
une valeur intrinsèque assez inférieure à sa valeur nominale powr en
empêcher l'exportation. Si à cette combinaison ils avaient ajouté
la numération décimale, leur règlement monétaire serait irrépro-
chable.
Nous ne pensons pas que la France, dans les circonstances no-
tuelles, doive recourir au système américain ni au système anglsûs;
mais s'il se présentait plus tard des circonstances graves et impré-
vues, si la petite monnaie d*or ne se classait pas bien dans la circa-
lation française, et si l'exportation de l'argent continuait de manière
à gêner les appoints et les paiemens qui se font en menue monnaie,
il serait peut-être nécessaire d'aviser. Il nous semblerait sage alois
d'aller chercher des exemples chez les deux nations les plus riches et
les plus commerçantes du monde, et dont les intérêts, par leur na-
ture et par leurs vastes proportions, ont avec les nôtres une ana-
ioge économique évidente. U faudrait peut-être même se concerter
avec elles et profiter de l'occasion pour essayer de résoudre cette
grande question d'une monnaie internationale qui, depuis de longues
années, préoccupe les esprits sérieux en Angleterre, aux États-Unis
et en France.
L'expérience est ici le guide le plus sur, les spéculations abstraites
ont leurs périls. 11 y a longtemps qu'on Ta dit : en finances, deux et
deux ne font pas quatre. C'est qu'en effet les formules des équations
n'y ont jamais cette simplicité. Leurs termes se composent de coefr
été exportée et remplacée par de la monnaie d'or peu convenaMc pour les appoints et
les petits paiemens. Le manque de menue monnaie avait donné Mpvl à l'émission de
petits billets de banque d'une valeur douteuse. Une loi du 8 mars 1^53 a statué qu'il
serait frappé des demi-dollars et des quarts de dollar d un poids de 3 ou 4 pour 100
iuféiieur à l'ancien poids légal, et cette mesure a eu un plein suaès. Le directeur des
monnaies des États-Unis le déclare dans un rapport ofliciel que vient de publier It
journal anglais ÏEconomist. ^
NOirfSUJBS RECHERCHES SUR LA QUESTION DE l'OR. 139
«BiDdétenninës axixquels chacun donne une valeur arbitraire. De
Ik tut de mécomptes de bonne foi , tant de divergences sur les
théories. Que nous enseigne l'expérience du passé? Que Tor et Tar-
pA flot fait la richesse de ceux qui les ont possédés (1) ; que la
coBSOounation qui s'en fait en dehors de la circulation monétaire est
tenne (2); que la valeur relative de Tor et de l'argent ne dépend
^ des quantités produites; que si Tun des deux se déprécie, l'autre
^nrare une dépréciation à peu près égale; que les pays les plus
oamerçans ont directement ou indirectement réduit l'argent au
itfe de monnaie d'appoint et ne se sont pas préoccupés de la démo-
litisation de Tor. Obéissons avec confiance à ces enseignemens, et
K DOns alarmons pas plus de l'invasion de l'or dans notre vieille
Europe que de l'action de tout autre grand moteur industriel. Si elle
bÀsse des intérêts respectables, c'est que rien n'est parfait dans ce
ixnde, où la fécondité de la terre même fait des victimes. N'avons-
ooQS pas vn, il y a peu d'années, une suite de récoltes abondantes
faire baisser le prix du blé et gêner les fermiers, tout en encoura-
geant la demande et faisant hausser les prix des autres marchan-
&esî L'abondance des métaux précieux produit des phénomènes
iDi](^es : la valeur de ces métaux baisse, et tous les prix haussent.
Les créanciers à long terme y perdent quelque chose; mais toutes
les entreprises sont prospères, le champ du travail s'agrandit, les
soHtodes se peuplent, et la civilisation étend son empire.
Victor Lanjuinajs,
ancien ministre.
Tr^et (Loire-Inférienre), le 20 juin.
(1) M. Cberalier a dit dans un bon livre qn'il a publié en 1850 : « Tout a enchéri
M< U découverte de l'Amérique, sans que la société devint plus pauvre, au con-
^àt» {La Monnaie, p. 448.)
M Sot 40 milliards d'or et d'argent produits depuis la découverte de l'Amérique, il
■Sexiste plus que lO à f % milliards dans la circulation des nations civilisées.
stsfe
DES INTÉRÊTS
DU NORD SCANDINAVE
DANS LA GUERRE D'ORIENT.
IL
LA SUÈDE SOUS GUSTAVE IV.
PROGRÈS DE LA POLITIQUE RUSSE. — DÉCIIÉANCE DU DERNIER VASA.
La révolution du 13 mars 1809, qui a renversé du trône de Suède
le fils de Gustave III» Gustave IV Adolphe, dernier rejeton couronné
de l'antique famille de Vasa, marque le moment précis où la Suède,
presque ruinée par les attaques violentes ou les secrètes menées de
la Russie, descend au dernier degré d'épuisement et de misère. Tout
le fruit du règne de Gustave HI est perdu (1); cet habile monarque,
dont il est trop souvent de mode à Stockholm de médire, parce qu'il
s appuyait sur la politique et les idées françaises, avait du moins
accompli deux utiles desseins : il avait renversé, malgré la Prusse et
la Russie, la constitution de 1720, qui présageait à la Suède le sort
de la Pologne, et il avait porté les armes suédoises jusqu'à quelques
lieues de Saint-Pétersbourg, qu'il avait fait trembler. En 1809, au
contraire, la Russie vient de s'emparer de toute la Finlande; ses ca-
nons, établis dans les lies de la Baltique, sont à dix-huit lieues de
(1) Voyez sur ce règne, dans la livraison du 15 février 1855, le premier article de
cette série.
LE HORD SCANDINAVE DANS LA QUESTION d'ORIENT. lâl
Sladhalm, et sa rrontière nord-ouest empiète sur le territoire essen-
âe^ifoent suédois; de plus, le contre-coup de cette perte cruelle est
àTsiérieur une révolution. Gustave IV a été plus n^alheureux encore
as sa lutte contre Alexandre que Charles XII dans sa rivalité avec
Renfle Grand; il faut reconnaître qu'il a été moins héroïque et
Miossi téméraire.
Certes il est permis de regretter aujourd'hui que les dispositions
«crêtes de la paix de Tilsitt aient livré à la Russie un avant poste aussi
inportint que la Finlande, et l'on peut bien estimer que cette fois
«ocore la France n'a pas apprécié sainement ou connu entièrement
ks avantages que peuvent procurer l'alliance et la coopération des
peuples du Nord; mais on doit avouer que, d'une part, Gustave IV
\dolpbe avait attiré par ses imprudences la conqiiùlc russe, et que,
4e l'autre, il s'était montré ennemi tellement acharné et violent de
Napoléon, que l'empereur n'aurait pas pu le défendre, même s'il avait
feioocé à le punir. Tout se tient dans cette déplorable et curieuse
histoire des rapports de la Suède avec la Russie : Gustave III, allié de
b France, avait maîtrisé les intrigues de la Russie et s'en était fait
respect-r; Gustave IV, ennemi de la France, est vaincu par les Russes
€t renversé par ses propres sujets. Ces deux deniiers épisodes, la
perte de la Finlande et la révo'ution de 1809, sont intimement liés
entre eux. Ils contiennent d'ailleurs trop d'enseignemens conformes
aox vues que nous avons émises sur les conditions politiques géné-
ralement imposées à la Suède, et ils sont assez peu connus pour que
oous désirions y insister. Nous le ferons à l'aide de documens nou-
veaux, soit que nous mettions à profit les mémoires récemment pu-
bliés en Suède, soit que nous nous servions des documens précieux
fà sont cooserv es dans les archives françaises.
1.
Dernier représentant de l'absolutisme en Suède, le roi Gustave IV a
enrcé, par son seul caractère, une déplorable influence sur les des-
tinées du peuple que sa naissance l'appelait à gouverner. Né en 1778,
il Alt roi à quatorze ans, mais ne prit le pouvoir qu'à sa majorité,
le 1* novembre 1796. Son père l'avait fait élever avec un soin scru-
puleux, auquel il sembla de bonne heure avoir répondu, tant il se
BODtrait confiant, pur de mœurs, profondément honnête et loyal.
Toutefois il était facile de distinguer que son imagination, mal con-
duite, n'avait acquis aucune indépendance, et ne s'affranchirait pas
te préjugés dans lesquels l'orgueil du rang ou une éducation im-
prudeote par quelque endroit pourrait l'envelopper. Hors un certain
{oût pour les nobles émotions que procure la musique, ce faible es-
W2 RETUE DES DETfX MONDES*
prit ne s* était frayé aucune ouverture; il était également insenanU»
aux attraits de la lecture, à la séduction des arts, presque à tout
plaisir, et il semblait que nulle vive passion ne fît battre ce cobv
glacé. De là sans doute l'obstination terrible qu'il montra plus tanl
L'homme dont l'intelligence est clairvoyante et étendue peut seul
être vraiment maître de lui-même et de ses résolutions; sa réflexioD
soutient son énergie; rien de plus commun au contraire que de voir
on esprit étroit par nature ou comprimé par l'éducation se heurter,
s'il essaie une fois de prendre un essor, à deux ou trois maximes mah
quelles il reste attaché, parce qu'à son gré elles contiennent la vérité
tout entière avec la solution de toutes les difficultés et de toutes les
combinaisons que peut offrir la destinée humaine. Dans le sentiment
de sa dignité royale, Gustave IV puisa non pas seulement le respect
étroit du devoir, mais l'entêtement de cette idée, qu'il était, comme
tous les rois, l'élu du Seigneur et supérieur aux autreshommes, grftœ
à un caractère sacré. Le soir même de ses noces, il ordonna à la reine
sa femme de lire à haute voix dans la Bible le premier chapitre du
livre d'Esther, et lui déclara, avec plus de franchise que de douceur,
qu'elle devait se préparer à lui obéir ponctuellement, vu qu'il vou-
lait, comme Assuérus, être maître dans son palais. 11 frappa un jour
son fils, âgé de huit ans, jusqu'à le renverser le visage en sang,
Sarce que le jeune prince ne s'était pas incliné assez profondément
evant le roi. Il parlait d'ordinaire à voix basse, avec solennité, et
rétîquette dont il s'entourait faillit plus d'une fois lui coûter la vie;
On comprend qu'un tel prince devait rester étranger aux idées nou-
velles que son temps avait vues naître; il fut particulièrement inacces-
sible aux principes de la révolution française; il la traitait de hon-
teuse révolte, et prétendait, si les grandes puissances de l'Europe
se montraient inactives ou lâches, prendre en main la cause des
Bourbons, seule légitime à son gré, et les rétablir sur le trône où
Dieu avait placé leurs ancêtres. Une sorte de religiosité supersti-
tieuse s'empara aussi de bonne heure de son intelligence, qu'elle
écarta du droit chemin et finit par plonger dans une folie réelle»
II croyait fermement à la métempsycose, en raisonnait à fond, et
déclara un jour qu'il portait en lui l'âme de Charles XII.
Plus que jamais, sous un tel roi, la Suède devait s'entourer d'aï-
lîances étrangères qu'elle pût opposer aux intrigues de la Russiev
constantes sous Gustave III. Voyons comment Gustave IV s'aliéna
au contraire toutes les puissances, et particulièrement la France,
son ancienne et sa plus naturelle amie. Pendant la minorité du roi,
la régence de Suède avait renoué prudemment des relations cordia^
les avec le gouvernement républicain; mais Gustave, devenu seid
maître du pouvoir, n'eut pas de défense contre les instigations des
LE HOBD SCAHnHATE DATO LA QUESTION d'oRIENT. lit
màfOÊ ser?itears de son père, entîërenient dévoués aux Bourbons.
1 ému surtout les conseils de ce comte Axel Fersen, devenu si
dUkt par soo lèle pour Mane-Antoioetle et Louis XVI, et plus
miprm raort cruelle. Après la fuite à Varennes, pendant laquelle
il suit lui-même, comme on sait, conduit le carrosse de la reine,
kosate Fersen était resté près de la frontière et s'était épuisé en
i pour sauver les prisonniers du Temple. Il avait travaillé k
' une coalition en leur faveur et intercédé auprès de toutes les
9; il avait osé rentrer une fois en France, Tenir incognito à Paris,
Hs'fcvt niènie ménagé une entrevue avec la reine dans sa prison. Le
il jvin lui avait causé un désespoir dont Tinipression est profoatlé-
■eot gravée dans ses lettres : « Je ne cesse de penser à cette mal-
koreuse reine et à ses enfans, écrit-il au baron Frédéric Taube, et
cette pensée déchire mon Ame. Je ne devrais plus t'en parler, je de-
mis éloigner des souvenirs qui me rendent si malheureux; mais
aanent oublier, hélas! celle qui a si bien mérité de ma part 1 hom-
mgt éternel que je lui ai voué?... Je ne cesse de penser à ces n>at-
heveox enfans. » « Tout ce que j'ai perdu, écrit-il à sa sœur, est
fios cesse présent à mon souvenir et rend ma vie misérable. Tou-
tefois ne t* inquiète pas, chère Sophie, ma santé résistera, puisque
je ne suis pas mort le îl juin. »
Od comprend quelles durent être les inspirations d'un tel conseil-
ler, lorsque Fersen, qui s'était vu éloigné des affaires par la régence,
ierint tout-puissant auprès de Gustave. Ce fut loi précisément qui fut
dioîsi pour représenter au congrès de Rastadt le roi de Suède, non pas
m sa qualité de duc de Poméranie, membre de la confé éraiion
germanique, mais bien comme l'un des souverains garans du ti-aité
4e Westpbalie. Tel était le rôle que prétendait remplir Gustave IV;
mais Bonaparte avait déjà fait connaître, par le traité de Campo-
Fonnio, qu'il n'entendait pas admettre dans le congrès d'autres re-
présentans que cent de la Prusse et de rAutriche, et qu'il s'agissait
ëe mutiler le traité de Westpfaalie, non pas de le confirmer et de le
défendre. « La situation de l'Europe avait bien changé depuis 16&8,
dit-il à Fersen pendant l'entrevue particulière qu'il lui accorda; la
Suède exerçait alors sur l'Allemagne une grande influence; elle était
à la tète du parti protestant; elle brillait encore de tout l'éclat que
hi avait donné le grand Gustave; la Russie n'était point devenue
M état européen; la Prusse n'existait pas. Ces deux puissances, en
grandissant, ont fait reculer la Suède en arrière et l'ont réduite au
nmg de puissance de troisième ordre. » Comme Fersen, pour com-
battre ce raisonnement, se retranchait sur le droit, supérieur à la
force matérielle, Bonaparte rompit assez brusquement l'entretien :
« Housieur, dit-il, la république française ne reconnaîtra jamais
ihk RETUE DES DEUX MONDES.
d'ambassadeur de Suède au congrès; elle n'y saurait particulièrement
admettre un envoyé dont le nom est peut-être inscrit sur les listes
d'émigrés. » Ce dernier argument ne laissait pas d'être redoutable;
on fit comprendre à Fersen qu'il devait au plus tôt quitter la ville«
de peur d'être enlevé par l'ordre du directoire, à titre d'^nigié.
Voilà quelles furent les premières relations de Gustave IV avec te
gouvernement français. Elles fortifièrent en lui l'idée de s'ériger
contre ce gouvernement en défenseur de l'ancien système européeo.
On put cependant croire un instant, lorsque le baron de Staël-Hols-
tein, en février 1798, reprit à Paris son poste de ministre de Suède,
et même encore au commencement du consulat, quand M. de Bour-
going nous représentait auprès des deux cours du Nord, que Gustave
reconnaîtrait à la France le droit de disposer d'elle-même et de ré-
gler son gouvernement; mais la Suède était destijiée à ce malheur
d'avoir presque successivement à sa tête deux souverains qu'une
rivalité et une inimitié devenues personnelles contre le domina-
teur de l'Europe allaient entraîner, et le pays avec eux, dans une
lutte dont ils auraient dû prévoir la redoutable issue. Le malheu-
reux voyage que fit Gustave IV eu Allemagne de 1803 à 1805 l'y
précipita.
Après avoir refusé, comme on l'a vu (1), la main de la grande-
duchesse de Russie Alexandra, fille de l'empereur Paul !•', le jeune
roi de Suède avait épousé en 1797 la quatrième fille du margrave
de Bade, la princesse Frédérique, sœur de l'impératrice Elisabeth^
femme d'Alexandre. Le prétexte d'une visite à la cour de Carlsruhe
servit à dissimuler la résolution qu'avait formée Gustave d'intervenir
dans les alTaires de l'Allemagne, et on le vit avec inquiétude, suivant
le triste exemple de Charles XII, son modèle, quitter pendant plus
de dix-huit mois son royaume, encore divisé par les factions, pour
se lancer dans une carrière aventureuse contre un adversaire dont il
n'avait pas su reconnaître le génie. A peine arrivé en Poméranie, Gus-
tave IV fut entouré des principaux émigrés, qui enflammèrent sa va-
nité en lui offrant la gloire de relever le ti ône de France. A la cour de
Carlsruhe, sa belle-mère, la margrave de Bade, et avec elle le gé-
néral Armfelt, le comte d'Antraigues, beaucoup d'autres, ennemis
acharnés de la France, excitaient sa haine contre Bonaparte. Il avait
reconnu le 18 brumaire, mais la déclaration de l'empire et la mort
du duc d'Enghien, qu'il aimait personnellement et qu'il essaya de
sauver, le livrèrent de nouveau à toute sa passion. Il faut ajouter
que, vers la même époque et à cette même cour de Bade, Gustave-
Adolphe avait rencontré le fameux mystique allemand Jung, qui, par
(1) Dans la Revue du 15 férrier iS55.
U ROmD SCANDINAVE DANS LA QUESTION d'oRIENT* li5
■sbiarres doctrioes, avait achevé d'égarer son imagination. Ce pré-
lEilii philosophe, d'abord garçon tailleur, puis maître d'école, en-
akbabile oculiste, professeur d'économie politique à Mai bourg
Ci 1787, s'était établi en J803 dans l'intimité du grand-duc de
M&Soo explication de l'Apocalypse, telle qu'il Tavait donnée dans
Mirre sur le Triomphe de la Seligian chrétienne, publié en 1798,
ntft, au milieu des émouvantes vicissitudes de cette époque et au
ffrtir de tant de catastrophes, étonné les esprits et séduit les ima-
gitttioQS malades. L'Apocalypse contenait, suivant cette interpré-
tilioD, une prophétie de l'histoire universelle, un tableau complet,
par qui savait le pénétrer, des destinées prochaines de l'humanité.
Les révolutions de l'antique Orient, celles des Grecs et des Ro-
nins, de 89 et de 93, tout cela s'y trouvait, suivant le philosophe
lUemaod, exactement prédit, et c'étaient de grands traits faciles
irecoDDâltre dans un si vaste tableau; mais il s'agissait surtout
osuite pour l'interprète moderne d'expliquer à l'avance les pro-
ftéties qui regardaient les temps non encore écoulés. Ici corn-
neoçait sa témérité ou son inspiration. Qu'était-ce que la Léfe à
lefi iéies et dix cornes... qui doit n'élever de talfme et aller à sa
ferle, et quel devait être ce cheval blanc monté par celui qui s'ap-
fdie le fidèle ei le véritable, qui Juge et combat justement? « Je vis
Il bite et les roîs de la terre, et leurs armées assemblées pour faire
h guerre à celui qui était monté sur le cheval blanc et à son armée ;
DÛS la bile fut prise, et avec elle le faux prophète qui avait fait
defaDt elle des prodiges par lesquels il avait séduit ceux qui avaient
reçu le caractère de la bêle et ceux qui avaient adoré son image, et
tOQsdeux furent jetés vivans dans l'étang brûlant de feu et de soufre.
Le reste fut tué par l'épée qui sortait de la bouche de celui qui était
Booté sur le cheval blanc, et tous les oiseaux se soûlèrent de leur
cbûr. » Jung avait une réponse pour chacune de ces mystérieuses
éoigmes. — La bête, c'est quelque avide conquérant qui rêvera d'im-
poser sa domination à tout le genre humain; il ira en avant jusqu'à
ce que le Christ lui-même, monté sur le cheval blanc, se rende vi-
sible aux regards des hommes, s'avance vers lui avec ses armées et
le terrasse. Ce grand combat doit être prochain; Jung Tattend pour
Tanoée 1838 environ; aussitôt après commencera le règne de mille
Utt du Christ sur la terre. — Voilà quelles étaient les rêveries dans
lesquelles Gustave croyait reconnaître le tableau anticipé de l'ave-
ur, et que sa fantaisie s'obstinait à revêtir de formes précises. Dans
^poléon, il vît la bête, dans les alliés, les cavaliers du fidèle et du
9éritiible. Dès lors ce fut pour l'infortuné roi de Suède comme un
deroir de conscience de promettre le concours de ses armes à qui-
conque détestait Napoléon, ce génie du mal sur la terre, cet ennemi
liO BETUE DES DEUX MONDES.
de Dieu et des hommes. La petite cour de Garlsrube devint le foyer
de toutes les intrigues anti-françaises, et il n*est pas bien sûr <^
Gustave IV n'ait pas été dans le secret de la conspiration ourdie «i
Angleterre par Cadoudal et Pichegru.
Toutes ces obscures menées n* échappèrent pas à celui qa'oi
espérait vainement arrêter. Si Gustave était entouré d'émigrés <l
d'ennemis du nouvel empereur, autour de hri veillaient sur toute sa
conduite et tout son langage une foule d'espions de tout rang et 4ê
toute espèce. Une certaine baronne entre autres était venue aasai
récemment ^'établir à Carlsruhe; elle avait suivi, disait-elle, l'armée
de Condé, et se montrait toute dévouée aux intérêts de l'émigr»*
tion. Belle, aimable, donnant de grandes fêtes où elle faisait parais
de ses sentimens royalistes, elle était facilement parvenue à lier ami*
tié avec la princesse de Rohan, naguère mariée secrètement au due
d'Enghien; on Tentendait parler du prince avec une vive admirft-^
tion, et sa voix émouvante arrachait des larmes quand elle chantait
sur la harpe sa romance favorite; bien plus, elle avait fait dresser
dans une partie retirée de son appartement une sorte de chapelle
où ses amis la voyaient, à la clarté d'une sombre lampe, en habilB
de deuil, agenouillée devant un autel que surmontait une image dt
duc d'Enghien couverte de crêpes. Au demeurant, avenante, gra-
cieuse et spirituelle, séduisante par sa feinte douleur ou son élé-
gance fardée, elle s'introduisit dans les bonnes grâces et dans l'inti-
mité des principaux personnages qui entouraient Gustave IV, et finH
par être si bien avec le ministre de Suède, qu'elle prit connaissance,
dans son bureau même, de ses papiers et de ses notes les plus se*-
crêtes. Rien n'échappa donc à Napoléon des intrigues ourdies pw
Gustave de concert avec l'émigration; il s'irrita contre « ce petit roi
qu'il effacerait de la carte d'Europe, s'il voulait seulement permettre
à ses voisins, qui l'en pressaient, d'occuper ses états. » Tantôt H
lui faisait donner avis par le prince de Bade de quitter Carlsrubeet
de s'éloigner des frontières de France, tantôt il parlait de le faîne
enlever, comme le duc d'Enghien, et de l'amener prisonnier à Pa-
ris. Le bruit se répandit même que le ressentiment de l'empereur
allait donner lieu à un partage de la Suède. Ce qui semble plus c^^
tain, c'est que Talleyrand et Duroc détournèrent à cette époque Na-
poléon de toute extrémité; mais il leur disait encore, après que
Gustave eut quitté le pays de Bade (12 juillet 180A) : « \ous ver-
rez ce qui en résultera; en politique, il ne faut s'inquiéter de rien
quand il s'agit de mettre un ennemi hors d'état de vous nuire. »
Le reste du voyage de Gustave en Allemagne ne fut en eflet qu'âne
suite de négociations contre la France, et les rapports diplomatiques
furent définitivement interrompus entre les cabinets de Stockhofan
LE IfOHD SGAHIMHAYE DANS LA QUESTION d' ORIENT. 147
gk hris en septembre 1804. A la fin de la même année, Gus-
teiecoocliit an traité secret avec l'Angleterre, qui lui promettait
SmOlirres sterling pour défendre Stralsund et la Poméranie, avec
Dscours de troupes hanovriennes. Un second traité, dont les dis-
focin D*ont jamais été bien connues, réunit la Suède à la Russie
îtf janvier 1806. L'alliance pouvait sembler purement défen-
àe. nais un article secret stipulait la guerre immédiate contre la
Imtt; 15,000 Russes, avec 25,000 Suédois et 10,000 Anglais ou
ànfriens, devaient faire une diversion en Allemagne, principale-
■it afin de délivrer le Hanovre attaqué et d'opérer contre la Hol-
kode. Un second article secret donnait le commandement de cette
«née de diversion au roi de Suède, dont les troupes seraient sol-
fa pir l'Angleterre.
In même temps qu*il préparait ainsi le rétablissement des Bour*
ku, Gustave IV leur avait offert un asile dans ses états. Le comte
à Lille (Louis X\1II), jusque-là errant, tantôt à Varsovie, tantôt
«les terres du roi de Prusse, accepta cette offre, et assigna Cal-
■r lox princes de sa maison comme un lieu tranquille et sûr pour
• rendez-vous. Lui-même arriva le 30 septembre 180A de Riga à
dinar avec le duc d'Angoulême, pendant que le comte d'Artois
Mmûi d'Angleterre avec une suite nombreuse et choisie. On donna
àLoais XVlll une garde particulière, et les autorités locales eu-
RDl ordre de traiter leur hôte comme le roi de France actuellement
rtgoant. Gustave l'envoya complimenter par Fersen, mieux accueilli
otte fois qu'il ne l'avait été à Rastadt. Les émigrés qui vinrent du
OBtinent complétèrent une petite cour où se retrouvèrent et le cé-
rémomal et les prétentions de l'ancienne cour de France : quand le
iK d'Angoulême, au jeu du roi, donnait les cartes, il le faisait de-
koQt, et à la dernière s'inclinait profondément, comme aux Tuileries
as à Versailles. On sait d'ailleurs quels actes publics Louis XVUI
agna de Tantique ville de Calmar pendant ce séjour de trois se-
laiiies; le principal fut la déclaration, qui fut répandue dans l'Europe
à qoiCre-vingt mille exemplaires, des principes destinés à devenir
les bases de la restauration et de la charte de 181A.
A mesure que Gustave s'était engagé plus avant dans son hostilité
la France, on avait vu paraiti*e son inhabileté, ses incerti-
et Tobetination qui devait amener sa ruine. Admis par les
alliées dans chacune de leurs coalitions, il ne l'était pas
leurs plans de campagne, et sentait son amour-propre blessé
et cette défiance. Dans le moment même où il était en proie à ces
perplexités, reprochant aux alliés leurs ménagemens envers l'en-
mû comnnni et voulant marcher, lui seul, s'il le fallait, sur la fron-
tèft de France pour rétablir Louis XVIII, — Napoléon, vainqueur
lis REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Autriche à Ulm et Austeriitz et de la Prusse à léna et Auerstedt,
lui offrait, avant de s'engager dans la lutte qu'il méditait contre la
Russie, de terminer leurs dissentimens. lin aide de camp du ma-
réchal Mortier fit même entendre au baron Ëssen, qui commandait
l'armée suédoise en Poméranie, que l'empereur, connaissant Tcii-
têtement du roi dans certaines idées fixes, ne mettrait pas en qnea»
tion la reconnaissance de son titre impérial. Malheureusement plw
que jamais les images de l'Apocalypse étaient présentes à i'imagini^
tion de Gustave; c'eût été à ses yeux un eflVoyable sacrilège queda
. traiter avec le Belzébuth, et il eût cru y perdre son âme. On lui iiH
sinuait tout au moins de rester neutre; il s'y refusa, parce qu'il ne
pensait pas pouvoir se soustraire à la mission, qu'il disait avoir reçue
de Dieu même, de châtier l'usurpateur et de venger la légitimités
Comme l'incurie et, à son gré, l'aveuglement des autres cours le lais-
saient à peu près sans finances, et que ses propres ressources étaient
d'ailleurs presque nulles, on le vit recourir, pour s'en procurer da
nouvelles, aux moyens les plus bizarres. 11 songea, et avec obstina*
tion pendant quelque temps, à vendre la flotte militaire de la Suède
à des compagnies particulières, qui en feraient ensuite argent comme
elles l'entendraient; il imagina un autre jour d'arrêter au passage les
subsides payés par l'Angleterre à la Russie, et d'en séquestrer sous
quelque prétexte une somme qui pût lui suffire. Un autre expédient
s'était enfin présenté à son esprit : c'était de vendre la Poméranie.
Au commencement de 1806, il avait envoyé à son ministre à Saint*
Pétersbourg l'ordre de l'offrir à ce cabinet pour 6 ou 7 millions
d'écus; mais le comte de Stedingk lui avait répondu : u Sire, je n'ai
pas présenté à sa majesté impériale une telle proposition; vous pou-
vez perdre une province; la vendre, jamais. J'en appelle à l'ombre
du grand Gustave, dont votre majesté porte le nom et le cœur... •
Les obstacles étaient donc innombrables devant lui ; aucun cepen-
dant ne pouvait vaincre son entêtement, parce qu il avait les plus
incroyables illusions sur la mission qu'il s'attribuait lui-même et
sur les sentimens des autres hommes, qu'il ne pouvait concevoir
différens des siens. Il avait commencé à former autour de Iqi, à
Stockholm, sous le commandement du duc de Pienne, un régiment
d'émigrés et de prisonniers français auquel il avait donné le nom
de régiment du roi, et qui comprit jusqu'à trente-cinq hommes;
il espérait réunir sous ce drapeau tous les Français restés fidèles
à la légitimité. C'est par suite de la même confiance, qui lui tenait
malheureusement lieu de toute réflexion et de tout calcul, que Gus-
tave IV s'embarqua de nouveau pour la Poméranie. « Le roi laisse
pousser ses moustaches, écrnait quelques jours auparavant son
secrétaire : grave présomption en faveur de son prochain départ. »
LE KOBD SCANDINAVE DANS LA QUESTION d'OBIENT. 119
Oq a \ii à combien de fautes avait donné lieu son premier séjour
cijilkinagne, de 1803 à 1805; celui-ci ne fut pas moins malheureux.
Us Fiançais étaient déjà, comme on sait, maîtres de toute TAlIe-
^pedu nord; ils occupaient une part e de la Poméranie et assié-
fmaU Stralsund. Ils étaient commandés par le maiéchal Brune.
drimoe douta pas que l'autorité de sa présence, et au besoin de
eobortations personnelles, ne dût ramener le maréchal au ser-
livdes Bourbons; il voulut avoir avec lui une ent:evue; elle eut
iniScfalatkow, sur la frontière de la province, le & juin 1807.
•— Maréchal, dit le roi, avez-vous donc oublié que vous avez un roi légi-
te?<- Je ne sais pas même qui serait ce roi, répondit Brune. — Tenez, reprit
tetife en ouvrant un écrin dans lequel se trouvait un médaillon représen-
tnl Louis XVllI, reconnaissez-vous ce portrait (1)? — Je le connais, dit
Imetvec indifférence. — Louis XYUI est malheureux, exilé, mais il n'en
«t {H moins votre roi légitime, et ses droits sont inviolables. 11 ne demande
CD oe moment qu'une chose, c'est de pouvoir rassembler ses ûdôles sujets
Mlles drapeaux. — Mais ces drapeaux, où sont-ils? — Vous les trouverez
li^lours dans mon camp, s'ils ne peuvent se déployer ailleurs ! — Mais le
prince a cédé, assure-t-on, ses droits au duc d'AngouIéme? — Je n'ai jamais
oÉeDdu. pareille chose. Au contraire Louis XVIll a publié une déclaration,
Me de sa pensée, à laquelle Monsieur et tous les princes du sang ont sous-
ait La connaissez-vous? — Non, sire. — Le duc de Tienne est ici; peut-être
Fi-l-il sur lui. Je le ferai venir, si vous voulez... Mais peut-être cela attire-
riîlril trop l'attention?... — Si votre majesté veut me l'envoyer sous un pli
iox avant-postes, je la lirai et la montrerai à mes offlciei's. — Dans cette drcla-
raboo, le ro! promet à tous les militaires qui reviendraient à leur devoir de
la mainlenir dans leurs grades ou fonctions... Mais dites-moi, général,
Cfoyo-vons que l'état présent des choses puisse durer longtemps en France?
— Tout peut changer dans ce monde. — Ne pensez-vous pas que la Provi-
dence, après vous avoir permis de notables succès, puisse vous les retirer
pour venger le droit et la bonne cause? — Ne peut-il pas arriver, sire, que
ta hoaunes bien intentionnés, agissant d'après leur conviction, se trouvent
en désaccord avec les volontés de la Providence ?... — Si le choix vous était
de nouveau offert entre le service de votre roi légitime et celui de la cause
dins laquelle vous êtes engagé, que feriez-vous? Répondez -mol franche-
ment. — C'est une question qui mérite examen. — 11 ne me semble pas
liiisL Dîtes seulement si vous êtes disposé à rentrer dans le devoir ou à
défendre les principes que vous avez adoptés — Pour ce qui est de ces prin-
rlpes-là, oui, sire. Je les défendrai toujours. Pour co qui est du présent, je
feni mon devoir. — Savez-vous que Bonaparte a proposé au roi de traiter
de les droits avec lui? C'est la meilleure preuve qu'il est obligé de les recon-
naître. — Je ne sais rien de pareil. — Savez-vous aussi que le roi s'y est
(t) XoQs iToos entenda raconter que Gostaye, tirnnt un cordon, leva un rideau der-
n^ lequel se trooTait Louis XVIII en pei sonne. Nul document sérieux, à notre con-
», ne ecmtime cette singolicre anecdote.
150 REYUB DES DEUX MONDES.
nettement refusé, et qu'il a dit comme François 1" : Nous avons tout perdu,
fors l'honneur! — Celait la devise du roi chevalier. — Je sais ce qu'est h
roi; il mérite d'être connu pour ses grandes et helles qualités... En cas dtu
changement de gouvernement, que deviendrez-vous, maréchal? — Je moar»
rai honorablement, sire, les armes à la main. Soldat, je suis à tout moment
exposé à la mort. La question n'est donc pas de mourir un peu plus tarâ^
mais de bien mourir. — Cela dépend un peu de la destinée; ce qui n'ai
dépend pas, c'est ce bonheur qui consiste dans le calme de l'âme, dans k
bon témoignage de la conscience; voilà celui que Bonaparte n'aura jamaift
11 pouvait, s'il avait rendu la couronne à son roi, s'assurer une gloire te*
mortelle; peut-être aura-t-il encore des succès passagers, de la céiéluité
parmi les hommes : il n'aura pas le repos de la conscience. — Mai« son
génie, ses grandes qualités, ses exploits immortels, est-il un seul BourlMiB
qui les égale? — Il y a des circonstances favorables, il ne s'agit que de hkm
savoir en profiter. —Peut-être bien. —Et la mort du duc d'Enghien? queUi
monstruosité ! — J'étais a'ors à Constantinople et ne puis pas l'expliquer.
— Et quelle suite d'illégalités et de crimes que toute cette révolution firaii-
çaise! — Sire, j'appartiens à la révolution; elle s'est faite par la volonté dtt
peuple. — Non, ce n'est pas le peuple français, c'est votre populace qui t^
faite. On voit bien aujourd'hui ce que valent ces révolutions des rues, q«i
veulent abaisser tout ce qui est élevé en imposant partout leur niveau*..
Ces principes-là sont déjà abandonnés, vous en êtes une preuve, maréchaL
— Si votre majesté eût été à la place de Louis XVI, la révolution n'eût Jamaii
eu lieu... »
Cette dernière phrase du maréchal était-elle une réponse flatteuaa
ou ironique, ou bien le maréchal s*était-il vraiment laissé séduiref
Il est difficile de le décider. Ce qui parait certain, c'est que le roi de
Suède crut avoir fait une conquête, car il fit, quelque temps après,
publier cette conversation (1), et un peu plus tard Napoléon mécon-
tent disgracia le maréchal. On sait quelles furent les vicissitudes de
ses dernières années et sa mort cruelle en 1815. Peut-être fut-îl de
ceux que les réactions dans tous les cas doivent atteindre.
Au moment où la paix de Tilsitt terminait les hostilités de la
France avec la Russie et la Prusse, quand Napoléon avait devant
Stralsund ou sur les frontières de la.Poméranie une armée nombreuat
et inoccupée, Gustave IV dénonce l'armistice de Schlatkow; il feint
de ne pas savoir que ses alliés l'abandonnent, il envoie des lettres i
Frédéric-Guillaume, à Alexandre, à Louis XVIIl, pour leur proposer
un nouveau plan d'attaque; il veut ramener en triomphe Louis XYIlf
à Paris; lui-même, sans attendre de réponses, il veut commencer
par délivrer Stralsund : ce sera le premier pas de sa course. On lui
amène en grande pompe son cheval de bataille; le capitaine Tede,
une espèce de fou allemand qu'il avait à son service, charge grave-
(f ) Elle parut à'àbotà dans le journal intitalé : Inrikes Tidningar, il ao&l iSOT.
U MOBD SGANDINATE DAHS LA QUESTION D* ORIENT. 151
■otdeoi énormes pistolets qui avaient appartenu à Charles XII;
Gosbre les reçoit avec majesté, puis, toutes les tètes découvertes, a
fnm me harangue émouvante qu'il tei-mine par le souhait
I Agissez beureax pour pouvoir, à l'aide de ces armes redouta-
IHfbcernne balle dans la tète de son ennemi, d On marche au
eak Dès la première attaque, l'armée suédoise est battue. Ga»-
JKjiropose une nouvelle trêve au maréchal; mais Brune renvoie le
frioKotaire en disant que, « pour qui prétend imiter Charles XII,
ifAmfevL trop tôt de demander une trêve avant que la guerre
l'Éduré au moins quelques heures. » Puis, dès que le feu recom-
■oœ, Gustave est le premier à donner des éperons à son cheval; il
BDtre au grand galop dans l'intérieur de la forteresse. — Il était
Meotqae la place ne pouvait résister aux Français, qu'il fallait à
Wprii éviter les horreurs d'un assaut, et sauver, s'il était pos-
dile,rannée suédoise; mais Gustave, ne voulant rien entendre, ne
ifocapaitqu'à rédiger et à écrire lui-même des appels à la déser-
(ttqa'il ordonnait de répandre dans les rangs de l'ennemi. Il fallut
fie ses généraux prissent quelque parti, sous leur responsabilité et
ii!gré lui-même. L.'un d'eux, le baron Essen, eut dans le camp sué-
iKSQoe entrevue avec le général Beille, qui assistait ou surveillait
kniréchal Brune. Le général ne dissimula pas que les possessions
ikinandes du roi de Suéde étaient fort menacées, mais il ajouta
îi'il répugnait à T empereur d'être obligé de combattre les Suédois
poorles fautes et l'obstination de Gustave. — Quand on rapporta à
feUveces paroles » sa colère éclata : « Je vous ordonne d'arrêter
«général, dit-il au baron Essen; je verrai après ce que j'en devrai
tûti. Uinsolent! séparer mes intérêts de ceux de mes sujets! Je
vous ordonne de T arrêter. — Que votre majesté se rappelle, répon-
& Essen, qu'il est venu en parlementaire, sous la protection du
iroiides gens et de notre honneur. Votre majesté n'a pas le droit
fc disposer de lui. — Je vous ordonne de l'arrêter immédiatement.
•Src, cela est impossible. — Quoi! refusez-vous de m' obéir? —
Sre, jene consentirai jamais à me charger d'une action déshono-
nnte et injuste » et je ferai tout au monde pour empêcher votre
»jeslé d'en ordonner une pareille. » Déjà Essen tirait son épée
poor la rendre au roi; celui-ci finit par céder. Reille put se retirer
ftrement; mais Essen fut, dès le lendemain, renvoyé dans l'île de
ïfigen. — Finalement, voici l'expédient qu'on trouva pour sauver
TiriDée et la population de Stralsund : l'armée, ])endant la nuit, se
^ïasporta secrètement à Rûgen; le roi lui-même, seul avec son secré-
^Welterstedt, fit la traversée dans un petit bateau. 11 était fort
*'«ttu.Ce qui le consolait dans cette disgrâce, c'est que Charles XIl
t^ait quitté Stralsund en mtme équipage; il remarquait seulement,
152 BEYUE DES DEUX MONDES.
et cela au départ, que le secrétaire de Charles XII avait été tué au
milieu de cette courte expédition.
Pendant que s'opérait le transport des troupes, s^tns encombre et
avec beaucoup d'ordre, et quand la forteresse n'était pas encore
entièrement évacuée, tout à coup survient un ordre royal d'arrêter
toutes les opérations; deux heures après, un autre message ordonne
de les reprendre et de les pousser vigoureusement. Lorsque, le
lendemain, le général Wrede interrogea Gustave à ce sujet, le uà
répondit, après l'avoir regardé d'un air mystérieux : « Écoutez-moi,
vous avez ma confiance... Voyez-vous, dit-il en montrant au géné-
ral l'ongle de son pouce, voyez-vous ici cette petite tache blanche?
— Oui, sire. — Aussi longtemps que cette tache conserve sa blan-
cheur, le bonheur doit me sourire; quand elle pâlit, cela signiGe
malheur. Comme je remarquai hier au soir que son éclat s'altéraitf
je fis interrompre le mouvement des troupes; je l'ai fait reprendre
quand elle eut retrouvé sa blancheur ordinaire, et vous voyez que
tout nous a réussi. »
Mais ce n'était pas assez de sauver la garnison de Stralsund; les
Français, entrés dans cette place le 20 août, menaçaient déjà de
faire une descente dans l'ile de Rûgen, et Gustave s'obstinait plus
opiniâtrement que jamais à ne point traiter. « Rien ne saurait m*y
engager, écrivait-il alors même au duc de Brunswick-Oels; ce serait
signer mon malheur dans ce monde et ma damnation dans l'autre. »
Heureusement Gustave, mal soutenu par un tempérament faible et
valétudinaire contre les réactions de son irritation habituelle et de sa
fiévreuse activité, tomba malade et se trouva incapable d'exercer le
commandement. Il fallait, dans les circonstances qui menaçaient déjà
si gravement la Suède et en présence d'un roi presque insensé, qud-
ques hommes assez dévoués à leur pays pour assumer sur leur tète une
responsabilité redoutable. Le général ToU, qui raccompagnait dans
Rûgen, montra cette résolution et ce dévouement. Voici la cuiieuse
scène qui se passa au quartier-général de Gustave le 6 septembre
1807. Le roi malade était étendu sur un sopha; Essen, Toll et Wet-
terstedt, le secrétaire dû cabinet, se trouvaient réunis autour de lui
pour délibérer sur la marche des affaires. Après quelques détails in-
différens, Toll parla des dangers qu'oifrait une invasion prochaine
des Français dans l'île. Il fallait, disait-il, aviser au plus vite aux
moyens de traiter avec eux, pour que tout au moins la Suède ne
perdit pas, dans l'extrémité où elle était déjà réduite, l'aruée qui
avait défendu Stralsund, et qui devait préserver la Scanie. Il deman-
dait que le roi lui donnât à cet effet des pleins pouvoirs. Gustave lui
ordonna de rédiger ses argumens, puis, après une longue hésitation
et non sans une visible répugnance, il écrivit au bas ces ligues : « Bf^
LE NORD SCANDINAVE DANS LA QUESTION d'oRIENT. 15S
WBèquence des raisons exposées ci-dessus par le général baron Toll,
Ukgéfléral est chargé de prendre les mesures nécessaires pour
suf^er Tbonneur et la sûreté de Tarmée. n Le roi avait omis de
ijper. Toll lui tendit le papier pour qu'il y ajoutât sa signature;
«sfiastave, égaré par la colère, lui arracha le plein-pouvoir, le
fnéaavec emportement et le jeta loin de lui sans répondre ni
iper. Toll le ramassa, et, le donnant au secrétaire : « Écrivez,
BQieiear, lui dit-il, que le roi m'a donné ce plein-pouvoir, mais
p a majesté est ma'ade et n'a pu signer... » Et pendant que le
Kcréuire obéissait courageusement, Toll, marchant à grands pas
àosb chambre, se parlait à lui-mèms : « La signature est indiffé-
Rote après tout; à la rigueur, je n'ai pas besoin de ce papier, car à
rkeore du danger l'homme courageux ne craint pas d'exposer sa
tks.» Puis, s* arrêtant tout à coup, et se tournant vers le roi : « Sire,
jeMTOus demande qu'une chose, c'est de presser votre départ aus-
stétque les vaisseaux de Garlscrona seront arrivés. » Le malheureux
ni. à qui son humiliation ôtait la parole, lui fit brusquement signe
des'tti aller. Toll prit le plein-pouvoir et sortit sans même femner la
porte; de l'autre chambre, il dit à haute voix, en se retournant vers
finstave : « Évidemment sa majesté n'est pas en état de prendre une
risolutioD; n et au baron Essen : « A partir de ce moment, je ne con-
nisplus aucun pouvoir au-dessus de moi, si ce n'est Dieu et ma con-
»eoce. n Le même jour, on conduisit Gustave à un petit port voisin,
OD le descendit, enveloppé d'un grand manteau, dans une barque, et
UK frégate le conduisit en Suède.
On comprendra facilement qu un pareil concours de circonstances
eicepiionnelles et bizarres dut exciter des rumeurs de toute sorte,
soit dans r armée suédoise, soit dans l'armée ennemie. Des bruits
fc maladie et même de mort du roi, de révolte parmi ses généraux
et d'abdication forcée, se répandirent dans les deux camps. Toll se
garda bien de les démentir, il chargea au contraire ses espions de
te faire circuler parmi les Français. Bientôt ceux-ci furent convain-
€QS({u*une révolution militaire avait éclaté dans Rûgen, et que le
Qoaveaa gouvernement se montrerait moins opposé au système poli-
tiqae de l'empereur. Le terrain était ainsi préparé, quand le général
Toll demanda au maréchal Brune une entrevue à Stralsund. Il s'y
rendit avec quelcpies aides de camp à qui il avait recommandé de ne
point parler du roi, de se montrer incertains de l'état de sa santé,
fc paraître même ignorer où il se trouvait, de ne s'exprimer enfin
fK très vaguement sur les dispositions de l'armée, sur Tétat de la
Itfoison de Rûgen, et en général sur tout ce qui concernait la guerre.
Toll était cependant attendu des Français à Stralsund avec une vive
înpatieQce; on lui servit, ainsi qu'à ses aides de camp, un brillant dé-
ibh BEVUE DES DEUX MONDES.
jeûner, mais dont la délicatesse et les bons vins ne purent vaincre la
flegme suédois. Après le repas, ToU proposa une convention militaim
qui serait signée du maréchal Brune et de lui. a Pourquoi ne pài
conclure, dit le maréchal, un traité formel entre nos deux sou¥6>
raîns, et pourquoi ne serait-il question que d'une convention ouli-
taire? — C'est que, dit ToU avec un visage expressif et une v<MX
grave, de manière à donner du poids à ses paroles, il ne faut pas»
pour certaines raisons, que le nom du roi de Suède se trouve dans
cet acte; d'ailleurs sa ratification ne serait pas nécessaire en ce ma*
ment. )> Ces pcaroles énigmatiques semblaient trop bien confirmer les
soupçons qu'on avait. Après quelques momens d'embarras, Reille se
prononça le premier en faveur de la proposition. U pensait, ainai
que le maréchal, que la politique suédoise allait se séparer de celle
de l'Angleterre, qu'il fallait donc épargner l'armée de Rugen, afin
qu'elle retournât au plus vite en Scanie pour protéger cette province
contre une attaque vraisemblable des Anglais, postés en Seeland. La
convention fut conclue selon les termes que Toll avait proposés, et
l'armée suédoise, à sa grande surprise, et bien qu'entièrement vain-
cue, eut la liberté de retourner en Suède avec ses armes, ses muni-
tions, ses bagages, et sans avoir perdu un seul homme. Toll se con-
tint jusqu'au bout malgré sa joie. Seulement, lorsqu'il quittait Stral-
sund et qu'il passait avec son état-major entre les derniers ouvrages
de la forteresse, il ne put retenir, en savourant une prise de tabac,
ces trois petits mots : «Eh! c'est faiti lo! del lyckades, » Ce fut tout
ce que son entourage sut par lui. — Avant la fin du mois, l'armée
suédoise, plus de dix mille hommes, était heureusement débarquée
sur la côte de Suède.
Gustave était-il devenu plus sage au milieu de telles extrémités?
Non. Pendant ce même mois de septembre, il avait reçu à Carlscrona
une nouvelle visite de Louis XVlII et du duc d'Angoulême, et s'il ne
leur avait pas renouvelé, malade et humilié qu'il était, ses offres ré-
centes de mettre son bataillon d'émigrés au service du roi de France»
de le faire couronner dans la cathédrale de Wismar ou de Greifsr-
wald, et de le conduire ensuite triomphalement à Paris, il avait du
moins encouragé Louis XVIII à préparer une descente en Vendée
avec le secours de l'Angleterre; lui-même, d'accord avec cette puis-
sance, il rêvait encore d'aller occuper l'île de Seeland, et de ne la
rendre qu'en échange de la Poméranie pour la Suède et du Hanovre
pour ses alliés. Les Anglais lui oflraient de leur côté, pour l'engager
plus avant dans ce projet, de lui abandonner Surinam ou quelque
autre colonie. U cédait à ces excitations avec un facile entraînement,
et le jour où lord Cathcart et l'amiral Garobier enlevaient la flotte
danoise, — témoin de cette violence, du quai de Hdsingborg, où 3
U HORD SCANDINAVE SAIIS LA QUESTION D*ORIENT. Ib5
état, Gustave se trouvait très honoré du salut que lui décernait l'ar-
ftene anglaise. U n* était pas possible d'être plus provoquant envers
hhnceoQ ses alliés, plus extravagant dans sa haine personnelle
eoil^e!^x>léon (on assure qu'il avait réceimnent juré de ne jamais
tnîieravec la bête, et qu'il avait sanctionné cet engagement au pied
èfaotel, eu recevant la communion); il n'était pas possible sur-
M de se montrer plus oublieux des intérêts de tout un peuple
Iné pu- le hasard de la légitimité et le vice de l'absolutisme à ce fou
vbde.
S Gustave se croyait en conscience obligé de combattre Napoléon
waigré les dangers d'une pareille lutte, au moins devait-il essayer
delà rendre moins inégale en resserrant son alliance avecl'Angle-
lerre ou avec la Russie; tout au contraire sa conduite envers l'une
etFaatre de ces deux puissances fut sans cesse capricieuse, et il
mbla surtout prendre à tâche d'irriter et de pousser à bout le ca-
imclde Saint-Pétersbourg. De ce côté, en présence d* ambitieux pro-
jelset de menées perfides, non-seulement ses fautes, mais ses bonnes
qnaDtés, sa loyauté, sa simplicité de cœur, ses scrupules de con-
science, contribuèrent à l'aveugler et à le précipiter avec la Suède
daos les pièges qu'on lui tendait.
La politique avait rétabli entre Paul P' et Gustave une confiance
foe le souvenir de leurs premières relations personnelles semblait
de\oir leur interdire. Au commencement de Tannée 1800, au mo-
ment où le roi de Suède était inquiété à l'intérieur par les attaques
it ropposition à la diète de Norrkœping, Paul 1" fit mander un
jour le ministre de Suède, le baron général Sledingk : a On vient de
ne rapporter, dît-il, qu'il règne en Finlande une certaine «agitation
des esprits, et que les discussions de la diète n'y manqueront pas
fécbos. Mon dévouement pour le roi votre maître et tout aussi bien
Fintérêt de ma propre sécurité exigent que je prête une grande at-
tention à tous les mouvemens qui pourraient se manifester dans cette
province. On pourrait bien vous donner de graves sujets d'inquiétude
de ce côté-ci du golfe pendant que le roi serait occupé de la diète, et
qoc Fétat de la mer empêcherait les communications; aussi ai-je pris
mon parti. Une armée est prête; je vous la donne et je la mets sous
îotre commandement. Au moindre mouvement, et sans même avoir
besoin de m'en prévenir, mettez-vous à la tête de ces troupes. Mon
fls Constantin en aura le commandement nominal, mais il n'exécu-
tera que vos ordres, et sa présence vous sera un gage de ma loyauté
et de mon désintéressement... Il est là-haut, dans mon cabinet; je
fiens de lui dicter à ce propos un plan d'opérations que je veux vous
tomiettre... Vous acceptez ma proposition, n'est-ce pas?» — On
comprend rembarras du diplomate, pris au dépourvu. Le tsar était
156 BETUE EES DEUX MONDES.
pressant, il semblait presque ému; il protestait de son zèle pour le»
intérêts du roi de Suède, il prenait les mains de Stedingk, raccablail
d*amitiés. « Le roi nous a donné, aux miens et à moi, bien des sujets
de chagrin, disait-il, mais je n*y veux plus penser : nous autres 8<mh
yerains, nous ne pouvons pas suivre les mouvemens de nos cœurs;
il faut bien obéir à la raison d*état... »
L'arrivée du grand-duc Constantin interrompît ces dernières coo-
fidences; mais, au lieu de mettre Cm aux perplexités de Stediogk,
elle ne faisait que bâter le moment décisif. Sur l'ordre de son pèrCt
le jeune prince donna lecture du curieux document que voici :
Plan dressé par sa majesté impériale en vue d'étouffer avec une armée
russe toute révolte qui surviendrait en Finlande contre le goucernemeiU
de sa majesté suédoise,
« Sa majesté propose les mesures suivantes à prendre aussitôt que la nou-
velle d'un pareil mouvement arriverait : entrer en Finlande iMir trois iioints,
par la grande roule qui traverse Abborfors, par la route qui va par Memel à
Helsingfors, par celle qui conduit par Mendouhari à Tavastehus; s'emparer de
quelques positions importantes; laisser à droite, vers Neickler, un corps d'ob-
servation. Sa majesté désire que le ministre de Suède, baron Stedingk, ae»
compagne l'armée, afin que sa majesté suédoise ait une garantie de notre
loyauté. Sa majesté impériale occupera les positions que l'armée aura choi-
sies jusqu'à ce que les troupes suédoises viennent relever les siennes^ qui ws
retireront alors.
« Fait à Saint-Pétersbonrg, le S mars iSOO.
a Paul. »
La lecture achevée dans le plus profond silence, le tsar signa ce
papier, puis présenta la plume à Stedingk. Après une hésitation
visible et sur les instances réitérées de son interlocuteur, le bSLUm
accepta et mit au bas ces lignes :
« Reconnaissant dans toute son étendue la magnanimité de Toffre que sa
majesté impériale a daigné me faire pour le roi mon maître afin de sauve-
garder la sécurité de la Finlande, je déclare, au nom du roi, que j'approuve
le plan qui m'a été communiqué par sa majesté impériale, et je concourrai
à son exécution complète, dans le cas où une insurrection survenue en Fin-
lande menacerait dans cette province l'autorité de sa majesté le roi de
Suède.
« Fait à Saint-Pétersbourg, le 3 mars 1800.
« Baron Stedingk. »
Ce n'était pas tout, et le malheureux ambassadeur n'en avait paa
fini avec son i*edoutable protecteur. Paul, quelques jours après*
l'invita à toucher au nom du roi de Suède, sous la dénomination
de premier subside, une somme importante à titre de fonds secjreta
IS nORJD SGANDIIfAYE DANS LA QUESTION d'oBTENT. 167
I i gouverner la diète turbulente de Norrkœping. — La pro-
I devenait cette fois trop évidemment une menace: le diplo-
■ttinédois s*en défendit, non sans mettre en avant divers pré-
flot vrai que Paul I*' se livrait tout entier et sans feinte à ses
û(His du moment. Nous ne voudrions pas aflirmer qu*il fût de
foi en proposant au roi de Suède Tappui de ses finances
Hdeses armées, mais ne semble-t-il pas qu*il fût alors, à son insu
feol-ètre, Forgane de cette politique russe que nous avons vue pré-
aecopée sans cesse d'intervenir dans les affaires intérieures de la
Suéde, et d'attirer à soi la Finlande? Les causes de dissensions in-
fesùoesqui avaient troublé le règne de Gustave 111 n'avaient pas dis-
pun sous son faible et malheureux fils; elles avaient grandi au con-
traire, et la prévision, devenue presque générale, des malheurs qui
aenaçaient la patrie avait concouru à les développer. La Finlande
CB particulier pressentait évidemment ces malheurs ; la noblesse y
■éditait des entreprises factieuses, et ce n'était pas la première fois
fK de folles idées d'indépendance s'agitaient dans cette province.
Fhal 1* pouvait, à la vérité, craindre ce turbulent voisinage; mais
le plus sûr est évidemment que la Russie voulait en profiter, et il faut
fBcoonaltre d'ailleurs que, pour les Suédois, son excès d'amitié devait
Ken paraître, à peu de chose près, aussi redoutable que ses hos-
tilités ouvertes. Gustave réduit à ne pouvoir conserver la Finlande
qu'à l'aide des baïonnettes russes et le tsar traçant déjà sur la
carte par quels chemins il fallait envahir et par quels postes occu-
per cette province, c'étaient là de terribles présages pour un prochain
ireoir.
Au milieu de tant d'écueils, la conduite de Gustave, nous l'avons
dit, fut un modèle d'inconséquence et d'inhabileté. En 1801, quand
Piol I" se fait le chef de la neutrali:é du Nord, il se joint à cette
figue, mais ne fortîfle pas la rive suédoise du Sund, que la flotte an-
gbise va traverser aisément; il laisse bombarder Copenhague. En
1807, quand Alexandre, son beau-frère, l'invite à relever ce même
éfipeau de la neutralité armée et à fermer pour sa part la Baltique, il
«joint à l'Angleterre et rejette avec indignation les offres qui lui sont
fiâtes. Son idée fixe, sa haine personnelle contre Napoléon, explique à
eDe seule toutes ces fautes. C'était le moment où l'enapereur, obsédé
par les intrigues de ce petit roi qu'il méprisait, avait enfin, pour écra-
ier cette résistance, abandonné la Suède à l'avidité de la Russie; on
connaît les fameux articles secrets du traité de Tilsitt; cette menace
ne servit pas à désarmer Gustave, mais au contraire à exciter sa co-
lire et son obstination. Pendant la nuit du 30 novembre au 1*' dé-
caiii>rel807, une dépêche de Stedingk lui apprit qu'il était question
168 BETUE DES DEOX MONDES.
autour du tsar d'un partage prochain de la Suède entre la Russie elle
Danemark, et que le ministre de France à Saint-Pétersbourg en par-
lait comme d*une entreprise fort prochaine, qui ne soufTrirait pas de
difficultés. Il fit mander aussitôt le général ToU, qui le trouva mar*
chant à grands pas dans sa chambre, le visage bouleversé, en proie
à des mouvemens convulsifs, mais exprimant la colèi'e plutôt que la
douleur. « Que l'empereur Alexandre fut faible de caractère, s écriar .
tril aussitôt d'une voix qu'il contenait à peine, et qu'il fut d'asses
mauvaise foi , je le sav^iis; mais que la crainte ou la cupidité pût Iiû
faire accepter le déshonneur, je ne Taurais jamais cru. Lisez cette dé-
pêche. Bonaparte veut faire marcher une aimée russe en Finlande,
et son ambassadeur dit tout haut que mon règne est fini, et que la
Suède doit être efiacée de la carte !... Et Tinstrument de ces décrets,
ce sera l'empereur, mon parent, mon beau-frère! Il laisse dire de
pareilles infamies dans sa capitale!... Voyez, lisez. »
Tout cela n'était que trop vrai. Savary, notre ministre, parlait en
maître à Saint-Pétersbourg, et Alexandre l'écoutait. Alexandre était
heureux d'avoir sauvé le roi de Prusse et lui-même; il croyait qu'il
fallait céder au torrent et attendre des temps meilleurs; il avait d'ail-
leurs bien des fois représenté au roi de Suède quel danger le menar
çait, et, rengageant à traiter, il traitait lui-même. Quant aux forces
réunies sur la frontière de Finlande, et qui inquiétaient Stedingk :
« Rassurez-vous, disait Alexandre, ce n'est qu'une mesure de pré-
caution contre une attaque des Anglais, que nous devons redouter.
Vous n'êtes pas en état de vous défendre en pareil cas; ils s'empare-
raient de votre flottille, et je m'en trouverais fort mal... Écrivez bien
au roi, répéta-t-il, que le danger ne Aient pas de mon côté. Dieu
m'est témoin que je ne désire pas un seul village dans les états de
votre maître. Le danger vous viendra du côté de la Norvège et de la
Scanie; c'est là que vous devrez veiller. » Ces paroles, qui rappel-
lent le beau dévouement de Paul I*' envers la Suède, ne pouvaient
satisfaire Stedingk, ni, avouons-le, aucun esprit prévoyant, a Sire,
dit-il au tsar, le péril est plus grand qu'on ne peut croire. Je sais
que M. de Caulaincourt a prédit à la Suède non-seulement la guerre
extérieure, mais encore une révolution intestine » A ce mot de
révolution, Alexandre laissa éclater sa mauvaise humeur : « Ahl
s'écria-t-il, ce M. de Caulaincourt !... Croyez-moi, monsieur, si le roi
de Suède était menacé d'une révolution, j'irais moi-même à son se-
cours... — Et pourtant, sire, reprit l'ambassadeur, vous vous unis-
sez à ses ennemis et vous travaillez à notre perte. Pour l'amour de
Dieu, pendant qu'il en est temps encore, sauvez-nous, sire, et sao-
irez-vous vous-même ! » L'empereur était visiblement embarrané»
« Le salut ne peut venir que de votre roi, dit-il; qu'il se soumette,
tS NOBD SCANDUAYE DAKS LA QUESTION D'ORlEIfT. 159
fiH s'onisse à moi, qu'il subisse la loi de la nécessité, au moins
fnr quelque temps, et tout sera sauvé... J'ai 200,000 Français sur
■ifrootiëres, et je D*ai que 100,000 hommes pour leur tenir tête,
-lus votre majesté, dit Stedingk, peut refuser d'attaquer la Suède
•Adirant que cela est contre son honneur et sa conscience; Bonar
ptît œ gardera bien de le trouver mauvais. Voyez la conduite de
TMicbe — L'Autriche, interrompit brusquement Alexandre,
iAk Bonaparte, et n'a d'autres volontés que les siennes; j'en ai les
(RBies eo mains; l'Autriche est d'une soumission sans exemple... »
Stodîogk terminait ainsi sa dépèche au roi de Suède : a Je ne puis
fannukr que je n'ai rien gagné sur le point principal. Le mal est
■nreioède. L'empereur Alexandre est attiré comme par une pui»-
mot irrésistible vers un abîme qui menace d'engloutir d'abord la
Siède. Ses intentions ne sont peut-être pas mauvaises, mais il est
IdkiDeiit dominé par la terreur des Français, qu'il n'ose rien contre
en. Ses ministres et les grands de son empire sont courbés sous la
aèm crainte, et la haine profonde du comte Bomanzof pour l' An-
fielerre lui fait penser qu'il ne restera au pouvoir qu'en se jetant
km les bras de la France. »
Cette curieuse conversation entre Alexandre et Stedingk avait liea
k 16 février 1808, et l'invasion de la Finlande par l'armée russe est
èiMâe ce mois. Alexandre pouvait41 être de bonne foi lorsqu'il
potestait de son dévouement envers Gustave IV, dont il allait en-
fihir le territoire quelques jours après? M. Thiers pense qu'il n'y a
pis de raison d'en douter. 11 croit qu'Alexandre ne désirait pas alors
Ci ne désira jamais la conquête de la Finlande, qu'il ne s'y déter-
■ua qae sur les instances de Napoléon voulant forcer par tous les
BOfos le roi de Suède à fermer le Sund aux Anglais, et dans l'es-
pur d'obtenir du maître de l'Europe la possession bien plus impor-
taote à son gré de la Moldavie et de la Valachie. — D'une part, nous
i»oos que les assertions de l'illustre historien du consulat et de.
fcaipire reposent sur de graves et précieux documens, sur un grand
Rspect de la vérité historique et sur un jugement d'une rare sûreté;
'autre part, il en coûte à qui respecte les hommes de paraître em-
pressé à saisir les premières apparences du mensonge et de l'insigne
mauvaise foi, et de les rencontrer justement parmi ceux qui sont
phcés à la tète de leurs semblables; mais il s'agit enfin d'un épi-
sode mal connu de nos annales contemporaines, dont nous subissons
iojoQrd'hui les conséquences, dont l'intelligence importe peut-être à
la direction de la lutte dans laquelle notre pays et l'Europe sontenga-
ib et certainement à la moralité de l'histohv. — Il est vrai que la
capagne de Finlande ne fut point populaire à Saint-Pétersbourg»
■lis par cet unique motif qu'elle était la conséquence d'une alliance
160 REVUE DES DEUX MONDES.
ditestée avec la France. Il se peut bien qu'Alexandre se soit irrité au
présage de raouvemens révolutionnaires qu'on lui représentait comme
suscités par Napoléon dans un pays si voisin de ses états et placé
jusqu'alors sous son influence; mais pouvait-il être entièrement de
bDnne foi lorsqu'il affirmait en février 1808 que le péril ne viendrait
jamais de son côté? Avait-il donc renoncé aux projets que lui avaient
légués tous ses prédécesseurs, depuis Pierre le Grand (car Pierre -
avait lui-même essayé le premier cette conquête, et, en établissant
81 capitale sur les bords de la Baltique, il avait évidemment désigné
cette mer à la domination de la Russie)? Alexandre avait certaine*
msnt accueilli les espérances que Napoléon venait de lui suggérer;
eh bien 1 que ne déclarait-il au roi de Suède, pour le forcer à traiter^
les conventions de Tilsitt? Peut-être eût-il ainsi vaincu l'entêtemMt
de son beau-frère et luieât-il épargné beaucoup de maux; dans le cas
contraire, il ne compromettait pas sa conquête. Dira-t-on que, forcé
par Napoléon d'envahir la Finlande, il voulait seulement l'occuper
pour forcer Gustave à se soumettre? Mais aussitôt que ses années
ont franchi la frontière, le voilà qui déclare la Finlande réunie poor
toujours à l'empire russe. Comment pouvait-il redouter, ainsi qn*il
le dit, une invasion anglaise en Finlande au mois de février? Il
savait bien que la glace préserverait pendant tout l'hiver cette pro-
vince d'un tel danger, il savait aussi que l'hiver la priverait des
secours de la Suède, et c'est au milieu de cette mauvaise saison qu*U
l'a attaquée; il y a fait entrer ses troupes le 20 février 1808, sans
déclaration de guerre; apparemment ses préparatifs étaient faits
d'avance, tout au moins depuis un ou deux mois. <( La proposition
qu'il fit à Gustave IV, dit le baron Ehrenheim, ne fut qu'un prétexte
pour dissimuler la trame ourdie contre nous. Dès la fin de 1807, un
oiTicier russe avait déjà parcouru la frontière, des troupes avaient été
réunies, et des magasins établis et approvisionnés (1). » L'auteur
d'une histoire estimée de la Guerre de Finlande, Gust. Montgomery,
assure qu'à la fin de décembre le manifeste russe invitant les Fin-
landais à la révolte était déjà imprimé, l'occupation et la réunion de
la Finlande déjà résolues. Stedingk enfin, ministre de Suède à Saint-
Pétersbourg, avait écrit dès le 7 décembre que l'attaque aurait lira,
comme il arriva en effet, sur trois points différens; sa dépêche dn
23 janvier donnait le plan de campagne. Et cependant le 2 février
le ministre des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg, le comte Ro-
manzof, assurait encore au baron Stedingk que l'empereur n'avût
(1) Voyez Texamen critique da Précis de la Guerr$ de Finlande, du général Suchteloi,
par le bai on Ehrenheim, dans le Medborg, MUitar-Tidning de 1828^ n« IS. Voyes ami
rfntrodurtion de Touvrage de G. Montgomeiy sur la Guerre de Finlande y 2 yol. in-8*>
1842 (en suédois).
U KOID SCANDINAVE DANS LA QUESTION D* ORIENT. 16l
pis changé de dispositions, que la parole de sa majesté impériale
a dwait être un gage sacré, qu'elle ne songeait à aucune hostilité
ente? la Suède, et le 16 du même mois Tempereur lui-même
pimit Dieu à téoioin de son désintéressement!
hiàemment le gouvernement suédois a été joué indignement, ce
fai l'excuse pas son aveugle confiance, mais ce qui accuse et con-
diBie Alexandre et la Russie. Tout n'était pas perdu cependant, si
kni montrait quelque sagesse en présence du danger : la suite
de la guerre a fait voir que la Finlande pouvait se défendre elle-
atee, pourvu qu'on la laissât faire, jusqu'à ce que les troupes sué-
doises passent venir à son secours; mais Gustave, par ses bizarres
iistractions, semblaprendre à tâche d'empêcher toute résistance, et
pendant ce temps Svéaborg fut livrée à prix d'argent. Gustave dé-
fait resserrer son allUïM avec l'Angleterre, la seule amie qui lui
restit : il n'en fit rien; ori'h vit exiger du cabinet britannique des
sahâîdes supérieurs aux précédens, et s'irriter étourdiment d'un re-
fus. Le ministre d'Angleterre étant venu lui apporter cette réponse
kit février 1808, le roi ^ntra dans un violent accès de rage; il se
précipita droit sur le ministre. Celui-ci, persuadé qu'il voulait lui
passer son épée au travers du corps, s'inclina et trouva la porte,
Gustave, Fair sauvage et égaré, revint s'asseoir dans son cabinet et
écrivit aussitôt un ordre d'embargo sur tous les navires anglais dans
]e$ ports de Suède, une déclaration de guerre au cabinet de Lon-
dres, etc. Il écrivit aussi dans son transport une lettre où il annonçait
an roi de Danemark qu'il voulait s'unir à lui contre la Grande-Breta-
gne; mais on vint lui apprendre que le Danemark lui-même songeait
à envahir la Scanie. En effet Gustave, désespérant de pouvoir secou-
rir en ce moment la Finlande, semblait avoir abandonné cette pro-
râce, sauf sans doute à essayer de la reconquérir après la mauvaise
saison, et il avait donné récemment l'ordre à une armée d'aller, en
compensation, conquérir la Norvège. On comprend quelle avait dû être
nrritation du cabinet de Copenhague, à qui cette province apparte-
nait alors. Avant même que Gustave eût fait partir les lettres qu il
fenait d'écrire, le 2A février au soir, on lui apporta quelques exem-
plaires des proclamations que des ballons danois, lancés des côtes
deSeelaod, avaient répandues en Scanie; on y engageait les paysans
à se replacer sous la domination de Frédéric VI; on leur annonçait
aoe invasion prochaine qui les délivrerait du joug suédois. Ehren-
heim, président de la chancellerie, voulut profiter de cette conjonc-
ture pour amener Gustave à traiter avec la Russie ou à se réconcilier
avec l'Angleterre, afin de ne pas être seul contre tous ses ennemis;
à peine fut-il écouté, a Je me battrai avec eux tous, répondit le roi
en frappant du poing sur sa table, mais d'abord et surtout avec lesr
TQU a. il
162 , R£Yif^ DES DEUX MONDES.
Anglais, parce qu'ils sont orgueilleux et impertinens; je les mettrai
bien à la raison. On veut, en m'effrayant, me faire conclure la paix;
mais je montrerai que je n'ai peur de personne,... pas même dei
vous, monsieur le baron... » Et le roi fit un pas vers Éhrenheim ea
lui mettant le poing sous le visage. « Je prie votre majesté, répondit
tranquillecnent le conseiller, d'être convaincue que mon intentioa
n'a jamais été de l'effrayer, mais seulement de remplir un devoir
en lui montrant le danger auquel elle expose la nation, la famille
royale et elle-même. — Je suis fatigué de tout cela, reprit le roi
avec la même violence et en marchant à grands pas, je n'entends pai:^-
1er que d'ennemis et de dangers; eh bien 1 je mourrai, mais je vem,
mourir avec honneur...» Tout à coup il s'arrêta, et se tournant verat
Ehrenheim : « Vous parlez toujours devant moi de la nation et da
ses droits,... ehl que signifie votre nation à côté de mon honneur t
Elle sera punie, cette nation, de sa conduite envers mon père... o
Ehrenheim put seulement obtenir la révocation de l'embargo sur
les navires anglais et l'acceptation des subsides sur le pied des an**
nées précédentes. L'arrivée de la flotte britannique dans les Belt3
empêcha seule probablement une invasion de l'armée franco-espar
gnole qui était arrivée en Ilolstein dès le 1" mars. Dès le moift
de mars enfin, le prince Christian d'Âugustenbourg était passé eg
Norvège pour reprendre la défensive, et menaçait d'envahir luin
même la Suède par le nord-ouest. Ajoutez les progrès rapides que
faisaient les Russes en Finlande. Que Napoléon ait ou non donné
ordre (1) à Beruadotte, qui se trouvait en Danemark avec 20,000:
hommes, d'aller déposer Gustave et opérer le démembrement de la^
Suède entre le Danemark et la Russie, il n'en est pas moins certsûa
qu'une pareille issue était imminente; la Suède, envahie à l'est pac
les Russes, à l'ouest et au sud par les Danois et les Français, allais
certainement périr sans la révolution du .13 mars 1809.
IL
L'obstination de Gustave à ne point traiter avec la France et 1»
ressentiment que laissa dans les cœurs des Suédois la perte de b^
Finlande, voilà quelles ont été les causes extérieures de la révola^
tion de 1809. Il nous reste à voir comment fut amenée à rintérieuF
et comment s'accomplit la journée du 13 mars.
Les premières années du nouveau règne avaient paru, malgié
quelques fautes, assez rassurantes pour l'avenir; naais xm avait ra»
(1) Voyez l'ordre adreaoé w, prineo 4e PontaHCocro ea date da.Sft joar» 18C|»i,dmka
Métnokei d^ CoxistaQ V
£E NOBD SCANDINAVE DANS LA QOTSTION d'oRIENT. 16$
torque j au retour du voyage qu'avait fait Gustave en Russie, pendant
ricT?r de 1800 à 1801, que le sentiment de sa royauté était devenu
ckzlai une passion aveugle, un entêtement de despotisme; il s'était
épris de Tapparente soumission d'une cour esclave dont on lui avait
doim^le spectacle, et il n'avait pas prévu que, quelques mois après,
hnl I" verrait se transformer en assassins grossiers des courtisans
s dociles. Gustave eut certainement la pensée de modeler la Suède
sur la Russie; il se conduisit en despote envers sa famille et son
entourage; il se crut supérieur aux institutions de son pays, institua
onc censure sévère proscrivant les livres et journaux français, puis
les livres danois, puis tous ceux des puissances alliées à la France;
D prétendît imposer même ses caprices et ses visions bizarres à tous
«s snjets; il ordonna qu'on écrivît seulement « M. Neapoleon Buo-
naparte » le nom du nouveau souverain de la France (1). 11 avait de
grms motifs pour prescrire cette orthographe, qui seule reprodui-
sait, suivant ses calculs, le nombre de la bête de l'Apocalypse, 666.
Quant aux droits de la nation qu'il était appelé à gouverner, Gus-
tave se rappelait avec défiance quels obstacles les diètes précédentes
avaient opposés aux volontés de son père Gustave III, et le coup de
pistolet d'Ankarstrom, sans cesse présent à son esprit, lui inspirait
on éloignement invincible pour la noblesse suédoise. Il observait
surtout avec dépit et colère quels progrès avaient faits en Suède les
opinions libérales et même les principes républicains. 11 n'était pas
QDe maxime de la révolution française, on peut presque dire pas un
de ses excès, qui n'eût trouvé en Suède son écho. La jeune noblesse
de-même n'avait pas résisté à cette influence, et plusieurs de ses
membres, lors de la diète de Norrktrping, en 1800, s'étaient démis
de leurs titres, de leurs fonctions et de leurs privilèges. Les univer-
âtés avaient adopté les mêmes idées avec une incroyable ardeur.
A l'psal, un club secret, appelé la Junte, affichait une démagogie
cynique ; on y pérorait, on y chantait des couplets contre le despo-
tisme et pour la liberté, et, ce qui était plus grave encore que toute
cette débauche intellectuelle, on y professait ouvertement des doc-
trines irréligieuses et immorales dont rougiraient aujourd'hui, dit un
ferivuD suédois, ceux qui s'en faisaient alors les bruyans organes.
U seconde université du royaume, celle de Lund, n'était pas restée
CD arrière, car un de ses clubs avait un soir, à l'unanimité, déclaré
•boli le prétendu dogme de l'existence de Dieu. La ville de Stock-
Mffl était remplie de ces réunions démagogiques, où le buste de
(i) Vapoléon répondit : « V^ qu'il fait mettre^ en avant de mon nom, je la ferai
Wtfe à U suite du sien. » Et l'on prétend (je n'ai pas vérifié le fait), que le Moniteur
te^ujoar: Gustave-Adolphe M., c'est-à-dire Gustave-Adolphe JUunck, sanglante
^Boâoo aoK bruits répandus sur la nai^Saiice de Gustave IV.
16& BETUE DES DEUX MONDES*
l'assassin de Gustave III était rangé parmi ceux des bienfaiteurs de
l'humanité. Bien que fermés par le gouvernement de Gustave IV, ces
clubs, nés pendant sa minorité, s'étaient transformés en sociétés
secrètes et avaient laissé dans les esprits de redoutables semences*
Sans parler d'ailleurs de tels excès, les idées constitutionnelles et
sagement libérales s'étaient répandues parmi toute la nation; non-
seulement les esprits dans les villes n'étaient plus disposés à subir
longtemps le despotisme, mais les habitans même des campagnes
s'élevaient contre les privilèges et les redevances au nom de la jus^
tice mieux entendue, au nom de l'égalité.
C'était en présence d'une nation ainsi disposée que Gustave IV
déployait toutes les prétentions de la légitimité, et le spectacle de
cet orgueil puéril, qui allait se briser contre d'invincibles obstacles»
eût offert plus d'une fois un contraste voisin du grotesque, si les
destinées de tout un pays n'y eussent été engagées. Qu'on se repré*
sente l'étrange scène que dut offrir, au milieu des discussions ora-
geuses de cette diète de Norrkœping qui se montra d'une si ardente
opposition, la cérémonie du couronnement de Gustave IV avec ses
formes symboliques et traditionnelles. C'était le 3 avril 1800; une
pluie constante avait rendu plus sales encore que de coutume les
rues de la petite ville et la maison de bois que seule on avait pu of&ir
à sa majesté. Le cheval richement caparaçonné que montait le roi
témoignant plus d'ardeur qu'il ne convenait, Gustave voulut le
dompter; malheureusement il avait négligé d'avertir les chambel-
lans qui tenaient par derrière son manteau royal, et ces deux digni-
taires, en habit de gala, durent courir à grand' peine, dans une boue
épaisse, deirière le cheval qui caracolait à droite et à gauche, afin
de ne point lâcher le manteau, ce qui eût été une infraction à leur
devoir, et de se maintenir bravement au poste que leur dignité leur
assignait. De plus, en passant avec la procession devant une maison
où son cavalier ordinaire faisait souvent visite, l'animal voulut s'y
arrêter suivant son habitude, et Gustave, jugeant cette fois que la
résistance de la bête serait énergique, descendit de cette monture
pour se rendre à la petite et pauvre église de Norrkœping. La jour-
née finit sans autre incident, mais elle laissa dans les esprits le
souvenir d'une scène triviale, ou même , comme on le disait, d'un
fâcheux présage.
En quittant son royaume pendant près de deux années, Gustave
laissa le champ libre à tous les ressentimens qu'avaient excités ses
premières fautes, aux doctrines ennemies de sa légitimité et à tous
les germes de désordre intérieur. On trouva un jour ces mots inscrits
sur la porte du château à Stockholm : « grands et beaux apparte-
mens à louer pour un temps indéfini. » En effet, on ne croyait plusi
LE IIORD SCANDINAVE DAMS LA QUESTION d'oRIENT. 165
10 retour de Gustave; on pensait qu'il consumerait sa vie, comme
Qfiiies III, à courir d'imprudentes aventures. La France, qu'il atta-
qua, n'avait cessé, malgré ses excès ou ses fautes, d'être admirée,
(Tftne aimée des Suédois; Napoléon, contre lequel il osait s'élever,
éoicdéjà pour eux le vainqueur de l'Europe, aux triomphes duquel
ibeosseot voulu s'associer et prendre part. Â chaque pas dans cette
inse histoire des règnes de Gustave IV et de Charles XIII, au mo-
latoù ses rois l'entraînent contre nous, à l'heure même où Napo*
liQD,daos régarement où le pousse sa rivalité ardente contre l'An-
{jetore, jette la Finlande à la Russie et se montre tout prêt à la
flcrilier elle-même, on verra la Suède manifester encore, en dépit de
tns ses malheurs, sa haine pour la domination ou l'alliance de Saint-
féter^urg et ses sympathies invincibles pour la France. Gustave-
lààfhe n'avait donc pas seulement à vaincre la France et Napoléon;
ilhû fallait d'abord vaincre ses propres sujets.
Anot même la perte de la Finlande, alors que les Suédois n'eus-
fleot pis cru possible de la part d'Alexandre une telle iniquité, la
koBteose campagne de Poméranie avait déjà suffi pour éveiller dans
Farinée entière un sentiment d'humiliation et de colère. Nous avons
acoDté par quelle ruse le général ToU avait sauvé la garnison de
Stnlsund ; nous aurions pu ajouter qu'il n'eut pas de peine à faire
répandre le bruit que la couronne et la vie du roi avaient été mena-
cées. De cette époque en effet datent les premiers complots ayant en
me ce double dessein. Quelques officiers songèrent d'abord à se sai-
âr du roi pendant la traversée d'Allemagne en Suède, pour l'en-
voyer aux Indes. Son fils lui aurait succédé avec une régence. On ne
le cacha pas d'un pareil projet au baron Essen, gouverneur général
ai Poméranie. Quelques jours avant qu'il ne quittât l'armée par suite
delaoïauyaise humeur du roi, les officiers s'en ouvrirent à lui. Essen
les arrêta : « Sans doute, messieurs, leur dit-il, je suis, autant que
TOUS Tètes, convaincu de la nécessité d'un changement dans l'état;
nais le temps n*est pas encore arrivé, le roi est encore un saint aux
yeox du peuple, qui ne connaît pas son insuffisance et son obstina-
lîûo. De plus, il ne convient pas qu'une armée conspire sous les
armes. » Un colonel Mômer composa des vers dont voici la traduc-
tioD, et qu'il laissa dans l'antichambre du roi : u Faites la paix, faites
hpaix, majesté, et que Bonaparte soit empereur!... N'oubliez pas
le proverbe allemand : Il faut vivre et laisser vivre les autres. » Le
second conplet» moins innocent, contenait tout simplement un avis
in médecin du roi, Hallman, pour l'engager à délivrer son pays:
t En peu d'une certaine poudre suffirait à l'affaire. » L'impatience
teit déjà devenue si grande dans l'armée de Poméranie, qu'on avait
projeté d'embarquer Gustave dans un navire préparé à l'avance, et
166 REVUE DES DEUX MONDES.
que Ton devait couler avec lui pendant la traversée. Quelques marins
étaient d'accord pour faire le coup et se sauver eux-mêmes dans une
chaloupe. Gustave échappa, nous l'avons dit, à ces malheurs, grâce
sans doute au dévouement et à la résolution du général Toll. Cepen-
dant la pensée de son abdication nécessaire était à cette époque A
naturelle et si inévitable, qu'on l'avait aussi accueillie à Stockholm.
Toutefois, comîne il n'était pas certain que la reine acceptât la ré-
gence, on voulut encore essayer de fléchir l'esprit de Gustave à son
retour. Humilié profondément lui-même d'avoir perdu la Poméraoie,
il tarda à rentrer dans la capitale, k peine de retour au palais, il eut
à subir encore les prières des plus vénérables magistrats et de ses
plus dévoués serviteurs, qui le suppliaient de conclure la paix, a Non,
leur répondait-il, ne vous figurez pas que je sois le faible Alexandre.
— Mais, sire, lui disait-on, la Suède n'est point en état de lutter
contre un ennemi qui aura bientôt avec lui l'Europe entière. — Lee
hommes et l'argent ne nous manquent cependant pas, reprenait-il
en colère, c'est la bonne volonté qui manque, m En vain le comte Axd
Fersen lui-même, cet ennemi de la France nouvelle, lui adressart-A
ses supplications pour le fléchir; en vain essaya-t-on, en lui soumet-
tant le beau projet du baron Platen pour unir par une seule ligne na-
vigable la Mer du Nord et la Baltique, de détourner vers ces magni*
fiques travaux son imagination inquiète : rien ne put l'éloigner de 1e
route fatale qui devait aboutir à sa ruine.
Des complots se tramèrent donc à Stockholm aussi bien que àmm
l'armée de Poméranic pendant cette période qui précède la guerre de
Finlande. Un des plus sérieux, pour les conséquences qu'il pouvait
entraîner, fut celui que certains esprits dévoués à l'Angleterre et 4
ses institutions parurent avoir ourdi de concert avec cette puissanee.
Un certain Bro\vn (l'auteur d'un livre sur les Cours du Nord) viatik
Stockholm, sans doute pour suivre cette négociation. La couronne d^
yait rester dans la famille de Gustave IV, en passant sur la tète de son
oncle, le duc de Sudermanie, celui qui fut plus tard Charles XIIL
Le duc étant déjà vieux et sans postérité, on lui désignerait pour sao-
cesseur, non pas le fils de Gustave, mais le duc de Glocester, le plus
jeune frère de George III, qui avait passé à Stockholm tout l'hiver de
1802 à 1803. Cette intrigue paraît avoir duré jusqu'à la fin de ISOSu
Le ministère anglais déclina formellement à cette époque toute Inter-
yention dans les affaires de la succession suédoise^ et Canning écrivit
au ministre de Suède à Londres : « Le roi votre maître est de toutes
parts menacé par des projets de révolution. » Gustave fit répondreJi
la dépêche par laquelle on lui donnait cet avis qu'il n'y voulait pas
croire; il se confiait dans la fidélité des Suédois et la regardait conuiie
inviolable.
LE NORD SCANDINAVE DAJNS LA QUJESTION d'oRIENT. 167
Cepeodaiit la conquête de la Finlande venait d'infliger encore aux.
«Bées suédoises un nouvel affront, et en ce moment même Gus-
tue, aigri sans doute par le malheur et se livrant plus que jamais
lies fiuears^ prodiguait aux officiers et aux soldats, comme à ses
ODBlres et à ses proches, les. mauvais traitemens et l'insulte. Il
afeciah de préférer les soldats allemands, ceux de Poméranie, aux
BDlitaires suédois; il avait sans cesse présent à l'esprit le souvenir
à meurtre de sou père, préparé sans nul doute par la noblesse,
iuA beaucoup de noiembres faisaient partie de Târmée, et son res-
sadflieot, sa défiauce, se trahissaient à chaque instant par des sar-
CKoesau moins imprudens. Un jour, parcourant avec quelques ofli-
ûBs les lies qui précèdent la côte de Finlande, il rencontre une
dinsioQ de l'armée suédoise, qui, toute en déroute après une ten-
tathit de résistance inégale , s'éloignait d'une petite ville que les
Buses venaient de surprendre et de livrer aux flammes : l'officier
quiooomandait ces braves gens, mandé par lui, explique ces cir-
coostaoces; mais Gustave refuse d'y croire,, il s'emporte en grossières
iqureg, accQse ses soldats de lâche trahison^ et s'oublie jusqu'à ar-
ncber de sa main la décoration que cet officier portait, sur sa poi-
toiK. Sans doute le désespoir l' égarait; on le vit errer, presque au
hmrd, sur un baa.iment dont il voulait que le capitaine obéit à ses
opriceB, dans cette mer des Âland qui allait bientôt cesser d'être à
lii; ou le vit aussi braver dans sa bizarre folie non pas les nobles
dngers de la guerre pour sauver sa patrie et sa couronne, mais,,
nos utilité ni dessein , le mauvais temps, les écueils et le mal de mer,
ittt il souffrait beaucoup. 11 était humilié de voir ces îles et ces
ctes échapper à sa domination; il semblait vouloir les retenir en
s'y attachant, au lieu de les préserver en les défendant. Ce fut sa
fcnière campagne; il revint à Stockholm morne, abattu, tantôt pleu-
rait sur son malheur, tantôt parlant de suicide, prêt quelquefois à
tiposer la couronne, et surtout n'épargnant jamais les. imprécations
ib Suède et à son année.
P^de temps après son retour, une circonstance qui n'avait ea
dk-mème aucune gravité suffit pour lui faire consommer la faute
fi contribua peut-être le plus à précipiter sa raine. On lui remit un
>Uin une lettre anonyme trouvée dans un corridor du château, et
ttDODçant que des intrigues révolutionnâmes agitaient l'armée. La
police ne put recueillir à ce sujet aucune autre information; mais dès*
ce moment Gustave voulut avoir des espions qui lui fissent de con-
tinods rapports sur Tesprit des soldats, sur le langage et les senti-
Mksde chaque officier des gardes. Ces rigimens des gardes étaient
jtttement ceux où servaient les assassins de son père; il s'imagina
fi'il avait tout à redoutée d'eux; il leur ôta dlabord.les postesd'àon^
168 BEVUE DES DEUX MONDES.
neur auprès de sa personne et dans le château, et il les remplaça
par deux régimens poméraniens; puis, donnant pour prétexte les
défaites subies par ces régimens en Finlande, où tous n'avaient pas
été envoyés, il les licencia par ordonnance du 12 octobre 1808. Une
telle violence allait faire de ces hommes frappés injustement autant
de conjurés. Gustave refusait de plus en plus de comprendre les
avertissemens qui lui étaient prodigués. Prières et menaces, an-
nonces mystérieuses ou publiques du danger, témoignages même de
sa conscience et prévisions involontaires, il méprisa tous ces signes
avant-coureurs, et sa manie les tourna au contraire au service de
son idée fixe. Un jour du commencement de mars 1809, il dit à un
de ses confidens qu'il avait eu un rêve remarquable; il avait vu la
dame blanche, ce spectre qui n'apparaît que lorsqu'un danger me-
nace le roi ou la famille royale de Suède. A son avis, la significa-
tion du prodige n'était pas douteuse; c'était une apparition divine
pour le fortifier dans son dessein de ne jamais traiter avec la bête.
Un autre jour cependant, feuilletant un album qui contenait les por-
traits des Vasa, il s'aperçut que le premier manquait, le fit chercher
et ne le retrouva qu'au fond d'un coflret en forme de cercueil; il en
conclut cette fois avec chagrin que la famille royale s'éteindrait pro-
chainement. Vers cette époque enfin parut et circula le récit d'une
prétendue vision de Charles XI, connue en France par le saisissant
tableau qu'en a tracé en quelques pages M. Mérimée. On connaît en
Suède, sous le titre de Vision de Charles XI, deux pièces de dates
différentes, sur l'origine etTinterprétation desquelles l'esprit public
n'a jamais été bien fixé; l'une, en vieux langage, expose comment
Dieu, entre autres signes de sa grâce envers le pieux roi, permit que
l'avenir de la Suède lui fût révélé.
« Pendant les premiers mois de Tannée 1697, dit l'auteur anonyme, le rd
Charles souffrait de la maladie qui devait le conduire au tombeau. Le 2 avril,
à six heures du matin, après une longue insomnie, il crut tout à coup en-
tendre du bruit dans la chambre des états, contiguë à son appartement. Il
chargea un de ses écuyers d'aller voir ce que c'était et de faire cesser le
bruit. L'écuyer revint en assurant que la salle était fermée, complètement
vide, et qu'on n'y entendait rien. — Une heure après, le roi fut saisi de la
même idée; un chambellan qui était là fut envoyé et rapporta la même ré-
ponse. — A peine l'horloge sonnait-elle dix heures que le roi se leva sur son
séant, ût faire silence, et dit : « Messieurs, n'entendez-vcus pas du bruit dans
la salle des états? — Non, sire! fut la réponse générale. — Nous irons donc
nous-môme vérifier ce que cela peut être, » dit le roi, — et, sans écouter au-
cune objection ni aucun conseil, il se fit habiller et aider à descendre. Arrivé
aux dernières marcbes de l'escalier, il s'arrêta tout à coup et parut en proie
à un trouble profond, il continua cependant sa marche; à peine entré dans
1
U IfORD SGAlfDINATE DANS LA QUESTION d'oRIENT. 169
lisiledesétatSy il s'assit sur un banc placé auprès de la porte, et ne cessa,
èBSDD profond silence, d'avoir les yeux fixés sur le trône... Puis, se tour-
■t refs Je comte Stenbock et ceux qui rentouraient : « Ne voyez-vous
liafkor dit-il. — Rien absolument, » répondirent-ils ensemble. Alors le
Éféémi à son inquiétude, prononça ces mots à baute voix : « Quand cela
WarriTer? » Une voix claire, qui fut entendue de tous ceux qui étaient
ino», répondit : « Sous ton cinquième successeur. » Et le roi, se tournant
m ceux qui Tentouraient, dit : « Remerciez Dieu de ne pas vivre dans ce
taiii-ià.i On l'aida ensuite à remonter dans sa cbambre; il était fatigué
(( sombre; lorsqu'il eut repris quelque force, il dicta ces lignes : « Quand
M fûmes arrivés dans la salle des états, nous vîmes un jeune borame assis
irletrtDe, la couronne en tète et l'épée dans la main droite. Autour du
Mm étaient une multitude de seigneurs, sans doute les grands du royaume,
fatnntdu trône était étendu un drap rouge sur lequel étaient placés plu-
nnliUots, et, sur un si^ne d'un gros bomme qui était là, les seigneurs
ifipchaient l'un après l'autre, se mettaient à genoux, et étaient décapi-
tés fir les bourreaux. » L.e roi mourut trois jours après cette vision, le
3inill697.»
Toilà le premier de ces deux documens, qui ne semble pas, comme
«voit, contenir une prophétie d'une signification bien précise, mais
QD a imprimé de plus un ceriificat signé du roi, en date de 1676,
({ni contient des détails dilTérens.
• Moi, Charles XI, aujourd'hui 16 décembre 1676, malade et fatigué d'une
taigDc insomnie, je m'éveillai vers une heure et demie d'un court assoupisse-
Bal, et, en jetant les yeux sur la fenêtre de ma cbambre, j'aperçus une vive
lumière dans la salle des états. Je dis au grand-chancelier Bielke, qui était
ttprts de moi : « Quelle est cette lueur dans la salle des états? Serait-ce
m incendie? — Non, sire, répondit-il, c'est le reflet de la lune dans les vi-
tres. • Je me contentai de cette assurance, et je me tournai vers la muraille
pour chercher quelque rei>os; mais j'étais toimnenté de je ne sais quelle in-
quiétude : je me dressai de nouveau, et j'aperçus encore cette lueur... Sur
U même réponse, je me tranquillisai; un instant après, je crus apercevoir
qu'il y avait du monde dans la salle des états. En un instant je me levai, je
mis ma robe de chambre, j'ouvris, et je vis que toutes les croisées étaient flam-
boyantes. « Messieurs, m'écriai-je, il y a là quelque chose d'extraordinaire,
îous savez que celui qui craint Dieu ne redoute rien ici- bas; j'irai donc, et
je leux savoir ce que cela peut être. » J'ordonnai aussitôt qu'on allât avertir
le gardien aûn qu'il apportât les clés. Arrivé au bout du corridor qui con-
dmait de ma chambre à l'entrée, je lui commandai d'ouvrir; mais, efirayé
qall était, cet homme me supplia de l'en excuser. J'en chargeai donc le
fnod-diancelier, qui refusa; puis le brave et intrépide Oxenstlerna, qui me
Rendit : « J'ai juré de donner mon sang et ma vie pour votre majesté, mais
je ne saurais ouvrir cette i>orte. » Je commençais à hésiter moi-même, mais
je Appelai mon courage, je pris les clés, et j'ouvris. Nous vîmes alors toute
b Mlle tendue de noir, les murs, le plafond et le plancher. Je ûs un pas,
vus Je me retirai tout à coup s&dsi d'iiorreur. Enfin je dis : « Me suivrez-
^w, marieurs, afin qoe nous sachions ce que tout cela signifie? » Ua ré-
170 lEVUE DES wxx IIOUDES.
pondirent : a Oui, » en tremblant Nous entrâmes. Nous Times tons une
grande table entourée de seize jugres avec de grands livres devant eux. Au
milieu d'eux, on voyait un jeune roi, la couronne sur la tète et le sceptre âflOfts
la main. A droite se tenait un majestueux seigneur; à gauche était un vieil-
lard de soixante-dix ans environ. De temps en temps, le jeune roi faisait
signe de la tète, et alors ces nobles juges flrappaient d'une main sur leurs
livres. Et j'aperçus à quelque distance de la table des billots dressés et des
bourreaux qui décapitaient les victimes l'une après l'autre, si bien que 4e
sang commençait à couvrir tout le plancher... c'étaient presque tous de
jeunes seigneurs qui périssaient de la sorte. Enfin, en détournant mes le-
gards, j'aperçus derrière la table, dans le coin de la salle, un trône preeqfBe
abattu, et, tout à côté, un homme d'une quarantaine d'années, qui sernbUt
le chef de l'état. Je tremblai à cette vue, je me retirai un peu vers la porte,
et je criai : « Dieu du ciel ! quand est-ce que tout cela doit arriver? » ie n'db-
tins pas de réponse. Je criai de nouveau; pas de réponse; seulement le Jeuse
roi ut plusieurs signes de tète, et les noliles juges frappèrent fortemeat ser
leurs livres, ie criai de nouveau et plus fortement : « 0 mon Dieu! qpiand
est-ce que tout cela doit arriver? Aie pitié de nous, grand Dieu! » Alors le
jeune roi me répondit : « Rien de tout cela n'arrivera pendant ta vie, mais
bien pendant le règne de ton sixième successeur. 11 sera du même âge et de
la même figure que tu me vois aujourd'hui; son tuteur ressemblera à ce
prince qui est debout ici, et le trône, pendant les dernières années de sa ré-
gence, sera précipité vers sa ruine par quelques jeunes membres de la no-
blesse. Mais le régent, après avoir i)ersécuté le jeune roi, prendra en mains
sa cause, et ils relèveront le trône, ils le fortifieront; jamais la Suède n'aura
eu un si grand roi, jamais elle n'aura été si prospère... La dette sera éteinte,
le trésor public regorgera...; toutefois, avant que ce règne ne s'affermisse. Il
y aura un grand massacre, tel qu'on n'en aura jamais vu et qu'on n'en.
verra jamais de semblable. Toi qui règnes aujourd'hui sur la Suède, tran^
mets à ce roi ces célestes avertisseniens. » Après ces paroles, tout s'effaça, et
nous revîmes la salle des états dans sa solitude accoutumée. Nous remour-
tâmes dans mon appartement, et je consignai dans cet écrit, du mieux que
je pus, tout ce que je viens de raconter. Cela est arrivé de tout point comme
je l'ai écrit. Je l'affirme sur mon serment : puisse Dieu assister mon corps et
mon âme, comme il est vrai que j'ai dit la vérité!
a Charles XI, aujourd'hui roi de Suède (i). »
Tels sont ces deux documens, à coup sûr fort bizarres. Ils ont été
écrits au plus tard dans les premières années du siècle, car ils m
trouvent dans les portefeuilles manuscrits d'un écrivain célèbre en
Suède, Hôppener, qui mourut en 4804, et dont les papiers sont cou-
serves à la bibliothèque royale de Stockholm. Des notes expliquent
certains détails, probablement conformes à la version adoptée par
l'opinion publique. Suivant ces notes, le jeune roi dont parle le certi-
ficat n'est autre que Gustave IV; le majestueux seigneur est le véné-
(1) Cette relation est suivie d'une attestation qui la confirme et qn'ont signée C. Bielke,
grand-chancelier, U. V. Bielke et OxensUerna, ministres d'état, et P. Graasten, eo^
dei'ge de la salle ées états.
LE IfOBD SGANDINAYfi DANS. Là QUESllON D*ORIENT. 171
nUegrand-ebancelier Wachtmeister, le vieillard de soixante-dix ans.
otkcliaiiceller Fr. Sparre, tous personnages qui ont joué un rôle
B^portant auprès de Gustave; lerégent.enfin est le duc de Suderma-
«(pfaistard Charles XIII). Une dernière note, au sujet de la date du.
mvd document, dit : «Quiconque lit dans notre temps cette rela-
tnsïapefçoit facdlement quelle a été fabriquée après les événemens
èl790, » c'est-À-dire après la régence du duc de Sudermanie et
peoiiot le règne de Gustave IV. — Si le roi Charles XI a eu réelle-
■oc une vision semblable, pourquoi ces dilTérences de dates et de.
rédt, et cornaient des témoins ontrils pu attester la réalité de faits si
teiigesT — Si oes deux pièces ne sont que des pamphlets, comme
lest probable, quelle en a été l'intention? On dit souvent en Suède.
qt'DséoHaiaientde la noblesse, mécontente de la constitution de 1772
etinoDçant les dangers de la royauté absolue. M. Mérimée, d'ac-
Otfdivec cette interprétation, en a fait une prophétie très transpa-
intede l'assassinat de Gustave III; mais on voit bien, lorsqu'on
écndiecette tradition, conune nous venons de le faire, dans sa source
même, qu'il ne s*agit de rien de semblable. Ces pampiilets ne pa-
nbseDt-ils pas au contraire opposés à la noblesse, dont ils prédi-
sent le châtîment? Ne semblent-ils pas annoncer que le i.ouvoir
mal, menacé, presque renversé même un instant par ces nobles et
ptr un régent infidèle, se relèvera de sa ruine pour devenir plus fort
(pie jamais? Quoi qu'il en soit, à une époque où un mysticisme bi-
nrre séduisait dans le Nord un grand nombre d'esprits visionnaires
oa illuminés (nous en rencontrerons dans la suite de notre récit
beaucoup d* exemples, et le duc de Sudermanie lui-même était grand
partisan du magnétisme et de la franc-maçonnerie), ces étranges
ferits devinrent prescjue populaires; ils furent interprét('\s selon la
iaotaisie de chacun , et le malheureux Gustave IV ne fut pas des der-
niers à vouloir y trouver une explication de l'avenir et des argumens
ea faveur de sa politique.
Au milieu de cette agitation bizarre, la pensée d'un grand chan-
gement devenu nécessaire, d'une révolution, s'était présentée à tous
le» esprits et leur était devenue familière. Des complots avaient
déjà été formés contre Gustave, lorsque celui qui devait amener
bjwniée du 13 mars fut résolument arrêté par les officiers quicom-
naudaient l'armée de Touest. De tous les corps de l'état, nul n'avait
<ié plus humilié que l'armée suédoise; elle rougissait, bien qu'elle
«eût été empêchée par son roi lui-même, de n'avoir pas sauvé
krinlaode; elle croyait qu'une alliance avec Napoléon ferait recou-
per à la Siièdç cette province ou la Poméranie, toutes les deux
peut-être. Nous avons dit enfin combien de mauvais traitemens et
^'msultes particulières elle avait dû subir, et quel ressentiment le
^«^^jnfmt des gardes lui avait laissé. L'année de Touest en par-
172 BEVUE DES DEUX MONDES.
ticulier, après avoir été envoyée vers la frontière norvégienne dans
le dessein d'obtenir de ce côté une compensation à la perte de la
Finlande, s'était vue tout à coup condamnée à l'inaction, quand
Gustave, gouverné par son caprice, avait résolu d'abandonner cette
entreprise et de porter ses efforts vers une campagne en Seeland.
Cette armée, officiers et soldats, avait adopté chaleureusement le but
qu'on avait proposé à son ardeur, la conquête de la Norvège; elle ne
renonçait pas à donner à sa patrie ce beau complément de territoire et
de puissance en échange de ce qu'elle avait perdu, et lorsque cette
fois encore Gustave commit la faute d'arrêter lui-même ses efforts,
elle voulut cependant obtenir à tout prix, même au prix de la dé-
fection et de la révolte, ce qu'elle aurait voulu devoir à sa fidèle
obéissance envers un roi protecteur et non pas meurtrier de ses su-
jets. Le colonel, plus tard général et baron Adlersparre, qui com-
mandait l'aile droite de cette armée, se trouva désigné par l'estime
générale pour devenir le chef de la conspiration. Il n'accepta un tel
rôle que comme un devoir envers la patrie, et non point par ven-
geance ou par ambition personnelle. Homme instruit, écrivain élé-
gant, un peu poète, c'était avant tout une intelligence élevée, géné-
reuse, mais se possédant toujours elle-même dans son dévouement.
« Dès l'automne de 1808, dit le baron Adlesparre dans une histoire
des dernières années de Gustave IV qu'il a publiée, tous les esprits
étaient convaincus de la nécessité d'un changement... Je dois recon-
naître que je n'étais pas aussi empressé. La perspective d'une ruine
si complète et si violente, la crainte d'une conflagration générale
m'arrêtaient, bien que je visse mon pays courbé sous une terrible né-
cessité, et que la confiance sans limites de mes compagnons d'armes
et de mes concitoyens ne me permît pas le refus. » Adlersparre prit
du moins toutes les mesures pour circonscrire le nombre et le cercle
d'action des conjurés; il eut des entrevues avec le prince Christian-
Auguste, chargé par le roi de Danemark de défendre la Nor\'ége; il
en sut obtenir une trêve immédiate, et peut-être la promesse d'ac-
cepter la succession au trône de Suède après le duc de Sudennanie,
qui n'avait pas d'héritier naturel. Ce projet conservait pour le mo-
ment la couronne dans la famille du roi détrôné; on espérait de plus
que l'avènement du prince Christian terminerait les guerres avec le
Danemark et avec la France, son alliée; on comptait obtenir enfin
par la médiation du prince la cession de la Nor\'ége en dédommage-
ment de la Poméranie. Le jeune fils de Gustave, âgé alors de onre
ans, était écarté, afin d'éviter les nouveaux périls d'une minorité,
dont la vieillesse du duc de Sudermanîe rendait l'éventualité pro-
chaine. Comme les dispositions étaient les mêmes dans toute Tannée
suédoise, des correspondances furent bientôt organisées entre les
différens corps dispersés dans les provinces, et là où les officiers sa-
LE IIORD SCANDINAVE DANS LA QUESTION D* ORIENT. 173
péricars, par exception, n'entrèrent pas dans le complot, les sous-
flicicrs et même bon nombre des soldats en firent partie. Il fut con-
fina que Farmée de Touest marcherait sur la capitale, et qu'à ce
spal les autres divisions lèveraient Tétendard de la révolte, pen-
dant qu*on saisirait le roi dans Stockholm. Le duc de Sudermanie
serait mis immédiatement à la tète des affaires, etja diète convoquée
poorle proclamer roi et désigner un successeur à son adoption.
Mais quels étaient dans Stockholm les conjurés sur l'aide desquels
cooptait Adlersparre? Dans cette ville, comme dans l'armée, dontl'o-
pinioD gouvernait les provinces , le mécontentement était général et
otrème, il est vrai, et l'abdication du roi paraissait le seul moyen de
sauver le pays. Toutefois les hauts fonctionnaires de l'ordre civil,
les chefs de la magistrature, de l'administration et ceux du clergé n'a-
Taîent pas admis avec autant de promptitude que les militaires la pen-
sée d'âne révolution. Ils croyaient qu'il était encore possible d'amener
Go$ta?e à plier en présence du péril évident qui se dressait devant lui.
Les plus respectables d'entre eux, les serviteurs dévoués qui avaient
bkmchi au service de Gustave III, conçurent l'espoir défaire consen-
tir son malheureux fils à une abdication, tout au moins à une convo-
cation de la diète, et tentèrent auprès de lui de suprêmes efforts qui
servirent seulement à renouveler ces scènes étranges où se déclarait
fégarement incurable du roi, et qui annoncent, expliquent à l'avance
et excusent la révolution de 1809. On comptait sur le besoin absolu
d'argent pour vaincre forcément l'obstination de Gustave. « Je n'ai
pas besoin de la diète, disait-il au grand-chancelier, pour faire un
emprunt. — Soit, répondit le magistrat, mais votre majesté n'aura
pas d*argent parce que le pays est épuisé. — Eh bien 1 j'emprun-
terai an dehors. — Il faut en ce cas à votre majesté une garantie
doDoée par la diète. Il y a deux choses que votre majesté ne peut
pas faire sans le concours de la diète : c'est d'emprunter au dehors,
et de porter la main sur la banque, et Dieu préserve votre majesté
de songer à ce dernier moyen ! — A-t-on jamais entendu parler de
la sorte? Quoi ! ma parole royale a-t-elle moins de poids que celle de
Totre diète? Voilà qui est curieux ! Je sais bien ce que je ferai. Je
fonnerai un fonds d'amortissement qui donnera confiance au prè-
lear... J*ai bien le droit de lever des impôts en temps de guerre,
apparemment? Le nierez-vous? — Sire, je ne le nie pas, mais il faut
que ce soit proportionnellement à chaque fortune particulière. — Oui.
Le riche donnera plus, le pauvre moins... — Très bien, mais il faut
qœ ce soit établi d'après une règle commune, non d'après le bon
plaisir ni d* après une appréciation arbitraire de chaque fortune.
— Soit ! je décréterai un impôt pour k guerre, non pas un impôt de
riea comme le dernier; j'en veux un sérieux cette fois; il me servira
4e foDds d'amortissement pour étdndre la nouvelle dette étrangère.
17& REVUE DES- D£UX MONDES.
— Mais, sire, à la fin de la guerre il faudra convoquer la diète, la
constitution l'ordonne, et alors cesseront tous les subsides; votre
majesté n'en obtiendra pas sans interruption jusqu'à l'extinction de
la dette. —Où est-ce que cela est écrit, s'il vous plaît?— Sire, dans
la constitution... — Que m'importe? Je ferai un fonds d'amortisse-
ment, et les impôts continueront jusqu'à l'extinction de la dette. Et
si à la fin de la guerre les états se réunissent, je les forcerai bien à y
consentir.... Une autre chose! On lit dans votre constitution que je
dois prendre avis de la nation; mais qui a dit que la diète représente
la nation? Où cela est-il écrit? Pouvez-vous me le montrer!... Par
tous les diables, je jure que je mettrai tous ces gens-là à la porte, et
je leur ferai voir que je peux gouverner seul mon royaume ! »
Il était cependant plus facile de proférer toutes ces menaces que
de les exécuter. Quand le roi donna ordre au comité des finances
de préparer une ordonnance pour un impôt de qu'mze millions :
« Votre majesté, lui dit le président, n'en trouvera pas deux. —
Maudit pays! s'écria Gustave en colère. Vous voulez donc tâter de
Buonaparte : eh bien ! vous l'aurez, je le souhaite bien sincèrement,
afin que le diable vous emporte, vous et lui; mais en attendant je
vous prendrai jusqu'à votre dernier sou I » Le roi s'irritait ainsi
contre toutes les représentations, et en même temps il dédaignait
toutes les prières. « Au nom de la patrie, — lui dit le vieux baron Lil-
jeci antz, octogénaire, ministre des finances de Gustave 111, — au nom
de ce peuple qui a déjà tant soufl*ert, que votre majesté cède aux cir-
constances, afin de ne pas attirer des malheurs incalcu-ables sur la
famille royale et sur elle-même! — Vous voulez que je traite avec
Buonaparte? répondit Gustave, que je tende la main à cet Alexandre
qui m'a lâchement trahi? iMon honneur, mon caractère, ma religion
s'y opposent; c'est impossible... La Finlande est perdue; nous la re-
couvrerons. D'ailleurs je prendrai ma revanche en conquérant la
Norvège. Au reste, tout ceci ne peut durer longtemps. La Providence
a mis un terme, soyez-en sûr, à la toute-puissance de Buonaparte.
La nation souffre, mais du moins elle ne s'est pas avilie. Dieu peut
nous secourir au moment même où l'œil humain n'aperçoit plus de
ressource... Enfin je ne veux pas mériter la damnation éternelle!...
— Sire! continua le vieillard les larmes aux yeux, le royaume est
tout près de sa ruine; on entend déjà de sourds murmures; du mé-
contentement au désespoir il n'y a qu'un pas; que votre majesté ne
tarde pas plus longtemps à convoquer les états et à conclure la paix,
ou bien, si ses scrupules religieux l'en empêchent, qu'elle con-
sente à se démettre de la couronne... » Ces derniers mots produi-
sirent sur Gustave une commotion subite; il y vit la menace d'un,
attentat qui mettait avec son trône sa vie en danger; les lèvres trem-
blantes et les yeux hagardsi il frappa avec violence sur. la garde de
I£ NORD SCANDINAVE DA*S EA QUESTION d' ORIENT. l75
«m épée. — « Savez-vous ce qu'il en peut coûter, s'écria-t-il, de
m oser parler comme vous venez de le faire? SavezA^ous que votre
tttecQ ce moment tient à la pointe de mon épée? — Sire ! répon-
6tk fidèle conseiller avec une mâle assurance, il ne manque plus à
Toïe majesté que d'avoir sacrifié un vieillard de quatre-vingts ans,
ID aocien senitetir qui a osé vous dire la vérité ! Je suis trop près
àth tombe pour craindre la mort, et la mort du martyr pourrait
a'étre honorable, 'mais j'ai trop de respect pour la mémoire de vos
acêtres pour ne pas détotirner votre majesté de cette mauvaise ac-
tioD... o Gustave l'interrompit : « Allez-vous-en, dit-il, et estimez-
Tous heureux que je ne vous aie pas traité comme vous le méritez,
en traître et en factieux ! i>
n n'était plus temps de sauver Gustave, quand il l'aurait voulu
tÛHDème. A chaque échec de ses plus dévoués serviteurs, il était de-
Tcnn plus évident que la Suèile était absolument perdue sans quel-
qoe mesure singulièrement énergique. Les hauts fonctionnaires, qui
Armaient le parti de la légalité, durent céder devant l'imminence
da péril et l'anxiété de l'esprit public, et des officiers de la garnison
de Stockholm, d'accord avec Adlersparre, se préparèrent à agir. A
leur tête se trouvait le général baron Adlercreutz : il venait de ter-
miner la campagne de Finlande. Après que le brave comte G. de
Lôwenbjelm (aujourd'hui ministre de Suède à Paris) avait été fait
prisonnier par les Russes h la journée de Pyhejocki, le 16 avril 1808,
c'était Adlercreutz qui avait pris le commandement; il avait fait re-
culer l'ennemi, l'avait battu en plusieurs rencontres, et s'était fina-
lement illustré par une belle retraite. Accablé par le nombre et par
te fautes de son gouvernement, il avait du moins sauvé V honneur
aédois. Quand il rentra dans Stockholm, tous les regards se tour-
nèrent vers lui, et l'opinion le désigna pour marcher courageuse-
njent avec Adlersparre vers l'accomplissement de l'œuvre d'où la
Snède attendait son salut.
Tout à coup, le soir du 8 mai-s 1809, Gustave apprend du comte
Stedingk et d'un émigré français, le colonel Rodais, qui lui restaient
avoués, que l'armée de l'ouest, révoltée, s'est mise en marche vers
Stockholm; c'est ce que tout le monde savait déjà depuis vingt quatre
feuresdans la ville. Gustave quitte aussitôt le petit château de Haga,
près de la capitale, pour venir préparer le châtiment des rebelles et
faire arrêter leurs complices; mais une menace de délation arrête les
oapstrats, qui tous ont trempé au moins par leur silence dans la con-
jnration; ils persuadent alors au roi que le danger est imaginaire,
« cda au moment même où l'on presse l'arrivée du général Adlers-
parre et les dernières mesures. Il était convenu qu' Adlercreutz veil-
teniit surtout à ce que Gusta/ve ne sortît pas de Stockholm, parce que
TopimoD des provinces ne semblât pas assez décidée pour éloigner
176 BEVUE DES DEUX MONDES.
toute crainte de guerre civile. Trois jours se passent sans que le roi
reçoive d'informations exactes sur la marche de ses ennemis, tant il
est vrai que la conspiration est devenue générale et que tout le monde
en est complice. Le malheureux roi d'ailleurs avait trop mal traité
ceux qui l'avaient averti les premiers pour qu'on voulût risquer, sans
un bien rare dévouement, de s'intéresser à sa cause. Il avait dure-*
ment reproché à Stedingk (c'était le vieux et respectable ministre
de Suède à Saint-Pétersbourg) et à Rodais d'avoir voulu le tromper»
et, dans un de ces accès de colère multipliés par le désespoir, il avait
failli percer Stedingk de son épée. Durant ces trois jours cependant
les conjurés avaient combiné à Taise toutes leurs manœuvres. Le
12 au soir, Gustave reçoit d'Orebro l'avis officiel que les révoltés
viennent d'arriver dans cette petite ville, située à une soixantaine de
lieues à l'ouest de la capitale. Une de ses premières pensées est d'en»
voyer demander pardon à Stedingk, à ce fidèle serviteur, et on le
voit pleurer sur une erreur qui devait lui montrer d'une seule fois
tout son aveuglement passé. L'indécision et le trouble président à
ses résolutions, et personne pour le conseiller ou du moins l'as-
sister. La reine est restée à Haga; le duc de Sudermanie, son onctet
est peut-être complice. Gustave ordonne de fermer les portes de la
ville, celles du château; il convoque les dignitaires de l'état; il res-
tera dans la ville, il se défendra jusqu'à l'extrémité dans le palais;
puis, changeant d'avis, il ordonne d'imprimer et de répandre par
tout le pays une proclamation; il sortira le lendemain de Stockholm,
ira rejoindre l'armée du sud, qu'il croit fidèle comme son général
(ToU); il transportera dans une ville de Scanie le siège du gouver-
nement, et il verra bien si la capitale osera trahir la cause de son
roi et persister longtemps dans sa révolte. Par contre, aux derniers
avis de ceux qui le supplient encore d'accepter les conditions de la
Russie, il répond par des argumens tirés de l'Apocalypse; Usait bien
d'ailleurs que le mois de mars doit lui être funeste, tant son esprit
est plein de confusion et de vertige. La nuit du 12 au 13 se passe
dans les préparatifs du départ. Le lendemain matin, Gustave, qui
manque d'argent, fait avertir les commissaires de la banque qu'ils
aient à lui remettre les fonds de l'état, et sur leur refus il s'apprête à
faire enlever de vive force une somme de deux millions. Il n'eut pas
\e temps d'exécuter cette violence : Adlercreutz, en apprenant l'ordre
donné par le roi pour le départ, s'était souvenu de ses engagemens,
et la catastrophe finale avait été dès lors résolue dans son esprit.
Stockholm offrait, pendant la matinée du 13 mars, un singulier
spectacle. Les voitures préparées pour le départ du roi, les chariots
de bagage et ceux du train nécessaires aux troupes désignées pour
le suivre encombraient les rues et particulièrement les abords du
château. Aides de camp, courriers et ordonnances se croisaient en
UB NOftD SGANDINATE DANS LA QUESTION D* ORIENT. 177
toot sens, occupés, les uns de hâter le départ, les autres de le pré-
TCiûr. Les habitaos de Stockholm, pour qui l'entreprise projetée
Cflueuçait à n'être plus un secret, circulaient par les rues et en-
fiDmieot le château. L'attente de grands événemens était peinte sur
1005 les visages, mais rien de plus; cette foule paraissait indifTérente.
iwc cette curiosité inepte de la multitude prête à obéir aux destinées
qoe lui préparaient quelques hommes courageux , elle regardait le
dUteaa et en interrogeait des yeux les portes et les fenêtres. Cette
ngœ inquiétude ne laissait pas d'être le pressentiment de la gra-
nlé du drame qui allait s'y accomplir.
Après s'être entendu de nouveau avec les plus hauts fonction-
naires et les principaux ofTiciers de la garnison, Adlercreutz, à huit
beares du matin , se rend avec le comte de Klingspor au château. Il
y trouve ses aides de camp, comme il était convenu. 11 ordonne quel-
ques dispositions intérieures : comme les drabans ni les soldats de
b garde allemande ne savent rien du complot, il les disperse, il les
éloigne autant que possible; ils sont d'ailleurs peu nombreux, plus
de U^nte officiers répandus dans le château les surveilleront, et l'on
peut compter en ville sur presque toute la garnison.
Le roi donnait quelques audiences. Il venait de faire appeler le
doc de Sudermanie; il mande aussi le comte de Klingspor. Quelques
iostaos après, on l'entend se livrer à un de ces emportemens qui lui
étaient devenus habituels : le sujet de la querelle était le refus du
duc de Sudermanie de se rendre à Gripsholm suivant l'ordre du roi,
et l'assurance de Klingspor que le départ royal allait être le signal
des plus grands malheurs, qu'il fallait rester et convoquer la diète,
mique refuge. Adlercreutz juge que le moment est venu d'en fmir.
«Suivez-moi, messieurs, » dit-il à ses aides de camp, et il entre dans
la chambre où se trouve le roi. On se figure l'étonnement de Gus-
tave en le voyant entrer de luirmême avec six ofliciers. « Sire, dit
aussitôt Adlercreutz, la nation est consternée de voir votre majesté
quitter sa capitale dans les circonstances difTiciles où nous sommes.
Les hauts fonctionnaires, l'armée et tous les bons citoyens m'ont
diargè de prévenir une mesure aussi funeste, et nous venons... —
Qu'est-ce que cela veut dire? s'écrie le roi avec violence. Il n'y a que
des factieiix et des traîtres qui puissent parler ainsi! — Sire, répon-
dent les officiers , nous venons pour sauver votre majesté et notre
pitrie; nous ne sommes ni factieux ni traîtres. — Je vous dis que c'est
delà trahison, répond Gustave d'une voix forte, et vous êtes tous
perdus, si vous continuez de la sorte. » Et comme Adlercreutz appro-
chait, le roi, reculant un peu, tire son épée et dit : a Personne ne
n'enlèvera ce fer, sinon avec la vie. » Il fallait empêcher à tout prix
«ne rixe sanglante; Adlercreutz s'élance sur le roi et le saisit des
lOBu. *^
178 REVOE DES DEUX MONDES.
deux bras pendant qu'on le désarme. Aux cris de Gustave, qui se dé-
bat violemment, les drabans se précipitent vers la chambre ; mais
les officiers d'Adlercreutz les contiennent un instant, lui-même vient
les assurer qu'aucun danger ne menace la vie du roi; puis, prenait
en main le bâton de commandement de Tadjudant-général du pa-
lais : «C'est moi qui commande ici, » dit-il d'une voix qui ne souffre
pas de contradiction, et il fait arrêter ceux qu'on croit le plus à crain-
dre. Gustave avait paru se calmer après la lutte; mais pendant qae
ses gardiens veillent à ne laisser entrer personne dans la cliansbx^
où il est prisonnier, il s'empare tout à coup par ruse d'une épée et
s'échappe par une porte de derrière. Alors commence dans les cor-
ridors et les escaliers du palais une sauvage poursuite dont Adler-
creutz attend avec anxiété l'issue. Que ne serait-il pas arrivé peut-
être si Gustave eût soulevé en sa faveur la garde allemande et une
partie de cette population que pouvait entraîner la pitié, puis l'ar-
deur de la lutte? GreilT, capitaine des chasses, met fin à ces incerti-
tudes en saisissant Gustave au milieu de sa course. Épuisé, presque
évanoui, le roi se laisse porter dans sa chambre, d'où on le transfère
le soir même, sous bonne garde, dans un château situé à quelque
distance de la ville.
Le duc de Sudermanie, frère de Gustave III, consentit, après s'être
fait beaucoup prier, à se mettre à la tête des affaires en qualité de
lieutenant-général du royaume jusqu'à ce que la diète fût réunie. 11
restait à savoir si l'on organiserait le nouveau gouvernement sur des
principes nouveaux; mais dès ce moment on avait éloigné la cause
de ruine immédiate qui menaçait la Suède. Le 13 mars sauva peut-
être ce pays d'un démembrement; il sauva certainement Stockholm
d'une invasion russe; 70,000 Russes, établis dans les Aland, s'étaient
déjà rais en marche vers cette capitale, et c'était dans le palais des
Vasa qu'Alexandre prétendait venir dicter la paix à Gustave IV. En
présence des événemens du 13 mars, le tsar dut renoncer à cet au-
dacieux projet. Ces événemens, qui changeaient complètement la
situation intérieure de la Suède, ne devaient pas exercer une moins
décisive influence sur sa politique extérieure. Le gouvernement pro-
clamé le 13 mars comprenait une nécessité que Gustave IV n'avaût
jamais su admettre, — la nécessité de chercher dans un bon accord
avec la France la plus puissante des garanties contre les tentatives
de l'ambition russe. Une ère nouvelle semblait s'ouvrir ainsi avec
l'avènement de Charles XIII, pour le royaume de Suède; maîS de
terribles vicissitudes lui étaient encore réservées, et ce n'était qu'au
prix des plus cruelles perplexités que le peuple suédois, — nofnà
aurons à le montrer bientôt, — devait acquérir l'intelligence de ses
véritables intérêts.
A. Geffroy.
LES
AMMAUX REPRODUCTEURS
contins DC IISS 1 PAIIS.
De toutes les parties de Texposition universelle, celle qui a le plus
CMnplttement atteint son but est la plus neuve, celle des animaux
Rprôducteurs. Sous des tentes très bien disposées au Champ-de-
Hars se rangeaient dans un ordre parfait 1,600 animaux, dont un
tier&eoviroD venu des pays étrangens. On n* avait encore vu nulle part,
Bèneen Angleterre, un pare'd assemblage. Les expositions anglaises,
si belles, si complètes, ne contiennent que des animaux anglais. Ici
onapa comparer entre elles les principaJes races nationales et étran-
gèra, repr^ntées par des échantillons supérieurs. Les Anglais sur-
tout ont bien fait les cboses : ils avaient amené leurs plus beaux types,
n le nom de leurs premiers éleveurs a retenti dans la distribution
fo prix tout auask bien qu'aux derniers concours de Glocester ou de
iJKolo. De notre côté, c'est bien quelque chose que d'avoir mis en
ligtt 1,000 tètes de choix appartenant à nos variétés nationales; ime
tdie réunion eût été impossible il y a quelques années.
Ce résultat est dû, il faut le reconoaitre, au système suivi avec
I Pttsévérance par l'administration de l'agriculture. J'aime assez peu
4 général l'ingérence de l'autorité dans les matières industrielles
^agricoles, mais il n'y a pas de règle sans exception, et quand l'ini-
^ve personnelle fait défaut, il n'est pas mal que l'action publique
la remplace. L'adnûnistration a commencé par la base : elle a insti-
180 BETUE DES DEUX MONDES.
tué d'abord des concours régionaux. La France a été partagée en
huit régions; j'en aurais mieux aimé quinze ou seize, car les circon-
scriptions actuelles me paraissent trop étendues, mais ce n'est là
qu'une question de détail; chaque région a tous les ans son conconn
spécial d'animaux reproducteurs, qui se tient tantôt dans une viltei
tantôt dans une aulre, pour faciliter à tous les points du territoire
l'accès de ces solennités champêtres; puis à Paris a lieu un concomB
général, qui tend à réunir les animaux primés dans les concouis
régionaux; une somme de 150,000 fr. environ, portée m^ntenant
à 250,000 par l'établissement du concours universel, et suffisante
pour exciter l'émulation sans imposer une charge sérieuse aux con-
tribuables, se distribue en prix. Cette organisation a réussi.
Je ne dis pas que ce succès soit bien profond : il commence à peine,
il n'a pas eu le temps de se généraliser; tout est concentré encore
dans un petit monde plus ou moins officiel, et l'effet réel sur la pro-
duction nationale est jusqu'ici peu sensible. Il faut du temps pour
tout, pour l'agriculture en particulier, qui marche d'autant plus len-
tement qu'elle a de plus grands intérêts à remuer. Cependant chaque
année on fait un pas; les vrais cultivateurs arrivent peu à peu, le
nombre des animaux exposés dans chaque région s'accroît, leur qusdité
s'améliore, une discussion publique s'établit sur les meilleurs moyens
de tirer du bétail le plus grand profit, les idées pénètrent et s'in-
filtrent goutte à goutte. Le programme des concours se perfectionne
lui-même par l'expérience, une foule de questions s'y rattachent
qui tiennent en éveil les hommes spéciaux. L'année dernière, on a
admis les femelles qu'on avait exclues à tort auparavant; cette an-
née, on a introduit des catégories d'âge qui manquaient; l'année pro-
chaine, ce sera probablement autre chose, car il y a encore beaucoup
à dire. Le principe est bon, c'est l'essentiel.
* L'année 1855 marquera dans l'histoire de cette institution nais-
sante. L'idée de l'exposition universelle était une innovation hardie;
si elle avait échoué, l'avenir des concours, même nationaux, eût été
compromis; heureusement c'est le contraire qui arrive. On a osé
faire payer à la porte pour entrer, et le public n'en est pas moins
venu; 80,000 curieux en trois jours ont apporté leur petit tribut,
bien que la chaleur fût excessive, et le théâtre de l'exposition très
éloigné du centre de Paris. Dans cette ville de spectacles, le con-
cours d'animaux reproducteurs est désormais un spectacle de plus,
accueilli et recherché par la foule. On peut considérer l'institution
comme fondée , ce dont il faut toujours se féliciter dans un pays
capricieux comme le nôtre. Il entre sans doute beaucoup de frivolité
dans cet empressement, le Champ-de-Mars a été encore une fois une
annexe de l'Hippodrome; il faut bien prendre le public français comme
LES ANIMAUX BEPRODUCTEURS. 181
lest, et le conduire à l'utile par ramusement, ou, comme disait si
toi de Chateaubriand, à la réalité par les songes.
iMyoQS quant à nous de nous rendre compte des enseignemens
sérien qu'apporte avec elle une exhibition de cette importance. Je
iilordend que les idées les plus générales; s'il fallait entrer dans
hidécaib, nous n'en finirions pas. Ce n'est pas d'ailleurs une petite
ÊÊm que de se tenir aujourd'hui au courant de cette science nou-
fdket grandissante qu'on appelle la zootechnie. Mon ancien collègue
ifhstitQt national agronomique, M. Baudement, dont cette science
ot h spécialité, et qui la cultive avec un grand esprit d'observation,
peit mi en parler en pleine connaissance de cause. Je ferai le
BiÛB possible excursion dans son domaine, et je chercherai surtout
k cM économique du sujet, qui m'est le plus familier.
U lootechnie est avant tout une divi^on de la physiologie. Elle
redMclie comment il faut s'y prendre pour faire avantageusement
de il Tiande, du lait, de la laine, de la force vivante, de l'agilité,
e^ tout ce qu'on demande aux diverses espèces animales. Elle doit
étudier les fonctions de la respiration, de la digestion, dans toutes
les situations données, avec leurs effets sur la production. Elle a be-
loio d'immenses travaux anatomiques, pour constater positivement
rinfloence des conditions extérieures sur les organes, et l'action
spéciale de chaque organe sur chaque produit déterminé. Dans les
eooditjons extérieures sont comprises, avec les climats et les soins
kfgiéniques, toutes les variétés d'alimentation; de là des études de
physiologie végétale très compliquées, pom: connaître la nature et
Tefiet de chaque aliment. On peut pressentir par là le nombre et la
gnfité des problèmes que la zootechnie se pose, et dont la solu-
tioo profitera quelque jour à l'espèce humaine, car il y a de grands
rapports entre l'animal et l'homme; on doit comprendre aussi quelle
rberve il convient de s'imposer pour en parler, quand on n'est pas
soi-même physiologiste.
a l'exposition avait été véritablement universelle, ce n'est pas un
€Qindu Champ-de-Mars, c'est le Champ-de-Mars tout entier qui aurait
i peine sufii pour la contenir. La seule Europe renferme peut-être
(tôt races distinctes de bètes à cornes et un nombre plus grand
oeoie de races ovines; la France à elle seule en possède un quart
taoD tiers, quoiqu'elle soit loin d'occuper une place correspondante
sv k carte. Depuis le petit bœuf du Morvan et la petite vache bre-
taie jusqu'aux colosses du Cotentin ou de l'Agenais, depuis le
MtoD raibougri des Landes ou des Ardennes jusqu'au flandr'm et
M mérinos perfectionné, nous avons une variété de types suffisante
pov offrir à l'observation un champ indéfmi. C'est qu'en effet les
f^œs d'animaux domestiques, souples et malléables comme Dieu
182 REVUE DES DEUX MONDES.
les a faîtes, se moulest avec une docilité merveilleuse sur les. te*
soins et les ressources des lieux où elles vivent.
Deux sortes de circonstances influent sur la constitution d'une
race, les conditions physiques, comme la nature du sol et du climat^.
et les conditions économiques, comme l'état des capitaux et dÂc
débouchés. De là cette immense diversité, car les combinaiâons pea*
siblés de ces deux grands élémens sont innombrables: — plaineaatf
montagnes, rochers et marécages, terres granitiques, calcaires, aip^
leuses ou siliceuses, soleil d'Andalousie ou de Norvège, climats ex»--
cessifs ou tempérés, secs ou humides, variables ou constaos. Bt:
quand à cette multitude de régions naturelles que forment les diflé*^-
rences de latitude, d'altitude, de composition géologique, viennent .
s'ajouter les différences non moins sensibles qui proviennent de;-
l'histoire politique, du développement de la population et de la cul-
ture, de l'état de la civilisation, on devine ce qui doit en résulter;
Les conditions physiques agissent directement sur ce que, dans la:
lamgue scientifique, on appeHe Voffre, les conditions économiqaes*
sur ce qu'on appelle la demande^ et de l'action réciproque de Y offre
et de la demande, c'est-à-dire des ressources delà production et des
besoins de la consommation, naissent les familles locales.
Mais si la nature des choses le veut ainsi, l'art de l'homme n*«8t
pas désarmé. Il peut agir sur la demande par l'ouverture de nou-
veaux débouchés, il peut modifier l'offre parla création de nouveaux
moyens de production, il peut enfin chercher les procédés les plus
sûrs et les plus rapides pour proportionner la demande à l'offre ou
l'offre à la demande. Tous ces effets se produisent d'eux-mêmes
avec le temps; mais l'homme peut les précipiter, les diriger, quand
il sait bien se rendre compte du but qu'il veut atteindre et du che-
min qu'il faut suivre pour y arriver. De là l'intérêt de ces concours
et leur utilité réelle, bien qu'ils ne présentent pas toujours le tableau
complet des faits existans. C'est moins ce qui est que ce qui peut et
doit être qu'il s'agit de savoir. Parmi les innombrables espèces d'ani-
maux domestiques répandues sur la surface de l'Europe, les trois
quarts n'ont pas d'importance, en ce sens que, si elles sont aujour-
d'hui ce que veulent les circonstances locales, ces circonstances
peuvent clianger demain; ce qui importe, ce sont les types supé-
rieurs dans tous les genres, ceux dont les autres doivent se rappro-
cher le plus possible, et ces types sont peu nombreux. La connais-
sance de tous n'est nécessaire que pour faire apprécier les difficultés
de toute amélioration, la lutte du présent contre l'avenir et du fait
contre l'idée. Sous ce point de vue, l'exposition était à peu près suf-
fisante; il n'y avait que J)eu de lacunes.
D'abord venait l'espèce bovine, représentée par 500 têtes, moitié
LES ANIMAUX «EPIODUCTEURS. 183
tagaispis, mohié étrangères. «C'était un spectacle magnifique que
CBloDgaes files de beaux animaux, d'une taille énorme pour la plu-
|Ht et, oonune dit Virgile dans sa langue incomparable, corpora
mêpaboum. Ils étaient divisés par races, d'après le programme. La
^qmaàm da mode de classement n'est pas une des moindies de ces
OBBNirs; OD a critiqué la division par races, on a proposé en échange
oikde pariétés de boucherie, variéiés de travail^ vanéiés laitières;
«sraît évidemment plus conforme à la théorie, mais les faits
«tods commandent, à mon sens, l'autre division. La Société royale
fagricotture d'Angleterre l'a adoptée. Les races sont des faits con-
jidéaUes, andeos, résultant de conditions matérielles qu'il n'est
pis toajoors possible de changer de fond en comble, et qui dans
ions les cas résistent au changement; ces faits présentent à l'esprit
me idée nette, facile à saisir, qui concorde avec les circonscrip-
tions géographiques de province ou de nationalité, et qui réveille
^souvenirs historiques ou pittoresques. La division par races n'a
iTaîIleurs rien d'exclusif et de systématique, quand on encourage
dans chaque race les perCectionnemens et qu'on ne rqpousse pas
ies CFoisemens eux-mftmes.
La perfection d'un animal réside sans doute dans l'organisation
hinieax adaptée à sa destination spéciale; mais les ressources man-
quent quelquefois pour lui donner complètement cette organisation,
et d'an autre côté le débouché peut être tel que Ja destination la
plus profitable soit mixte. Le principe de la spécialisation, qui est
siDs aucun doute celui du progrès, reçoit alors un double échec. Des
trois spécialités indiquées, il en est une, le travail, dominante au-
joord'hui, qui est destinée à disparaître plus ou moins. C'est déjà
bire une concession que de l'admettre au nombre des qualités pri-
sées; la concession estmême plus grande, car tout en acceptant les
races on peut primer exclusivement dans chacune d'elles les qualités
de boucherie et de laiterie. Le travail des bûtes bovines est le signe
d'une situation arriérée : il faut bien l'accepter quand on ne peut pas
bm autrement, et la division par races satisfait à cette nécessité,
imî&que celles qui ne travaillent pas ne sont pas admises à concou-
nr avec celles qui travaillent; mais il est bon de ne jamais le recon-
Bltre comme fondamental et définitif.
les races étran'Jières, et surtout les races anglaises, avaient à l'ex-
positicm une supériorité marquée sur les nôtres. Pourquoi? J'ai déjà
onyé de le dire ici, je n'y reviendrai pas. Au premier rang de ces es-
pèces améliorées se trouvait celle à courtes-cornes ou de Durham. Tout
fe monde connaît maintenant, au moins de nom, cette race célèbre
qoi offre le type le plus parfait du bœuf de boucherie. L'expérience
«yant démontré que la facilité à se mettre en chair et à s'engraisser
18A R£VUB DES DEUX MONDES*
tenait surtout à l'appareil respiratoire, ces bœufs se distinguent par
la profondeur de leur poitrine. On admire en même temps la peti»
tesse de leurs os et l'énorme développement des parties de leur corps
qui donnent la viande la plus estimée.
Depuis quelques années, la race de Durham tend évidemment à
se répandre en France. Sur les cinq cents animaux présens au Champ-
de-Mars, une centaine environ appartenaient à cette race pure, et aor
ces cent, la moitié étaient nés chez nous. Le premier prix a été dJH
tenu par un taureau né en Angleterre chez un des plus grands éto»
yeurs du Wiltshire, mais acheté, importé en France et présenté an
concours par M. le marquis de Talhouet, propriétaire dans la Sarthe.
Les deux vacheries nationales du Pin (Orne) et du Camp (Mayenne),
qui en avaient exposé une vingtaine hors concours, ne sont plus seukB
à en avoir, et puisque l'industrie privée a conunencé à s'en emparer,
on peut dire que la race est désormais naturalisée.
Il n'y a pas beaucoup plus de dix ans que l'on s'en occupe sé-
rieusement. Outre les établissemens de l'état, l'honneur de cette
initiative appartient surtout à deux éleveurs qui se sont longtemps
partagé les prix, M. le marquis de Torcy (Orne) et M. de Bébagôe
(Loiret). Malheureusement ils étaient l'un et l'autre, M. de Béhagne
surtout, placés dans des contrées qui se prêtaient peu à l'introdno-
tion d'animaux perfectionnés. Le Loiret est en général un pays peu
fertile et peu riche, voisin de régions plus disgraciées encore, où
la culture ne fait que de lents progrès. L'Orne est dans des condi-
tions meilleures, mais là se présentait un autre genre de difficultés,
l'existence d'une race indigène, ancienne et estimée, qui n'a pas
cédé la place aisément. Ces deux circonstanoes ont fait que, pendant
plusieurs années, les courtes-cornes ne se sont pas répandus; les
étables de MM. de Torcy et de Béhague n'étaient que des excep-
tions brillantes.
La question semble résolue aujourd'hui, mais sur un autre point.
Les départemens de la Mayenne et de Maine-et-Loire sont au nomBre
de ceux qui, par des circonstances particulières, ont fait dans ces
derniers temps les plus grands progrès agricoles. Un des élémens les
plus actifs de l'heureuse transformation qui s'y opère a été Fessai
du sang durham. Cette contrée possédait une race particulière, la
mancelle, qui n'avait pas d'assez grandes qualités pour lutter, et qui
paraît destinée à s'absorber rapidement. Les autres conditions agri-
coles et économiques se sont rencontrées. Aujourd'hui, la race courtes-
cornes y pénètre jusque chez les simples métayers. Ce beau résul-
tat est dû surtout à un homme qui soutient avec une rare énergie et
une grande originalité d'esprit une véritable croisade en faveur des
durham, M. Jamet, ancien représentant; il a été aidé dans ses efforts
LES ANIMAUX REPRODUCTEURS. 185
pir rbabile directeur de la vacherie publique du Camp, et par un
irapiétaire du pays que d'autres genres de succès avaient illustré,
IdeFalIoux.
L'iBJou paraît donc devoir être pour la France ce qu*est en Angle-
ferre le nord du Yorkshire, le centre de la production des courtes-
tÊtwa. L'émulation s'en mêle; tous les jours on apprend que, dans
les faites des étables les plus renommées d'Angleterre, des échan-
tins distingués ont été achetés par des propriétaires angevins, et à
fa prix élevés. Notre herd-book français s'enrichit ainsi rapidement
fa noms les plus célèbres du herd-book anglais, dont les descen-
fatt vieniient chez nous faire souche.
Pour Tacdimatation, au moins dans la région du nord-ouest, il ne
fBÊi rester le moindre doute, quand on a vu les animaux exposés
eette année, tant par des éleveurs privés que par les vacheries pu-
Uiqnes. Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de plus beaux types.
Ceia qui avaient été amenés d'Angleterre par le prince Albert, lord
Fefcreham, lord Talbot, M. Richard Stratton, etc., n'étaient pas sen-
sUement supérieurs. Plusieurs générations se sont succédé déjà sur
Botre sol, sans qu'on ait vu la moindre apparence de dégénéres-
anœ; nous pouvons dire que nous possédons, même pour la race
pore, de quoi rivaliser. Quant aux croisemens, c'est toute une car-
rière nouvelle dont il est impossible^ de prévoir le terme. Déjà de
Moibreux essais ont été faits avec des succès divers; une cinquan-
tûne d'animaux appartenant à diverses catégories de croisemens
igmientau Champ -de-Mars.
Je ne veux pas entrer ici dans la grande question du croisement
etda métissage qui se débat en ce moment, et qui est à coup sûr
iK des plus obscures et des plus ardues de la zootechnie. Je dirai
seulement que toute solution systématique me paraît dangereuse;
je ne voudrais ni proscrire ni recommander en principe la formation
fcrKes intermédiaires, tant que l'expérience n'aura pas prononcé.
Ce qu'il y a de sûr, c'est que, pour quelques exemples du moins, le
■éûnge parait en voie de réussir. Il y avait à l'exposition des dur-
IttKharolais, des durham-flamands, des durham-normands, des
MiuMnanceaux, des durham-lorrains, des durham-bretons, des
Main-suisses, qui semblaient fournir des argumens péremptoires
Qfwear de semblables tentatives. Ce n'est pas que les races pures
tae paraissent en général préférables, quand on peut s'y tenir :
^ elles, on sait ce qu'on fait ou à peu près, tandis qu'avec les croi-
'^cnset les métissages on marche dans le vague et l'inconnu; mais,
'^cessituadoos mixtes où l'on veut commencer à sortir de Torniëre
•>» ivoir les moyens de tout changer à la fois, je ne puis m'em-
Wer de croire que les croisemens ont leur valeur, valeur le plus
186 RETUE DBS DEUX MONDES.
souvent transitoire, j'en conyiens, comme la. situation: qui lëa pro^*
voque, mais qui peut aussi devenirfixe et permanente par la créationa
d'une sous-race, quand les circonstances s'y prêtent, c'est-à-^iinK
quand les deux familles qu'il s'agit d'accoupler ont entre eUes des
affinités suffisantes potu* s'allier intimement.
On dit que des raisons physiologiques s'opposent à la fusion jéellt)
et profonde des races, et que si un individu né d^un premier cn^*
sèment préseï^ en apparence un terme moyen entre le père ekliu
mère, ce n'est pas une raison suffisante pour le croire apte à fondât
une sous-race réunissant toujours les mêmes caractères. L'expérienBCi
prouve en effet que cette création rencontre des difficultés; l'inflaenoiA
des aïeux est si puissante qu'elle reproduit purement et simplement
la plus ancienne des deux races après deux ou trois générations issuev
d'un seul croisement; et, ce qui est pire encore, le mélai^ desgenim)
amène souvent des résultats monstrueux qui déconcertent tous tet
calculs. Que conclure de ces obser\'ations? Qu'il faut être très prudent'
avant de rien entreprendre de pareil; mais de ce que le métissage*
est difficile, je ne puis en conclure qu'il soit impossible. Les races lets
plus fixes et les plus précieuses, comme celle des bœufs court$§f»>
cornes eux-mêmes, sont les produits d'un métissage bien fait- Autros*
fois on croisait à tort et à travers, sans savoir précisément ce qa*OB!
voulait faire; on est un peu plus avancé aujourd'hui : c'est une nb»
son pour qu'on réussisse plus souvent. 11 est d'ailleurs à remarquai
que les adversaires du métissage ne proscrivent pas les croiseroiov
en général; ils admettent les bons effets d'un premi«r croisement^ 06*
qui est déjà considérable, et ils recommandent l'absorption d'une race
inférieure par une supérieure, au moyen de l'emploi continu de miikm
de la seconde; ils ne contestent que la formation de races IntenBé**
diaires, ce qui est en effet chanceux.
Dans le nord-ouest, où la race bovine est généralement exeltie'4tti
travail, en peut, je crois, introduire à peu près partout le sang dm^
ham avec avantage. Je dirai même que, dans beaucoup de cas, j*s
mieux le croisement que la race pure; le durham a d^éminens i
tages, mais il a un défaut, surtout pour nous Français : sa via
est dune qualité inférieure et trop chargée de graisse. Quand i|i
perdrait un peu de sa précocité pour gagner une saveur^as appr»^
priée à nos goûts, il n'y aurait pas grand mal. C'est ce qu'on obtîeiita
par des croisemens avec les races qui donnent chez nous les meilUJ
leures qualités de viande. — .Quant à nos espèces du midi, àodBW
de montagne et en général à celles» qui travaillent, c'est tout antM
chose. Il est bon d'y regarder à deux fois avant de les croiser; G*^
là surtout que l'entreprise du métissage me paraîtrait illogique ol^
dangereuse; tout au plus peut-on essayer, quand on se troave daiw
LES AHIMAnX KEPB0DDGTEUB9. 187
des circonstances exceptionnelles, d'un premier croisement. Le plus
vr est de s'en tenir à la race locale, en l'améliorant autant que
ymk par elle-inême, c'est-à-dire en se servant de reproducteurs
decDoix. II fant se garder d'altérer mal à propos le tempérament
lâcessaire à la principale destination des animaux par un mélange
iitc des races molles et lymphatiques créées pour d'autres besoins.
Cette réserve faite, la part qui reste chez nous à la race de durbam
CBeocore belle. Elle peut s'implanter dès à présent dans un quart
de b France, soit conune race pure, soit comme source féconde de
«nisemens et de métissages, et dans l'avenir elle pourra pénétrer
fÊnoat où le travail de l'espèce bovine reculera. Elle promet d'aug-
■enter notablement notre production en viande de boucherie. Sans
ks étaUssemens de l'état, tels que le Pin, le Camp, Tlnstitut agro-
umiqie, elle aurait été plus lente à se répandre; c'est un service
îoponant que l'agriculture française doit à ces établissemens, et
éprendra rang un jour à cdté de ceux qu'a rendus dans d'autres
ieojB la. bergerie nationale de Rambouillet.
Auprès des durbam, les autres races bovines anglaises perdent
kaoooop de leur intérêt. Celles de Hereford et de Devon étaient re-
préacDtées à Texposition par une trentaine d'animanx presque tous
lenus d'Angleterre. C'est lord Berwick qui a eu le prix des hereford
et H. George Tumer celai des devon; ces deux éleveurs sont en effet
njoard'bui les premiers de l'Angleterre pour ces deux races, et rem-
fortent les prix dans les concours nationaux. Comme importation,
dies ont Tune et l'autre peu de succès, et je ne crois pas qu'elles
Mat destinées à en avoir jamais beaucoup; mais comrme exemples,
fte méritent l'attention, en ce qu'elles montrent comment d'an-
cieBDes races de travail, qui ne sont pas toujours dans les meilleures
cnoditions d'alimentation, peuvent être transformées, par des soins
fenévérans, pour acquérir presque des qualités égales à celles des
èfffaiin. Il n'existe pas de meilleurs modèles; ceux de nos éleveurs
fa ont entrepris d'améliorer nos races par elles-mêmes, n'ont rien
de mieux à faire que d'étudier et d'imiter. J'en dirai autant de la
née noire sans coraes, dite d'Angus, que représentait un magnifique
ttnal envoyé par lord Talbot; on a donné un prix à lord Talbot
fv cette unique tête, et on a eu bien raison.
Gonme on voit, les Anglais eux-mêmes ne mettent pas partout du
^durbam. fls ont conservé un petit nombre de races locales qui
fe perfectionnent et se développent à part. Depuis quelque temps,
indiirbam gagnent du terrain; presque partout, même en Ecosse, on
CBMBience à les voir pénétrer dans des contrées qui leur avaient été
fcîBèes jusqu'ici, à mesure que le high farming fait des progrès. Néan-
i on peut affirmer que de longtemps ils n'envahiront la Grande-
188 BEYUE DES DEUX MONDES.
Bretagne tout entière; ils ne peuvent prospérer yéritableme
dans des conditions qui, même en Angleterre, ne se rencontre
toujours. L* amour-propre local résiste, aussi bien chez nos ^
que chez nous. L'Ecosse tient à ses bœufs noirs sans cornes c
au costume pittoresque de ses montagnards; ils font partie
traditions et de son histoire; leur disparition devant les durham
pour elle comme une nouvelle conquête. Le nord du Devo
n'a pas tout à fait les mêmes raisons patriotiques, mais ceti
race est une des plus élégantes qui existent; elle est parfait
appropriée au sol et arrivée à un haut point de perfection. Les
ford persistent par d* autres causes; ils s'élèvent dans une régi
terminée, et vont s'engraisser ailleurs, comme il arrive à bes
de nos variétés françaises. Toutes trois sont des races de mon
et, dans leur lutte contre le durham, elles ont un avantage q
déjà signalé chez plusieurs des nôtres, la qualité de leur v
Dans la plupart des fermes anglaises appartenant à des gran<
gneurs, on engraisse des durham pour la vente, mais on a des
ou des devon pour la table du maître.
Il est cependant une race anglaise qui parait reçue chez noi
autant de faveur que les durham, je veux parler de la race laiti
comté d'Ayr en Ecosse. 30 de ces animaux figuraient à l'expo
presque tous nés en France ou appartenant à des Français. 3
naient du domaine impérial de Villeneuve-F Étang, où leurs
avaient été transportés après la destruction de l'Institut agn
que; les autres avaient été présentés par trois amateurs prin
qui se sont partagé les prix, M. le marquis de Vogué, M. le mar(
Dampierre, et M. F. Bella, directeur de l'école d'agriculture c
gnon. Le prince Albert avait envoyé ime vache. La race d'Ay
connue en France que depuis cinq ans environ; on voit qu'elle
en peu de temps de sensibles progrès. Elle continuera probab
à en faire, car elle a pour elle, outre ses qualités producti
c^rme irrésistible de la grâce. Sa supériorité sur les nôtres ]
quantité et la qualité du lait est contestée; je crois cependai
somme toute, elle doit l'emporter. L'examen anatomique de i
ganes a démontré en elle la meilleure machine organisée pour
duction du lait. Si elle a paru quelquefois inférieure à nos cet
ou à nos flamandes, c'est parce qu'elle est d'une plus petite tail
convient mieux qu'elles à des pays d'une fertilité médiocre, (
ses montagnes natales; il est vrai que, sous ce dernier rappo
rencontre une rivale redoutable dans notre petite race bretonn
elle offre plus de ressources pour la boucherie. L'expérience
bonnes mains; d'ici à peu d'années nous saurons à quoi nous ei
Ici finissent les races anglaises. Deux autres pays étrangers
LES ANIMAUX REPRODUGT£URS. 189
ment ont pris part à l'exposition, la Hollande et la Suisse. Ce sont
en effet les seuls doDt les races nationales aient de grands mérites, la
Hollande surtout. Je ne vois jamais sans un profond sentiment d'ad-
miration ces magnifiques vaches, que je regarde conune la souche
conunune du plus beau bétail de F Europe. Presque tous les carac-
tères que l'art a cherché à reproduire ailleurs se présentent naturel-
lement, et avec une ampleur exceptionnelle, chez ces énormes bêtes,
qui donnent à la fois des montagnes de viande et des fleuves de lait,
et qui ont inspiré, par leur beauté native, des artistes comme Paul
Potter, Berghem ou Ruysdael.
Malheureusement la race pure parait avoir besoin, pour prospérer,
des riches pâturages et de l'air salin qui lui ont donné naissance.
Quelques importations ont été essayées en France; elles ont laissé
peu de traces. Il en est de même, au moins sur la plus grande partie
du territoire, de ces belles espèces suisses de Berne et de Fribourg,
qui avaient fourni à l'exposition cinquante animaux de choix; on ne
peut en importer que dans le Jura français, où elles retrouvent à peu
près leurs conditions premières. Bien n'est plus regrettable assuré-
ment, car ces deux familles sont superbes; leur aspect fait rêver des
digues de la Hollande et des vallées des Alpes, ces premiers boulevards
de la liberté moderne; on se demande par quelle loi mystérieuse les plus
beaux produits sont dus aux peuples les plus forts et les plus fiers.
Les vaches suisses surtout ont l'air d'avoir, comme leurs pâtres, le
sentiment de l'indépendance nationale; chacune avait suspendue au-
près d'elle la cloche qu'elles portent au cou, et qui sert à guider le
troupeau au milieu des rochers et des précipices. Il y a quelques an-
nées, la race de Schwitz était en France assez en faveur; on espérait
y trouver la meilleure réunion connue du travail , de la viande et
do lait. Aujourd'hui les idées ont changé; on s'attache moins à cette
union, qu'on regarde avec raison comme difficile ou même impossi-
ble, et on aime mieux des animaux qui poulsent très loin une qualité
spéciale. L'exposition des schwitz, quoique remarquable, a été reçue
avec froideur, peut-être même est-on tombé à leur égard dans un
autre excès.
L'Allemagne n'avait rien envoyé, ainsi que le nord et le midi de
FEurope. U ne parait pas qu'on y ait beaucoup perdu; on dit cepen-
dant du bien de la vache du Tyrol et d'une espèce dite de YAllgau,
répandue en Souabe et en Bavière.
Parmi les variétés bovines françaises, il n'y avait que les dix prin-
cipales, mais ces dix suffisent pour donner une idée générale de nos
richesses. En tête venait la race normande ou cotentine, qui comptait
SO animaux, la plus renommée de nos espèces, mais non la plus irré-
prochable. Depuis longtemps en possession d'alimenter Paris en viande
190 BEVUE DES MUX VONDES.
et en beurre, c'est elle qni fonmîthabitneHementle bœuf gras, et pour
cette circonstance extraordinaire elle a produit des animaux dont le
poids s'est élevé jusqu'à près de 2,000 kilog. Quant au beurre, il suffit
dénommer Isigny etGoumay pour donner une idée de sa qualité et de
sa quantité. La race normande s'étend sur cinq ou six départemens;
elle se partage en deux variétés, la grande, qui est préférée pour la
boucherie, et la petite qui est la laitière par excellence. Trois cir-
constances ont contribué à la développer à ce point, l'excellence des
pâturages, l'ancienneté du débouché de Paris, et l'absence à peu près
complète de travail. Cependant les connaisseurs lui reprochent de
s'être formée d'elle-même, sans que les Rêveurs se soient proposé,
comme les Anglais, un butTaisonné; il en est résulté que ni la grande
ni la petite ne satisfont complètement par leur conformation, quel
que soit d'ailleurs leur produit : la grande est encore trop osseuse,
elle n'a pas ces formes cylindriques qu'on admire dans les dutham,
et la petite n'est pas tout à fait aussi bien constituée pour la laiterie
que la vache d'Ayr.
On peut porter remède à ces défauts de deux façons, ou par des
croisemens avec les races anglaises, ou par un choix désormais mieux
entendu d'animaux reproducteurs, pris dans la race elle-même. Ces
deux procédés sont maintenant employés concurremment. 3*ai déjà
dît que je préférais le premier conmie plus expéditif, et les meil-
leurs agronomes normands sont de mon avis : le premier prix des
croisemens a été précisément obtenu par un durham-normand expoéè
par M. Grégoire (Orne); mais le plus grand nombre préfère le se-
cond, et on a déjà obtenu dans cette voie de beaux résultats. Parmi
les animaux de race ptu^ présentés à l'exposition, il y en avait une
douzaine, déjà primés pour la plupart dans les concours régionatoc
de Rouen et de Caen, qui ne laissaient plus que peu de chose à dé-
sirer. Au fond, le résultat est le même; te chemin est un peu peu plus
long pour y arriver, mais il est accessible à un plus grand nombre,
ce qui est bien quelque chose. Soit pure, soit croisée, la race nor-
mande était déjà une des mieux nourries, des mieux exploitées en
vue du profit, et elle gardera ces avantages.
J'estime que la Normandie doit produira annuellement environ
100,000 bœufs gras, d'un poids moyen considérable, ou le quîlrt
environ de la viande consommée en France. La moitié vient se faire
manger à Paris; le reste sert à la consommation locale. Ces cinq dé-
partemens nourrissent en outre 500,000 vaches, et leur population
bovine doit être en tout d*un million de têtes, ou le dixième de la
France entière. Relativement à la superficie, c'est la même profpor-
tion qu'en Angleterre, ou une tête sur trois hectares. Outre la Nor-
mandie proprement dite, la race cotentine s'étend encore dans les
LES ANIMAUX REPRODUCTEURS. 191
départemens qui entoureot Paris, et y forme une nouvelle population
de 3 à 400,000 têtes,, vaches pour la plupart. Ces départemens^
n ayant pas de race à eux et n'entretenant de vaches que pour le
lait, s'approvisionnent surtout en Normandie» et y ouvrent ainsi un
nouveau débouché.
Il n'y avait à l'exposition que cinq échantillons de la race man-
œlle pure. Cette race a pourtant beaucoup d'importance; elle fournit
de temps immémorial pour le marché de Paris presque autant de
bœufs gras que la Normandie, et elle couvre quatre départemens des
plus riches en bétail. On aura sans doute pensé qu'étant destinée à
disparaître, elle ne devait figurer que pour mémoire.
La flamande comptait environ 20 têtes. La Flandre n'a pas tout à
feît les mêmes conditions que la Normandie. Beaucoup plus peuplée,
elle trouve en eUenraêrne son propre débouché, et, comme tous les
pays d'extrême population, elle recherche moins la viande que le laiu
La race flamande est principalement laitière; comme telle, elle est à
peu près arrivée à la perfection. Je ne crois pas qu'il soit possible de
trouver beaucoup mieux, même dans la race d'Âyr, que la plupart,
des flamandes exposées. Tout en elles était fin, délicat, féminin, et
je suis sûr que leurs douces noamelles laissent facilement échapper
plus de 3,000 litres de lait par an. J'aurais, pour mon compte, plus,
de respect pour la race flamande que pour la cotentine; je serais plus
di^wsé à la préserver de tout croisement, La Flandre française est.
mi pays plus productif qu'aucune région de l'Angleterre; nulle part,
dans le monde il n'y a.plus de bétail, et du meilleur, de même que
nulle part il n'y a une agriculture plus intensive. Ces deux faits se
suivent et sont la conséquence l'un de l'autre. Les cinq départemens
de la Flandre et de l'ancienne Picardie contiennent 600,000 vaches;
le département du Nord à lui seul eu possède près de 200,000. Dans.
Tarroiidissement de Lille, on est arrivé à une tête bovine par hec-^
tare, et chacune de ces têtes nourrit une famille : c'est le maximum
connu de la production. Depuis quelque temps, la vache flamande
luite, comme laitière, sur le marché de Paris, avec la cotentine, et
elle doit finir par l'emporter, si celle-ci ne s'améliore pas, car elle
lui est réellement supérieure. Elle tend à se répandre, dans le nord,
partout où il devient possible de lui donner les conditions de soin et^
d'alimentation qui lui sont nécessaires. Cette race n'est pas non plus
sans qualités pour la boucherie, et je la placerais au prenûer rang;
pmni les nôtres.
Les cinq départemens de la pénmsule de Bretagne Ggurent parnu
W points de la France et du monde qui possèdent le plus de bêtes
Wines. On n'y compte pas moins de 1,500,000 têtes sur une sur
Berficie. totaje de 3 miUlox^ et demi. d'hectares, soit près d'une tête>
192 REVUE DES DEUX MONDES.
par deux hectares. La Normandie et l'Angleterre n'en ont pas antan
a est vrai que, pour la grosseur et le produit, une tête bovine br
tonne est tout au plus la moitié d'une normande ou d'une anglaise
3i animaux de cette catégorie figuraient à l'exposition, preuve i
l'intérêt qui commence à s'y attacher. Pendant longtemps, elle a é
dédaignée, à cause de sa petite taille; mais depuis que des idé
plus justes en zootechnie se sont répandues, on a ouvert les yei
sur sa valeur, et on peut dire maintenant qu'elle est à la mode. Tout
les bêtes exposées ne venaient pas de Bretagne, ce qui montre que
race attire, hors de son pays natal, l'attention des hommes spécial
et des gens du monde. Qui ne connaît et n'aime ces jolies bêtes, i
pelage noir et blanc, aux jambes et à la tête lines, à l'air doux eti
telligent?
Cette petite race est par excellence celle des landes arides; el
trouve le moyen de vivre et de pulluler où les autres mourraient \
faim. Les vaches sont peut-être celles qui donnent le plus de lait i
lativement à la quantité de nourriture consommée, et ce lait est e
cellent, surtout pour le beurre. Le beurre de Bretagne a depi
longtemps une réputation faite. A ces qualités déjà connues est v
nue depuis peu s'en ajouter une qu'on ne soupçonnait pas à cet
race : on a découvert qu'en la plaçant dans de meilleurs pâturage
en lui donnant une nourriture plus choisie, elle engraissait rapid
ment, et finissait par faire à peu de frais des bœufs de boucheri
d'un rendement extraordinaire et d'une exquise qualité. Dès ce m
ment, sa fortune a été faite, tout le monde en a voulu, et le prix
ces petits animaux a doublé dans les lieux de production. Outre g
mérites comme race pure, elle a celui de se prêter sans difficulté
tous les genres de croisement; elle s'unit à merveille avec la ra
d*Ayr et celle de Durham. L'école d'agriculture de Grand-Jou
(Seine-Inférieure) avait exposé des échantillons vraiment admir
blés de ces deux croisemens; le dernier surtout paraît avoir un si
ces exceptionnel.
Un peu au sud de la péninsule bretonne, et séparée d'elle par
Loire, mais unie encore par de grandes conformités de sol et de c
mat, se trouve l'ancienne Vendée. Là s'est développée une autre ra
dont les types principaux portent les noms de Chollet (Mainen
Loire) et de Parthenay (Deux-Sèvres). C'est une de celles qui foum
sent le plus de bœufs gras à Paris; elle vient, sous ce rapport, îmn
diatement après la mancelle, comme la mancelle après la normanc
Chollet est plutôt le marché où les bœufs se vendent, et Parthen
le centre du pays où ils s'élèvent. Ils sont d'une taille moyenne, i
cîles à engraisser, et leur viande est d'une qualité excellente,
étaient représentés à l'exposition par 12 animaux de pur sang. L'
LES ANIMAUX REPRODUCTEURS. 193
des prix a été obtenu par le supérieur du monastère de la Trappe, à
Ifeilleraye (Loire-Inférieure), où Ton se livre avec grand succès à
l'élève du gros bétsûl. Là comme à la Grande-Chartreuse et chez les
trappistes de Staouéli, en Afriqye, on aime à voir reprendre la tra-
dition des anciennes abbayes, qui, en France comme partout, ont
rendu de si grands services à l'agriculture.
La race de Partbenay a des partisans fanatiques; il est à re-
marquer que, parmi les nombreux essais de croisement envoyés à
Fexposition, il n'y en avait aucun où elle jouât un rôle. Je ne serais
pas tout à fait aussi exclusif, mais je reconnais volontiers que, dans
l'immense majorité des cas actuels, il y aurait danger à y rien chan-
ger. Le patriotisme vendéen s'attache à tout, même à la couleur des
animaux. Respectons ce sentiment conservateur qui sert à faire re-
connaître les races pures : celle de Parthenay est brune, avec le bout
des cornes noir. De toutes celles du nord-ouest, c'est la seule qui
travaille; voilà son caractère principal, celui qui doit le plus la dé-
fendre contre toute tentative de croisement. Si jamais elle cessait de
travailler, ce qui viendra bien quelque jour, il n'en serait pas tout à
fait de même; mais n'essayons pas de prévoir ce temps, qui sera
pour la fidèle Vendée, le pays aux traditions tenaces, aussi doulou-
reux qu'une révolution.
La race vendéenne est la dernière de cette région : elle touche au
midi. Si l'on tire une ligne droite de l'embouchure de la Charente
dans rOcéan aux sources de l'Oise sur la frontière de Belgique, en
passant par Paris, on enferme une sorte de péninsule dont la Bre-
tagne forme la pointe, et qui contient, avec cette province et laVen-
dée, la Flandre, la Picardie, la Normandie, le Maine, l'Anjou et
r Ile-de-France, soit une vingtaine de départemens ou le quart du
territoire. Là se trouvent réunis les quatre dixièmes du bétail natio-
nal, ou quatre millions de têtes, divisées entre les trois grandes fa-
milles normande, bretonne et flamande, et leurs deux annexes, la
mancelle et la vendéenne; là viennent s'engraisser, par une série de
migrations, un grand nombre de bœufs d'autre origine; là se con-
centrent jusqu'ici presque toutes les importations d'animaux de race
étrangère, comme les durham, et presque toutes les tentatives de
croisement; là enfin s'obtient la moitié du lait et de la viande pro-
duits en France.
Toutes les autres races bovines de France sont plus ou moins em-
ployées au travail, et sont par conséquent inférieures sous les autres
rapports. Les vingt départemens qui forment l'angle du nord-est
comprennent deux millions et demi de têtes : c'est la région la plus
riche après le nord-ouest. Cette population se concentre surtout dans
l a partie montagneuse qui forme les dix départemens des \osges,
ion II. 13
10A RETÙÊ Dfe9 DEUX lÉOlfbÊS^
du Hànt et Au Ba^-Rhiti^ de la HàùtiB-Sàdne^ du Doubs, du Jllra, de
l'Aiti, de là Gôte-d'Or, de Sâône-et-Loirë et de l'Yohhfe. Oil là dl*
vise en plusieurs variétés distinctes, dont les principales sont là char
rolâlse, la lorraine et la comtoise. La lorraine, bien qu'une des pldi
importantes, n'était représentée que par tinq individus, rtiais qui ODl
presque tous été primés; on remarquait slirtoUt deuk laureaUx, 6tl
pelâgë blanc et rouge, déjà couronnés aux coticours régionalix de
Vesoul et de Beéànçoh. La comtoise se divise eh delix bràtichés^ e^M
diË piaille^ qui sei*t avàtit tout au travail, et celle de montagilie, ^
est priilcipalëihent laitière. Cette dernière a été tuodifiée profoiidi-^
meut par ded croisemens avec les races suisses^ et n'a presque plttb
led caractères de la race pure^ mais elle n'eh Vaut i[\Vd itileuit. 18
n'ai aperçu qu'un échantillon de ce croisement^ tltiè Vaché Vëdsfe
de la Haute-Saône, qui avait été primée au concours de Bedâttf^Mn
Je regrette qu'il n'en sdit pas venu davantage. Le Jura est déjà ttft
peu loiii de Paris, mais il a maintenant un chemin de fer qui artiM
jusqu'au pied de i^es montagnes. Cette partie de notre territoM
mérite le nom de Suisse française : je ne vois pas pourquoi elle ne
serait pas aussi riche en beau bétail que la véritable Suisse, puisqtM
les mêmes conditions de sol et de climat s'y rencontrent à peu prti.
Dès qu'une province se trouve hors du rayon habituel de l'upptt^
visiôrinement de Paris, on dirait qu'elle cesse de nous intéresser; au-
jourd'hui ce rayon s'étend : il n'était autrefois que de CihtjuÀnté 1
soixante lieuesj il arrive maintenant bien aU-delà, et quand il Wi
s'étfendrait pas, Paris n'est pas toute la Frattce. On consommé MèA
ailleurs, quoique beaucoup moins en proportion. Ce sont aussi &Êi
FràriÇàis^ et dfe bbiis Français, que les hâbitans de l'est. Moins àvail^
cée qile darts la région du nord-ouest, par suite de causes àhciëHneë,
la culture y est en progrès. A mesure que le travail des chevadt
s'étend et que les cultures fourragères s'accroissent, la race codp-
toise pëUt faire, tout comme les autres, de grands pas comrtie ttwîé
dé boucherie; quant à la Variété laitière, ce n'ëst pas non {)luéiiii
intérêt à négliger, car elle sert en grand à la fabrication du fromàgèi
et le frotnage h'est pas moins qUe la viande un élément imporlaht dé
la nourriture des peuples.
De toutes les races de l'est, la plus connue à Paris, parce (Jii'fcHé
arrive sur ses marchés, est la charolaise, ainsi nommée de l'ahciéil
comté de CharoUes, qui était autrefois le premier des états de Bour-
gogne, et qui donnait son nom aux héritiers du duché. Cette ràcfe *
pris eh effet naissance daUs le Charolàis, où son développement à é&
favorisé par le voisinage du marché de Lyon; mais elle s* est rhàuntè-
nant étendue à tous les pays voisins, comme lé Nivernais et hnè
partie du Berry, et elle couvre autant de départemens cjiië Vbl cbMn*
LK8 A«rtBlAUX ftEPBODUCTEURS. 195
w. Elle est blanche, de grande taille et d'une constitution vigou-
irae. C'était d'abord utie race de travail; depuis quelque temps, de
iximux débouchés s'étant ouverts par le perfectionnement des
eoMHinications, elle a pris un essor remarquable pour la boucherie.
Ceae région n'envoyait pas autrefois de bélail gras à Paris; aujour-
fhri elle en fournit presque autant que la Normandie elle-même. Il
«est résulté ce qui arrive en pareil cas, la race tend à se dédoubler.
[wnHMtié reste affectée principalement au travail, l'autre ne tra-
iiiBe presque plus, et tend surtout vers les qualités de précocité et
^rendement qui donnent le plus de viande. Sous ce rapport, la race
«hrolaise avait des dispositions naturelles que Tart des éleveurs s est
HUché à perfectionner.
io point oCi ils sont aujourd'hui parvenus, grâce à des soins intel-
ligenset persévérans, les charolais élevés exclusivement pour la bou-
chrie serretit de près les races anglaises. M. Louis Massé, du Cher,
le phs ancien et le plus habile de ceux qui ont entrepris cette tâche,
niit exposé un taureau et une vache de race pure, très senjblables
idpsdurbam; le taureau n'a pas été primé, je ne sais pourquoi, mais
Il Tache a eu le premier prix de& femelles. C'est M. le comte de
loaîllé (Nièvre) qui a eu le premier prix des mâles pour un taureau
fort beau aussi , mais peut-être un peu moins parfait de formes. De
tons les animaux de race française présens à l'exposition , ceux de
1. Massé s'approchaient le plus du type idéal du bœuf de boucherie,
fc ne veux pas dire par là qu'il n'y ait absolument aucun profit à
ffoiser, quand ou est dans des conditions convenables; le beau durham-
ckarolais exposé par M. de Béhague, et qui a eu le second prix des
croisemens, prouverait au besoin le contraire; maïs je constate avec
plaisir que ce n'est pas nécessaire, et que les charolais présentent
I«reux-mèmes de grandes ressources. En agriculture comme en tout,
Œ résultat médiocre obtenu en grand vaut mieux qu'un résultat
sipérieur obtenu en petit. ?i'oublions paîi que la race charolaise, qui
^aente à la fois les deux plus grands tnarchés de France, Paris et
Lyon, avec les populations intermédiaires, doit produire tous les
ffl» environ 50,000 bœufs gras, ou le dixième de la France entière.
1* département de Saône-et-Loire, qui est le point de départ de la
noç, est un des plus riches de France, peut-être le plus riche^ en
ins bétail.
Urace charolaise a d'ailleurs cet avantage, qu'étant connue;
wmbreuse, toute portée, elle tend plus sûrement à absorber les
'ttiétés locales qui lui sont inférieures. Il y avait autrefois dans
IttBwntagnes du Morvàn une petite espèce de bœuf de travail d'une
'■^ particulière, qui servait à des transports de bois par des
*^«Din8 affreux; cette race n'a pas encore tout à fait disparu, mais
19Ô REVUE DES DEUX MONDES.
elle n'a plus lamême raison d'être, depuis que les communications
se sont améliorées. La charolaise tend à la remplacer, comme plu»
productive. Toutes les autres variétés du Bourbonnais et de la Bour-
gogne se fondent plus ou moins dans le même type, ce qui n'arri-
verait pas aussi vite, s'il s'agissait d'une espèce étrangère.
Si de l'est nous passons au centre, nous trouvons encore une ré-
duction dans l'effectif. Cette région ne contient plus que 2 millions
de têtes sur une superficie égale à celle qui en nourrit k dans le nord-
ouest, et 2 et demi dans Test; la nature de son sol et de son cliroal
est cependant des plus favorables au gros bétail; mais ici les causes
économiques ont agi avec une puissance funeste. Si nous avons dans
la Flandre, la Normandie, la Picardie, l'Ile-de-France, l'analogue des
contrées les plus riches de l'Europe, nous avons dans les provinces
du centre l'analogue des plus pauvres. Le quart de cette immense
surface reste inculte et couvert de bruyères; les trois autres sont mi-
sérablement cultivés. La tene vaut en moyenne 500 fr. l'hectare, et
à ce prix elle est payée le plus souvent trop cher, non pas à cause de
sa valeur propre, mais de l'état où elle est. La population, bien que
peu nombreuse, car on n'y compte qu'une tête humaine par 2 bec-
tares, et bien que composée en partie de petits propriétaires, vit dans
un affreux état de misère, qui la force à demander à l'émigration des
ressources supplémentaires et encore insuflisantes. D'où vient cette
triste condition de tout un quart de la France, tandis qu'en Angle*
terre des régions absolument analogues , comme les comtés de De-
von, de Nottingham, de Derby, les lowlands d'Ecosse, et en France
même le Cotentin et une partie de la Bretagne, sont dans la situation
la plus florissante? De plusieurs causes qu'il serait trop long d'énii-
mérer, mais dont la principale est le défaut séculaire de communi-
cations. Le centre n'a pas, comme le nord et le midi, un magniCque
développement de côtes, de larges fleuves et de vastes plaines; situé
loin de la mer, il ne possède pas une rivière navigable, et sa plus
grande partie est hérissée de montagnes naturellement impratica-
bles. Les hommes l'ont encore plus maltraité que la nature; pendant
que le reste du territoire se couvrait de routes, de canaux, de che-
mins de fer, il est resté délaissé; il a payé pendant des siècles des
impôts dont il ne profitait pas; chacune de ces vallées a été jusqu'à
nos jours comme un monde à part où rien n'arrivait du dehors, et
qui n'entendait parler du gouvernement central que pour lui payer
tribut.
Ce déplorable abandon, qui a fait de cette région l'Irlande de 1»
France, cesse un peu, mais il faudrait des efforts qu'on ne fait pas
pour réparer complètement les torts du passé. L'amélioration marche
pas à pas. Un chemin de fer vient à peine d'arriver jusqu'à Glennoot;
LES ANIMAUX REPRODUCTEURS. 107
m antre parviendra l'année prochaîne jusqu'à Limoges, un troisième
pnaet de traverser le Cantal et de joindre Clermont à Périgueux;
^lelqnes autres embranchemens se préparent, on parle d'une ligne
tnasrersale de Limoq:es à Moulins, et de communications directes
nccFOcéaD, les Pyrénées et la Méditerranée : projets utiles, néces-
sires, et que commande impérieusement le moindre sentiment de
judce distributive, mais tardifs, d'une exécution difficile, et qui
preodront probablement bien des années avant de s'accomplir, tan-
èsque le nord est sillonné de chemins de fer, et qu'ils commencent
itn?erser le midi. Les autres voies de communication ne vont pas
beaucoup plus vite, réduites pour la plupart aux pauvres ressources
desdépartemens; l'impôt central continue à épuiser le pays sans lui
rien rendre.
Ccst l'espèce bovine qui a sauvé cette région d'une ruine totale.
.Vijaot pas et ne pouvant pas avoir d'industrie, faute de moyens de
transport, car tous les autres élémens d'un grand développement in-
dustriel s'y trouvent, la partie montagneuse a dû avoir recours à la
seule production qui, se transportant d'elle-même, pût se passer
de communications perfectionnées. On sait d'ailleurs que l'air et le
sol des montagnes sont presque aussi avantageux à l'espèce bovine
qne les rives humides de l'Océan. Bien qu'infiniment moins nom-
breuse qu'elle ne pourrait l'être, la production du bétail est la pre-
nière et presque la seule richesse de cette partie. Trois races prin-
dpaless'y sont formées de longue main, toutes trois fort différentes
de celles du nord et réunies par le programme dans une seule caté-
prie sous le nom commun de races de montagne, celle de l'Auvergne,
dont le plus beau type est originaire de la petite ville de Salers, celle
doUnnousin, et celle de l'Aveyron.
Les trois départemens du Puy-de-Dôme, du Cantal et de la Haute-
Uirc nourrissent environ 500,000 têtes de bétail, presque toutes
rtputies sur les montagnes volcaniques qui les traversent dans tous
1» sens et dont les principaux pics s'élèvent à près de 2,000 mètres
tt-dessus du niveau de la mer. Les cimes des Alpes et des Pyrénées
dépassent seules, en France, ces hauteurs. C'est la portion la plus
ncbeen bétail : si le reste en avait autant en proportion, le centre
i*anrait presque rien à envier à la Normandie. La race d'Auvergne
« pour le moment une de nos plus précieuses. Ce n'est pourtant .
PB la spécialité qui la distingue : elle sert à la fois au travail, à la
taerie et à la boucherie; mais c'est précisément cette absence de
^fcialitéqui fait sa valeur, parce qu'elle répond à des besoins anciens
ft profonds, La Haute-Auvergne, produisant peu de céréales, em-
plûie peu de bœufs de travail; elle a aussi très peu de ressources
pMir l'eDgraisseinent, tandis que ses pâturages produisent naturel-
198 BEVUE DES DEUX MONDES.
lement un lait nourrissant et fortement chargé de caséum. En mèiq^
temps s'étendent au pied de ses montagnes des régions que la qj^
ture a peu douées de pâturages, et qui, dans Tétat de leur cu1|uf8,
ont besoin de faire venir d'ailleurs leurs bœufs de charrue. Un peu
plus loin, en se rapprochant de la mer, reparaissent des p^tur^ges
propres à l'engraissement, avec des cultures me^leures et des 4é"
bouchés plus sûrs pour la viande graisse. De là tout un système pr"
ganisé depuis des siècles et parfaitement lié dans toutes ses partie^.
L'Auvergne nourrit principalement des vaches; quand les y^^j/ff.
naissent, on en sacrifie un sur deux, ce qui permet d'utiliser U iflo^-
tié du lait; avec ce lait, on fait des fromages bien connus en France;
puis, quand les veaux sont grands, on garde les femelles pour r^in-
placer les mères, avec le petit nombre de taureaux nécessaire, et on
vend les autres mâles après les avoir châtrés. Ceux-là vont traîner
la charrue dans les provinces voisines qui ne font pas d'élèves; puis,
quand ils ont atteint l'âge de sept ou huit ans, ils sont revendus aipt
herbagers de l'ouest, qui les engraissent pour Paris. De leur nais-
sance à leur mort, ils parcourent ainsi un demi-cercle d'enviroii
deux cents lieues. Je ne crois pas que ce commerce puisse durer tou-
jours sans modification; il repose tout entier sur la demande de bœufs
de travail pour la région intermédiaire. Si jamais la culture fait asse^
de progrès dans cette région pour amener le remplacement des bœufs
par les chevaux, et si l'extension des cultures fourragères lui permet
^e produire elle-même ses bêtes bovines, tout s'écroule; mais uqu?
sommes encore loin de ce moment, et en attendant, la demande de
jeunes bœufs de travail ne cesse pas. Une autre cause peut aussi
tout bouleverser : c'est le cas où le producteur auvergnat trouverai
de lui-même plus de profit à faire du fromage avec tout son l^t
qu'à élever des veaux. Cette dernière cause est peut-être la plus pro-
bable, surtout si l'on s'attache à perfectionner les procédés grossiers
actuellement suivis pour la confection d\\ fromage ; la race devien-
drait alors exclusivement laitière, et elle subirait des transforma-
tions destinées à la rendre plus productive dans ce sens. Il n'ep est
rien encore. Tant que ces nouveaux besoins ne se seront pas pro-
duits, elle continuera à être exploitée sous le triple point de vup
du travail, de la laiterie, de la boucherie; c'est ainsi qu'il faut ^
jugei' dans son état actuel, et il est juste de reconnaître qu'elle y ré-
pond admirablement. Les animaux qui passent leur jeunesse suf
ces montagnes y puisent une vigueur qui les rend propres à tout. U
y avait à l'exposition cinq échantillons de la race de Salers; sou pe-
lage est rouge et sa taille forte.
tes montagnes du Limousin sont moins élevées que cpUçs 4'A^-
vergne; l'air y est nqoins vif, le climat moins humiae, le ^ol n^oiqs
L£& 41IIJ|IAI{]( lŒPJtODnCTEPRS. 199
pi^pre àlaTégé^ition de Tberbe sur le^ hauteurs, fia revftpobe, If»
b^-fon^a ^lon^ent ep excellentes prairies qu arrqs^nt cj'ippoqabrî^-
bles souH^, et la t^rre s'y prè(e d^vaniag^ k la puUure des racines
et des plaotes fourrières. L'espèce bovine s'y trouve çlopo dans (}^s
conditiops up peu dilFérçotes, mais qui ne seraient point ipfériQures
en souQFpe, sap^ ^eux circonstances fàcbeuses, pées tqutes deq^ de
Vatisence 4e débouchés 2 Tune est i^pe cqlture de céréales, beaucoup
trop étendue pour 1^ patqre du sol, l'autre l'eipploi presque générid
des vacbes pour le travail* Pe là une diminution sep^ible, soit dans
le Qoqabre des bêtes bovines, soit dans leurs prqduits.
Les trois dép^irtepieps qqe peuple la rfice liipousiné, la Haute-
Vi^qpe, la Crepse et la Çprrè^e, cpptienpept environ 400,000 têtes,
c'est-à-dire up cipquièpae de mpips que les trois départemens auver-
gnats. Pe plus, U race est plus petite, moins vigoureuse, nullement
lai^ère, suitp inévitable de l'excès de travail et d^ rinauflisapce de
nourriture, ^le rachète ces défauts par uu^ grande docilité et une
tx>npe qualité de viande. Paris consomme à peu près tous les ans
âÛ,OQQ bœufs limousins, dont les deux tiers lui arrivent directement
du pays de provenance, et le reste après avoir passé par les ber-
b^f^ de la Vendée ou de la Normandie. C'est à peu près toute la
production de la race en bœufs gras, car la contrée d*où elle vient
n'est p^ ^se^ riche pour consommer beaucoup de viande, surtout
de la viande de bœuf. Les limousins sont estimés sur le marché de
Paris; ils étaient représentés à l'exposition par dix animaux dont un
taureau qui a eu le prix, même sur les salers. Leur pelage est cou-
leur de blé.
A mon avis, rien n'est plus facile que de doubler ou de tripler la
production de la viande ep Limousin, même sans rien changer à la
race. Il suffit de multiplier les irrigations, qui sont déjà parfaitement
entendues, de mieux soigner les prés et surtout les pacages, qui
sont en général abandonnés aux mauvaises herbes et aux e^u>^ crou-
pissantes, d'améliorer par des sarclages et autres soins le pâturage
des terres incultes, d'étendre considérablement la culture des racines
et surtout des turneps, connue et pratiquée depuis un temps immé-
morial, de réduire le plus possible aux meilleures terres la culture
des céréales, de diminuer d'autant le travail dès bêtes et surtout des
Yacbes, de mieux nourrir les élèves dans le jeune âge et de les faire
moins vieillir sops le joug, enfin de s'attacher à bien choisir les re-
producteurs qui présentent les formes les plus rondes et la peau la
plus souple. Tout cela se fait déjà peu à peu et se fera naturellement
de plus en plus, ^ mesure que la demande de viande pénétrera plus
profondément.
Panni les croiflemens pénibles, il en est quelques-uns assex en
200 REVUE DES DEUX MONDES.
faveur dans le pays , qui ne me paraissent pas très bien entenditt
tel est entre autres le mélange avec la race agenaise, dont la limoa
sine n'est originairement qu une variété, et qui a conservé plus d
taille et de vigueur, mais qui consomme davantage et qui a mom
de finesse, La séduction de la taille est si grande, que beaucoup d'ék
veurs s'y laissent prendre, et je ne suis pas bien convaincu que l
plupart des limousins envoyés à l'exposition n'eussent plus ou mcno
de sang agenais. Pour mon compte, j'aime mieux la i*ace pore
comme plus appropriée au sol et plus avantageuse pour la bouche
rie. J'en dirai autant du croisement avec les salers et même avec le
cbarolais; les salers sont encore trop grands, et la viande des charo
lais est inférieure; je préférerais le mélange avec la race de Parthe
nay, et, — quand on peut augmenter l'alimentation et supprimer 1
travail, — avec les races anglaises, comme le devon ou le durham
Il n'est pas de pays en France plus propice que le Limousin i
l'imitation de la culture anglaise; il n'en est pas où l'emploi de quel
ques capitaux dans la culture puisse porter des fruits plus lucratif
et plus sûrs. Ajoutons que c'est, au jugement d'Arthur Young, qu
s'y connaissait, la contrée la plus pittoresque de France. « Je ne crm
pas, dit-il, qu'il y ait quelque chose d'aussi charmant en Angleteir
ou en Irlande. Ce n'est pas seulement une belle perspective qui s'offr
de temps en temps aux yeux du voyageur, c'est une succession cou
tinuelle de paysages qui seraient célèbres en Angleterre et sans ces»
visités par les curieux. Quelques endroits d'une beauté singulière m
retinrent en extase. Partout de fraîches prairies, partout de clair
ruisseaux, dont les eaux, arrêtées par des chaussées, font une mul
titude de petits lacs d'un effet délicieux; partout des montagnes boi
sées formant le fond de la scène. Pour faire de chaque site un 9U
perbe jardin, il suffirait de le nettoyer. » En Angleterre, un par©
pays serait couvert de parcs et de châteaux, tandis qu'on n'y ren-
contre guère que de pauvres villages assez semblables à ceux de l
Grande-Kabylie.
Je connais moins la race de l'Aveyron, qui tire son nom de Tan
cienne abbaye d'Aubrac, et qui n'était représentée à l'exposition qu«
par quatre bêtes, dont une a eu le premier prix des femelles parmi le
races de montagne. On la dit bonne à la fois, comme les salers, pou
le travail, la laiterie et la boucherie, ce qui veut dire apparemnaeD
que, comme les salers, elle n'excelle dans aucune spécialité, mais le
réunit toutes trois suffisamment pour donner en somme un bon pro
duit. Celle-là aussi doit convenir tout à fait aux besoins actuels di
pays qu'elle habite, et ce serait grand dommage d'y toucher sans né
cessité pour satisfaire au principe théorique de la spécialisation dei
animaux. Je fais des vœux seulement pour qu'elle se multiplie, cai
LES ANUfAUX REPRODUGTEUBS. 201
dkest encore peu nombreuse, et les départemens voisins de TAvey-
TQB, comme le Lot, la Lozère, TArdèche, ne possèdent que bien peu
ftfmbétaiL Cette partie des montagnes du centre est de beaucoup
eeflpqm en a le moins, sans doute parce qu'elle était la plus isolée.
Il pios éloignée' des débouchés, et que le climat, plus méridional,
eoBBKDce à être plus sec, moins favorable à la pousse de l'herbe.
Nsqn'elle a à sa portée une race satisfaisante, il est bien à désirer
^'die eo profite pour augmenter sa production. La race d'Aubrac
«petite et trapue; son pelage est d'un gris foncé.
Ontre sa partie montagneuse proprement dite, la région du centre
coDtieDt encore le Berry, le Forez, le Poitou, l'Angoumois et le Péri-
gord; la population bovine de ces provinces est rare, et elle n'a rien
forigiml; nous avons vu qu'on y fait peu d'élèves, et que ses bœufs
detniTiil sont presque tous nés dans les montagnes voisines.
Tcot enfin la quatrième région, le midi; celle-là possède encore
noi» de bétail que le centre, puisque ses vingt départemens ne con-
tieraenten tout que 1,500,000 têtes, et la production en viande et
aliil y est encore moins importante en proportion. On sait que
Twage dans le midi est de se servir très peu de beurre pour la pré-
pntion des alimens, et de le remplacer par la graisse et l'huile;
flOT consomme aussi peu de lait proprement dit, les paysans n'en
eotpas l'habitude, ils le remplacent par du vin. Ces différences dans
hcoDsoramation ont été d'abord des effets, et ont fini par devenir des
cases. La demande a commencé par se régler sur l'offre, l'offre s'est
CKuite limitée sur la demande. En fait de viande, on mange plus
Untuellement de la volaille, qui est un des produits les plus abon-
àoset les plus spontanés; du mouton, qui, ayant moins de volume,
se débite plus aisément; du porc, qui se conserve par la salaison;
^œ qui est plus grave, on consomme moins de viande sous toutes
ks formes, d'abord parce que la population est moins nombreuse,
«Riite parce qu'elle est moins riche, enfin parce que le besoin d'une
lourriture animale est moindre dans les pays chauds. On jugera de
« qu'était dans le midi la demande de viande de bœuf par les prix
^a'eBe atteignait il y a quelques années. A Toulouse, elle se vendait
arrêtai 85 centimes le kilo, après avoir acquitté les droits d'entrée,
bfnis de tout genre et les bénéfices de boucher; à Bayonne, 66 cen-
tbes seulement. Ces prix, dans l'intérieur des villes, supposent pour
iKfroducteur une moyenne de 50 centimes. Il est bien évident qu'à
cetiBx il n'y avait aucun avantage à en faire.
Qiand même l'intérêt eût été plus grand, l'entreprise en elle-
Bèoie était difficile. Le climat est un sérieux obstacle, non pas éga-
loieot partout, mais sur beaucoup de points. A mesure qu'on avance
vtn l'ouest, dans le midi comme dans le nord, l'air est plus humide
Ci phtt favorable à la production du bétail. Les départemens rive-
2Q2 REVUE BES DEUX MOKPS^^
rstips de l'Océan, comme la Gironde, les Landes, les Basses-Pyrô-
péçs, ceux qui foraient la riche vallée de Ifi G^ronnç, ceux qui s'éc^e-
Iqnpept svjr 1^ peqte des Pyrénées peuvent encore produire asse^
facilement les végétaujf nécessaires; mais dès qu on arrive sur le^
bords du RhOnp et de la Méditerranée, la sécheresse devient 6:i^cesr-
siver Les dix départerpens qui vont des Pyrénées-Orientales au \ar
peuvent figurer parmi les pays du monde les plus pauvres en gros
hétail, et sur ces da il en est quatre, les Bouches-du-RhOne, Ip
Gard, THérault et Vaucluse, dont on peut presque dire qu ils n'en
ont pas du tout; ce n'est rien moins que la moitié d^ la Région à
soustriiire, on ne peut compter que sur Tautre.
Pans cette moitié elle-même, les circonstances locales ne sont pas
toujours bonnes; les variétés y sont nombreuses et inégales, bien
que pouvant être ramenées à un type commun. La plus belle est celle
dite ageuQisç, parce qu'elle s'e^t développée dans les fertiles pleines
de TAgenais, et sans contredit, grâce à la riche alimentation qu'elle
reçoit, c'est une des plus grandes, des plus fortes et des plus ^^lassives
de France. Puis vient la gasconiie, nourrie sur les coteaux du Gers, et
par conséquent moins puissante; la bgzadaise, plus petite encore,
pf^rce qu'elle approche des Landes, mais mieux faite pour 1^ bou-
cherie; l^landQÎse proprement dite, qui a quelque rapport avec celle
du Morvan; la béarnaise, qui peuple les pâturages des Pyrénées de
l'ouest, etc. Toutes sont des races de travail, énergiques, peu laitières,
peu propres ^ l'engraissement. Il en est à qui peut justement ^'ap-
Îjliquer cette boutade spirituelle d'un de nos agronomes : «Nous excel-
ons à produire des bœufs de course et des chevau)^ de bouch^rip. »
Ce sont en effet de véritables bœufs de course que quelques-ups de
ces agiles animaux des Landes et des Pyrénées, qui preppent le trot
comme des chevaux, et qui, dans les jeux populaires du pays, luttent
de légèreté avec les jeupes écqr(0urf,
Maintenant que la demande devient plus active par l'ouverture
des chemins de fer, quelques-unes de ces variétés peuvent être dé-
veloppées au point de vue de la viande; d'autres, cqmmè ]^ béar-
naise, Qpt des qualités laitières; mais en règle générale plies ^ont
plus propres â donner de 1^ force. La nature du travail l'exige
aussi bien que le climat. Les terres du midi sont plus dures k remuer
que celles du nord, et le travail y est plus pénible à cause de la
chaleur. Une des meilleures solutions de la difficulté, tant que la PÔ-
cessité du travail subsistera, serait la distinction en deux classes,
les bêtes de travail et celles de rente. Si cette distinction s'établit,
le sud-ouest peut produire, en éten^lapt ses cultures fourragères,
plu^ de viande et d^ l^it; ainpn il restera toujours en arrière. Les
animaux enypyés fti cppcpur^ ét^ept ^ i^m fins; je pe crois pas
qu^ ç« mi )f^ meilleure directiçin ^ «uivro. f admeu cafiwdaQt
LPf ^mAUX HEBUPOUCTEURS. 203
qu'elle vaut mieux que riçQ, elle est peut-être jusqu'ici la seul§ pos-
sible. Tout le luidi n'était représeptô qwp pi^r on^e animaux, ^QWt
trois venus de Limogea.
Après les bœufs, le^ raoutpns. Ceux-ci forment eq effet le second ca-
pital de ragriculture, et sur beaucoup de points leur iniportance égale
ou dépasse celle du gros bétail. La supériorité des Anglais sur pous
est ici plus marquée; ils possèdent trois fois plus de moutpna en prq-
portion et d*UDe bien plus grapde valeur moyenpe. U ne faut pas
croire cependant que nous soyons tout à fait dépourvus. La réparti-
tion de la population oviqe sur notre sol est beaucoup plus égale que
celle de la race bovine; chaque région possède à peu près son contin-
gent numérique, mais il y a moutons et moutons, et ceux du nord
remportent beaucoup sur ceux du centre et du midi. Cet utile animal
se trouve i^ 1^ fois au point de départ et au point culmipaut de l'agri-
culture. L'exposition contenait 600 béliers ou brebis, ce qui formait
on asse2 beau troupeau , dont un quart environ en espèces étrangè-
res. Comme pour les bœufs, les principaux types étaient seuls repré-
iîÇQtés. Il était venu de Prusse un bélier et cinq brebis de la célèbre
race mérine de Saxe, qui produit une laine si estimée; il était vequ
aussi des mérinos d'Angleterre, descendus pour la plup^^rt du trou-
peau importé en 1806 par George III et lord Somerville, mais si les
saxons ont paru à la hauteur de leur réputation, les autres étaient
bien inférieurs à nos mérinos. Les Anglais ont largement pris leur re-
vanche avec leurs races nationales ; Us avaient envoyé une quaran-
taine de diskl^ys, une vingtaine de souih-downs et autant de costwolds.
Jamais la puissance de l'homme sur la nature vivante n'a été plus
visitile que dans ces merveilleux animaux, pétris à volonté comme
Fargile* J'ai dit ici par quels procédés l'illustre Bakewell avait fait
de ses moutops ce qu'il av^it voulu, et comment son exemple avait
ké suivi p^r 9^ compatriotes. C^ux qui en doutaient ont pu se con-
vsûncre par eux-mêmes de 1^ vérité de mes assertions. Les disbleys
de U. Creswell et de M. Kingdon, les aouth-downs de M. Jonas Webb
et de M. Rigden, les costvvolds de M. Beale Browue et de M- Ruct
étaient véritablement iucomparal:](les. U y avait un bélier costvvold
d'uQ an, un des plus |)eau^ anin^aux que j*aie jamais vu; entre le
poids de ce bélier et ce}ui d'une vache bretonne, la différence ne doit
pas être bien sensible. Cette race de costwold est une des plus nou-
vellement perfectionnées, et elle promet de dépasser toutes les au-
tres. Il devient impossible de prévoir où s'arrêtera che^ nos voi-
fi'ms cette refonte systématique de l'espèce ovine.
Comme pour les bœufs durham et les vaches d'Ayr^ nous possé-
dons maintenant ^p Fr^nç^ u^ asses grand nombre de sujets çle ces
rif?a aftjfiqelies pQW PSfi^^r ^e Je» Baturalis^ïs- ¥• Allier, directeur
dft ^etàir^oufg^ gui parfit s'^ir^ denn^ \% wmw d'iPQpCirt§r eu
20à REVUE DES DEUX MONDES.
France ce qu'il y a de mieux ailleurs, et qu'un grand nombre de prix
ont récompensé de ses efforts, avait exposé des dishleys, des cost-
wolds et des south-downs achetés chez les premiers éleveurs d'An-
gleterre, et d'autres nés chez lui. On pouvait compter en tout une
centaine de béliers ou brebis de race pure appartenant à des Français,
sans compter ceux qui composent la bergerie nationale deMontcavrel
(Pas-de-Calais), dont les produits, vendus tous les ans aux en-
chères, commencent à être recherchés par nos éleveurs.
Parmi nos races nationales, la première place était occupée de
plein droit par les mérinos, qui comptaient près de 200 têtes, tous
issus, de près ou de loin, de la belle race formée dans la berge-
rie de Rambouillet. Cette bergerie existe maintenant depuis trois
quarts de siècle ; la richesse qui en est sortie est incalculable.
Tous les pays voisins, et en particulier la Brie et la Beauce, doivent
leur prospérité agricole à ces mérinos; les départemens de Seine-et-
Marne, Seine-et-Oise, Oise, Aisne, Eure-et-Loir, en possèdent 4 mil-
lions de têtes sur 3 millions d'hectares. Ce n'est pas encore autant
qu'en Angleterre, mais pour nous c'est beaucoup. Les principaux
animaux primés venaient de l'Aisne, d'Eure-et-Loir, de la Côte-
d'Or, qui rivalise maintenant avec les pays plus rapprochés de Ram-
bouillet. On peut dire, et je le crois pour mon compte, que la ri-
chesse produite eût été plus grande encore, si, au lieu de s'attacher
principalement à la laine, on s'était cittaché à la viande, comme en
Angleterre; mais au temps où s'est formée la race de Rambouillet,
la laine fine était plus demandée que la viande en France. On peut
s'en assurer en comparant le prix de l'une et de l'autre à cette époque.
Maintenant que la demande de viande s'est accrue, et que celle de
la laine fine a plutôt diminué, les conditions changent; mais la ber-
gerie de Rambouillet n'en a pas moins l'honneur d'une création qui
rivalise presque avec celle de Bakewell, quoique destinée à rendre
d'autres services. On n'a qu'à comparer le mérinos pur, tel qu'il a
été importé d'Espagne, à celui de Rambouillet, pour voir le progrès
accompli en taille et en laine.
C'est encore une variété de la même race que celle-à laine soyeuse,
dite de Mauchamp, produit d'un accident habilement exploité, et
qui montre une fois de plus ce qu'on peut obtenir avec quelque per-
sévérance.
Le programme confondait dans une seule catégorie toutes les races
françaises autres que les mérinos, et même les sous-races provenant
de croisemens quelconques, soit français, soit étrangers. C'est bien
peu qu'une seule catégorie pour ce qui forme encore les trois quarts
de nos troupeaux. A part quelques brebis berrichonnes, flamandes
et picardes, nos races pures n'avadent rien donné; leur absence était
d'autant plus regrett2i)le, que la plupart d'entre elles ne peuvent
LES ANIMAUX REPRODUCTEURS. 206
gilR S améliorer par des croîsemens. C'est surtout à propos de Tes-
ihtofiDe qu'il faut savoir se contenter de ce qui est possible. Parmi
wnnélés indigènes, il en est beaucoup dont le mérite principal,
CBHepour la vache bretonne, consiste à tirer parti des plus mai-
fBpturages. Celles-là demandent à être examinées et primées à
fKl S elles ne sont remarquables ni par la taille ni par la laine,
des ont quelquefois un mérite qu il ne faut pas dédaigner, la qua-
iéde la viaode. Les Anglais vantent avec beaucoup de raison
kn races énormes et précoces, faites pour nourrir abondamment
kl populations ouvrières; mais ils savent rendre justice au mouton
I àpifs de Galles, qui n'est ni plus gros ni mieux fait que nos arden-
■bou DOS solognots : im gigot gallois se paie aussi cber qu^un gi-
fftdishley, quoiqu'il pèse beaucoup moins. £st-ce que nous n'esti-
MBS pas, nous aussi, nos moutons dits de présalé? Paris mange la
nUrâre viande de bœuf et de veau qui soit au monde, mais la viande
doBoatony est mauvaise généralement, parce qu'elle provient de
fieumériDos. N'est-ce pas là un besoin à signaler?
lû remarqué une autre lacune non moins fâcheuse, celle des
krebis laitières, qui font la fortune du Bouergue et du Béarn. Le
iwiuge de lait de brebis, dont le meilleur type vient de Boque-
irt(Aveyron), constitue une industrie toute nationale, qui mérite
ftee connue, encouragée et répandue. J'aurais voulu enfin voir au
rappelée par quelque chose l'espèce des moutons dits trans-
, qui jouent un rôle si important dans le sud-est.
Les croisemens étaient mieux représentés, surtout celui des dish-
kjsi^ec les mérinos. Je ne sais si ce mélange est en soi parfaitement
iMendu, et s'il n'y a pas quelque contradiction entre la spéculation
flr la laine, qui suppose la récolte successive de plusieurs toisons,
i la précocité pour la boucherie, qui est le caractère principal des
idileys; c'est utie question que l'expérience ne peut manquer de ré-
iftdre, car l'ambition d'unir la viande et la laine se présente si na-
iieUement qu'elle a tenté bon nombre d'éleveurs. A leur tète est
l Pluchet de Trappes ( Seine-et-Oise ) , dont le troupeau sans pareil
dotait à bon droit l'admiration. Il y avait aussi des dishley-nor-
imds, des dishley -flamands, des south-down-berrichons, etc. :
kilam-es à mon sens plus rationnelles, quoiqu'elles aient un succès
irins éclatant; mais ce qui me parait l'emporter sur tous les essais
Kn en France jusqu'ici, c'est la sous-race de la Charmoise (Loir-et-
flfcr), due au regrettable M. Malingié et entretenue avec un soin
^ê^eai par ses fils. Voilà une véritable création, tout à fait sur le
Mâe des races anglaises; je ne sais si elle aura beaucoup de durée,
Qrce qoi est abandonné en France à l'initiative individuelle, quel-
^léaolue qu'elle puisse être, a bien des chances contre soi, mais
tbiièrile de douer et de prospérer, comme le plus grand exemple
2êè àfet^ Ml MUx IfdNDBS.
de l'esprit d'entreprise qui ait été donné encore parmi nous. G0II
sous-race a remporté à plusieurs reprises le premier prix des mai
tons gras au concours de Poissy, pour des animaux arrivés à tm
leur développement avant l'âge de quatoiee mois; elle commence!
se répandre dans le centre, qui est son domaine naturel, car elle ei
sortie de bil3bis berrichonnes avec des béliers anglais.
Les porcs étaient peu nombreux, relativement aux autres espëeÉl
On en comptait environ 60 en tout, dont douEe appartenant à dM
races nationales, le reste en races anglaises. En France comme il
Angleterre^ le porc n'est absolument élevé que pour sa viande; ni 11
travail, ni le lait, ni la laine, ne viennetit compliquer la questiUi
animal propter convivia natnm. Les différences de climat et de fefH»
lité ont elles-mêmes peu d'importance, car le porc vit peu au graâl
air, il doit être surtout nourri à l'étable; rien ne s'oppose dohcilD
rieusement à l'adoption pure et simple des races anglaises par Ml
plus petits cultivateurs. Leur supériorité est plus manifeste enoWl
que pour les autres espèces animales; tout s'y trouve^ la qualM
comme la quantité, et quand oïl a vu une fois un essex, un new-lli-
cester, un coleshill, un hampshire, il n'est plus permis d'hésltWi
Autant il me paraît prudent de bien étudier avant d'entreprendre ttt
croisement quelconque pour les bœufs et les moutons, autant l'avi»*
tage me paraît immédiat et évident pour les porcs, tant nos rûM
sont encore défectueuses pour la plupart.
Ceci commence à être compris, car les prix, même pour des aw*
maux de race anglaise^ ont été généralement obtenus par des Friii-
çais, bien que des éleveurs anglais eussent aussi concouru. Je ne coB*
nais pas les porcheries de la plupart de nos éleveurs priitiés, mais j'ii
vu celle récemment construite par l'un d'eux, M. Allier, directetttdl
Petit-Bourg, et je puis affirmer qu'il n'y a rien de mieux en Angleterre^
11 est bien à désirer que cet exemple se propage, car de toutes M
spéculations agricoles il n'en est pas de plus simple, de plus sûre^
de plus facile; la viande de porc entre déjà pour un tiers dans nott
alimentation nationale.
Quelques boucs et chèvres appartenant aux races d'Angora et dd
Cachemire figuraient à côté des moutons. C'est sans doute une louiî-
ble entreprise que d'essayer de naturaliser ces élégantes espècoi
mais nous avons déjà chez nous un type précieux dont on ne parte
pas assez; c'est tout bonnement la chèvre laitière, l'ancienne Amat
thée, qui peut bien nourrir aujourd'hui les hommes, puisqu'dlë
nourrissait autrefois les dieux. Ce n'est pas sans raison que lèl
anciens avaient fait d'une corne de chèvre la corne d'abondance; de
tous les animaux domestiques, celui-là est peut-être le plus produc^
tif. Outre qu'il fournit la matière première d'une de nos industries
de lutè, Isk ganterie, il produit éd abondance des fromages reebe^-^
LES ÀIltâÎAUX ItÉPBÔDUGTEltRS. 2Ô7
chés. J'aurais voulu voir à l'exposition des chèvreâ du Mont-d*Or,
près Lyon, dont oU estime le produit brut annuel à l25 francs par
tête. L'objection ordinaire cont^e la chèvrfe, c'est qu'elle détruit tout,
maison n'est nullement obligé à la lalssét paître eh liberté; celles
du Mont-d'Or ne soHent jamais et elles ne s'en portent pas plus mal.
Ces chèvres, bien nourries, donnent jlisqu à 600 litres de lait par an;
la plupart de nos vaches h'en donnent pas autant et elles consom-
ment beaucoup plus.
Aprte les chèvres venaient les lapins. Tout le tnondé connaît le
traité célèbre sur l'art de se faire avec les lapins 3,000 francs dé
menu; il faut croire que cette promesse n'est pas tout à fait illu-
soire, car il y avait à l'exposition trente familles de làpiiis dont trois
ont été priuiées. On a raison de ne rien néglige!-, quand il s'agit de
ce qui se mange. Je lisais, il y â quelque temps^ dans un journal an-
glais, que l'élève des lapins était devenu, dans les environs d'Os-
tettde, une industrie très lucrative, et que des milliers de ces ani-
maux étaient embarqués régulièretnêiit pour l'Angleterre. Je n'ai
pas vérifié le fait. Ce qui est certain , C'est que dans tous les temps
on a eu des garennes et des clapiers. Le vieil Olivier de Serrés les
recommandait vivement il y a deux siècles et demi. Je suis porté
à croire qu'on pourrait les mtdtiplier àveô avantage. La grande
objection est la mortalité, mais m peut y échapper en leur donnant
pl^ d'air et d'espace qu'on tie le fait communément.
Une exposition d'oiseaux de basse-cour fermait la marche; poules,
canards, oies, dindons, faisans, pigeons et pintades de toute espèce
remplissaient etïviron cent cinquante cages. C'était encore une inno-
vation, car dans les premiers concours on n'avait pas admis ces
produits, qui, pour être modestes en apparence, n'en deviennent
pas moins par leur nombre d'énormes richesses. J'estime à 200 mil-
lions par an le produit des œufs et des volailles en France, et je ne
cfois pas avoir exagéré. Ici seulement je regarde comme bien inu-
tile l'importation de types étrangers. Rien dans le monde ne vaut
nos volailles. Depuis quelques années, une variété nouvelle de pôiiles
dite cochinchinoise a fait assez de bruit, soit eh France, soit en
Angleterre, à cause de sa taille gigantesque; mais peu à peu Teri-
gouement diminue, et on revient aux anciennes races. La poule co-
chinchinoise peut avoir quelque mérité comme couveuse, elle peut
servir à augmenter par des croisemeiis la taille des nôtres, mais elle
est mal faîte, et sa ctiâir est inférieure. On parle aussi avec éloges de
la poule anglaise dite de Dorkings, dû nom d'un district du comté
de Surrev, dont elle est origitiaire. Cette variété obtient maintenant
tons les prix en Angleterre, le prince Albert en avait envoyé lih très
bel échantillon : je ne la crois pourtant iii supérieure ni même égale
i notre poule de Créveckfeùr, pas plus (Ju^â notre ^àriêlè bresëâîihé, à
208 REVUE DES DEUX MONDES.
celle du Mans, à celle de Barbezieux, etc. Nous avons fait depuis loog^
temps pour nos volailles ce que les Anglais font maintenant pour kl
bœul's, les moutons et les porcs : nous les avons développées dans 11
sens de Tengraissement précoce et du rendement supérieur; nous j
avons ajouté la fmesse, la blancheur, la saveur exquise, car en bi|
de goût nous sommes plus délicats, le succès universel de nos cw
siniers en est la preuve. Ce que les Anglais ont de mieux à faira^
au lieu d'aller chercher des espèces extraordinaires sur les bords d|
Gange, en Chine ou en Maîaisie, c'est d'importer nos propres espëeoi
et nos procédés d'engraissement. Quant à nous, nous n'avons qii^l
persévérer. Une seule cause contrariait chez nous le progrès decMJ
industrie rurale, le bas prix des produits; elle n'existe plus.
Telle a été dans son ensemble cette belle exposition. On nous €i
promet de pareilles pour 1856 et 1857. C'est peut-être bien prèi;
il est difficile que d'ici à un an on ait à constater quelque résultan
sensible. On dit que de nouveaux perfectionnemens seront introdnili
dans le programme. Un des plus importans consisterait à obtenir dei
administrations de chemins de fer le transport gratuit des animaux,
comme en Angleterre. Il paraît qu'on persiste à exclure du conconn
les chevaux , comme soulevant des passions et des querelles étran-
gères à la question agricole. Cette décision est regrettable; une ex-
position d'étalons et de jumens compléterait la série des animaux
reproducteurs, et ajouterait à l'intérêt du concours. On a remarqiift
avec raison qu'il y avait des espèces de chevaux de trait et de tra^'
qui tiennent de près à l'agriculture, et qui ne donnent pas lieu ani^
mêmes contestations que les chevaux de selle et de course. La Sor^
ciété royale d'agriculture d'Angleterre, qui exclut les chevaux dij
course, admet les chevaux de trait.
La proclamation des prix a eu lieu devant un nombreux concoui^
d'éleveurs français et étrangers. Le héros de la journée a été ua
Anglais, M. Jonas Webb, dont les moutons south-down avaient, au
yeux des connaisseurs, la palme du concours; il a été couvert d'apr
plaudissemens unanimes. Le lendemain, on a procédé, aux tenmei
du programme, à la vente des animaux. La plupart ayant été cé-
dés à l'amiable, les prix ne sont pas généralement connus; ou dil
qu'ils ont été modérés. Nos éleveurs ont pu se procurer, sans de tro|
grands sacrifices, des types supérieurs. Malheureusement l'état d'eit
graissement excessif de la plupart des animaux, surtout des Anglais,
ne permet pas d'en attendre de grands services pour la reproductioa
Maintenant gardons-nous de nous exagérer les effets de ces con-
cours : ils sont utiles sans doute; mais, comme toute chose au monde
cette utihté a des bornes. Pouvons-nous, par exemple, en attendri
à bref délai une baisse sensible dans le prix de la viande? Je ne h
crois pas« Les causes de la cherté sont trop profondes pour céder à
I.^S ANIlfAUX BEPBODUCTEURS. 209
îite; elles sont, comme toujours, de deux sortes : Tune physique,
l'autre économique.
1^ causes physiques sont la maladie des pommes de terre et les
bteinpéries exceptionnelles de ces trois dernières années. On ne se
rend pas compte suffisamment de la portée du fléau qui a frappé les
pommes de terre; on voit cependant qu'en Irlande il en est résulté
la mort d'un million d'hommes et l'expatriation de deux autres mil-
lions. En France, le mal, pour être beaucoup moins grave, n'en est
pas moins réel. La production annuelle des pommes de terre était
évaluée à 100 millions d'hectolitres, et s'élevait probablement plus
haut; une moitié environ servait directement à la nourriture des
bommas, l'autre moitié à celle des animaux. Cette ressource manque
plus ou moins depuis bientôt dix ans, et n'a pas encore été rempla-
cée. La pomme de terre entrait, soit par elle-même, soit par sa trans-
formation en viande, pour un dixième environ dans l'alimentation
nationale; en supposant que la perte soit seulement de moitié, c'est
Qo FÎngtième qui fait défaut régulièrement, et dans un pays comme
le nôtre, qui produisait tout juste ce qui lui était nécessaiie, un dé-
ficit d'un vingtième n'est pas à dédaigner; c'est la nourriture de près
de deux millions d'hommes.
De plus, je n'apprendrai rien à personne en disant qu'à deux re-
prises différentes, en 18A6 et 18A7 d'abord, en 1863 et 185A en-
suite, nous avons eu une température anormale et très peu favorable
à la production. Deux fois en huit ans, nous avons vu une véritable
disette. Comment s'étonner alors que les prix se soutiennent? Tout
le monde reconnaît qu'il y a en un déficit sensible dans la produc-
tioQ des céréales; celle de la viande a diminué par la même cause.
Quand les céréales manquent pour la nourriture des hommes, la
portion qui sert d'ordinaire à l'engraissement des animaux est plus
ou moins détournée pour parer à des besoins plus pressans. Le
temps n'a pas été beaucoup plus favorable aux herbages qu'aux cé-
réales; l'extrême humidité du printemps de 1853 a provoqué de nom-
hreuses épizooties, surtout parmi les moutons. Ce que nous avons
perdu en moutons par la cachexie aqueuse est incalculable; des con-
trées entières ont vu disparaître presque tous leurs troupeaux. On
peut oublier de pareilles crises, mais leurs traces restent profondé-
ment marquées dans les faits, et il faut plusieurs années pour répa-
rer le mal produit par une seule.
Quant aux causes économiques, elles ne sont pas moins appa-
rentes. La première est la révolution de 1848 et la période de dé-
couragement qui Ta suivie. Ces tristes temps sont encore si près de
■008, qu'il devrait être inutile de les rappeler. Au moment où la
prodoctioo avait à faire de grands efforts pour réparer les mauvaiaesr
«nu. 14
2iO jUB^ruB D£3 i>£nx mowihes.
années de 18A6 et 1847, l'impôt extraordinaire d£s A6 centimes, et
plus encore la baisse subite de toutes les denrées, an^enée par une
diminution spontanée de confiance et de consonunation, ont porté
dans la culture une perturbation profonde. On a vu, sur beaucoup
de points, les fermiers abandonner leurs fermes; la plupart des pro*
priétaires endettés ont été ruinés du coup, et la valeur des proprié-
tés rurales a baissé de 50 pour 100. En présence de pareils faita,
le mouvement naturel d'une société en progrès s'est arrêté. On a
cessé presque partout de faire des avances à la culture; on a moins
bâti, moins semé, moins acheté d'engrais, moins renouvelé son mo-
bilier aratoire et son cheptel. La plupart des bestiaux que noua
mangeons aujourd'hui ont dû naître vers cette époque, où l'agricul-
ture vivait sur son capital, et ne songeait à l'avenir que pour s'en
épouvanter. Il ne faudrait pas beaucoup d'années conune celles-là
pour ruiner un pays aussi riche que le nôtre.
Au momemt où nous commeivcions à nous remettre de ces ae-
cousses, la guerre est venue, guerre légitime et héroïque sans doute,^
mais qui enlève beaucoup de bras à la culture et qui consomme une
grande partie du capital national. Avec la meilleure volonté du
monde, on ne peut pas tout faire à la fois: quand le dixième de la
population virile est sous les armes, il est impossible que son ab-
sence ne se fasse pas sentir dans les travaux productifs; quand tas
épargnes du pays servent à faire des canons et des boulets, à trana^
porter des masses d'hommes et de munitions à huit cents lieues de
nos frontières, elles ne peuvent être utilement employées ailleurs.
Rien ne peut se faire en agriculture sans capitaux, et les capitaui.
s'éloignent aujourd'hui de la terre plus qu'ils ne s'en rapprocfaentt
absorbés qu'ils sont par les emprunts publics que la guerre néces-
site, et qui offrent un placement plus commode, en même temps
qu'ils satisfont un autre intérêt national.
Il y a donc eu diminution dans la production, je n'en doute pas»
Je voudrais croire qu'il y a eu plutôt, comme quelques personnes
l'aflirment, augmentation dans la demande; malheuieusement je œ
le puis. La consonunation a sensiblement augmenté à Paris et sur les
autres points où se font de grands travaux publics extraordinaires;
dans l'ensemble, elle ne s'est pas accrue. Un fait incontestable le dô^
montre : le progrès de la popidation s'est à peu près arrêté. De 18ii
à 1845, la population avait monté en cinq ans de 1,170,000 âmes
ou 234,000 par an; de 1847 à 1851, elle n'a monté que de 416,000
ou 63,000 par an; nous ne saurons que l'année prochaine quel aura
été le progrès de 1851 à 1856, mais les résultats connus par la com-
paraison des naissances et des décès permettent d'afiinner qu'il ne
aéra pas beaucoup {dus sensible^
USB AiraiÂlTX ItE^KODtJCitEÏÏRS. 211
Qoelles que soient les causes, comment remédier à la cherté? Le
gouverneroeDt a supprimé, comme on fait toujours en pareil cas,
tous les droits perçus à l'entrée des denrées alimentaires. Cette me-
sore est excellente en soi, et il est bien à désirer qu'elle soit main-
tenue à tout jamais, car elle fait disparaître une illusion qui trom-
pwt Tagriculture française sur ses véritables intérêts; mais elle n'a
eu et ne pouvait avoir aucun effet sur le prix de la viande et du
pain. L'approvisionnement d'une nation comme la nôtre ne peut lui
venir que d'elle-même; c'est ce qui est démontré aujourd'hui par les
faits. On me permettra de rappeler que je Tavais annoncé d'avance,
en 1860, en rendant compte dans cette Revue de la session du con-
seil général de l'agriculture et du commerce, dont j'avais eu Thon-
Beur de faire partie. « Il est surabondamment démontré pour nous,
d&sais-je alors, contrairement à toutes les opinions en vogue parmi
tes agriculteurs, qu'il n'est au pouvoir d'aucun pays étranger d'exer-
cer sur nos marchés une influence appréciable sur le prix de la
viande. L*importation pourra satisfaire quelques besoins locaux ex-
trêmement restreints, mais au-delà de la zone frontière, l'effet en
sera complètement insensible sur l'immensité du marché national. »
Ce que je disais alors, je le répète aujourd'hui, avec l'autorité d'une
expérience faite dans les conditions les plus décisives, car s'il y a
jamais eu avantage à introduire du bétail étranger en France, c'est
aujourd'hui, à cause de la cherté.
On remède plus efficace, le seul qui le soit véritablemcfnt, c'est
te perfectionnement des communications, qui porte la demande des
denrées alimentaires stnr tous les points du pays et facilite partout
à l'offre des moyens de se produire. Ce perfectionnement continu
nous a sauvés depuis dix ans; sans le progrès des chemins de fer
et des chemins vicinaux, les crises que nous avons traversées au-
raient été infiniment plus graves. L'ouverture d'une nouvelle com-
munication, même d'un simple chemin vicinal, et à plus forte rai-
Mi d'une voie de fer, répare bien des maux. Ce n'est pas un des
iMMDdres fléaux de la révolution de 18A8 que d'avoir paru com-
promettre un moment l'exécution des chemins de fer. Les princi-
pks coDcesrions qui ont eu lieu depuis quelques années, la ligne
de Lyon à Avignon, celle de Bordeaux à Cette, celle du Grand-Central
•lecses embrancbemens, auront des conséquences inestimables potnr
Figriculture, comme pour le commerce et l'industrie des contrées
ttirersées. Quant aux chemins vicinaux, la loi de 1831 poursuit
sans relâche et sans bruit son œuvre bienfaisante; cette loi est sans
comparaison ce qui a été fadt de plus utile depuis un demi-siècle poxu*
la prospérité nationale; elle a fait dépenser un milliard en vingt-
qoatre ans, et il n'y en a pas eu de mieux placé.
212 BETUE DES DEUX MONDES.
Est-ce assez? Oui, sans doute, si l'on ne peut pas faire davantage
mais il serait bien à désirer qu'on pût doubler, tripler même a
dépenses fécondes. Tout un ordre de voies nouvelles, les cbeinii
ruraux, réclament impérieusement des allocations; 10,000 kilomi
très de chemins de fer sont concédés, mais 6,000 à peine sont oa
verts, et ce n'est pas 10,000 kilomètres qu'il faut à la France, mai
40,000 pour être seulement arrivée au point où en est aujourd'hi
l'Angleterre. Si Ton ne va pas plus vite, il ne faudra pas moins d
cinquante ans pour les faire; on parle beaucoup des chemins de fei
on ne travaille pas en proportion; on n'a ouvert que 600 kilomètre
nouveaux en 1854, et on n'en ouvrira probablement pas beaucou
plus en 1855. Nous sommes encore bien en arrière de l'Allemagn
elle-même. Espérons que, quand il aura été possible de faire la paij
tous ces travaux seront poussés avec plus d'énergie. Espérons ausi
que notre pays ne se passera plus la fantaisie de révolutions radi
cales. L'agriculture ne peut fleurir qu'à ces conditions. Les capitau
ne sont pas instinctivement attirés vers elle; il suffit du moindn
courant pour les détourner. Sa réputation n'est pas bonne sous oc
rapport; elle passe pour un gouffre qui absorbe et ne rend rieo. ht
public français ne sait pas bien faire la distinction entre l'argeol
placé en terre, qui ne rapporte en effet que 2 à 3 pour 100, et l'ar-
gent placé dans la culture, qui doit rapporter 8 ou 10. Tout a coi»
tribué à implanter sur les deux tiers de notre sol une ignorance etiqp
pauvreté tenaces, qui résistent encore à toute amélioration, m6m
quand les causes s'atténuent ou disparaissent. Quand on songpjk
ce qu'il faut de capitaux pour le moindre progrès agricole et à tofp
les obstacles qu'ils rencontrent, on ne s'étonne pas de la lenteur d|
notre marche. Même en supposant un placement à 10 pour lOOiV
qui est beaucoup pour une moyenne, il ne faut pas moins de 10 nsk
liards pour augmenter nos produits agricoles d*un cinquième, il H
faut 50 pour les doubler comme en Angleterre.
On voit qu'une nation ne peut pas se proposer une œuvre jfigt
gigantesque; il n'en est pas non plus de plus utile. Avec le propll
agricole, tout grandit : le commerce, l'industrie, la populatioii»J^
puissance; sans lui, tout est arrêté. Le système des expositions pof
contribuer à accélérer le mouvement, mais il ne peut pas le pfAr
duire à lui seul. Le concours de cette année prouve du moins qi#
l'agriculture française fait à peu près tout ce qu'elle peut danslao#
dition où elle se trouve, et qu'elle est prête à de nouveaux effoi||k
pour peu que les circonstances générales lui soient propices.
Lêouce DE Latergios.
REVUE MUSICALE
UêWÂMiTJÊm — SmmmY MBLL. - LB9 WBPWLES SlCthlEtlBEa,
L'ezposiGoQ universelle est définitivement ouverte, car la musique vient
i k compléter en faisant aussi son apparition à ce grand bazar des pro i
te de l'esprit humain. Trois opéras nouveaux ont été représentés aux trois
iih théâtres lyriques que possède Paris, ce qui donne la mesure du rang
in modeste qu'occupe l'art musical dans les goûts de la France. Au mi-
!■ de vingt spectacles de tout genre qui s'adressent à toutes les classes de
àsKiété, eu face d'une galerie improvisée des beaux-arts qui renferme plus
4i trois mille ouvrages venant de tous les coins du monde, la musique ne
fmàà^ eu France que trois théâtres où l'on ne représente pas dix opéras
imvMuix par an. Encore n*est-ce que la musique dramatique qui est admise
àee concours des œuvres du génie, car la symphonie et les autres formes de
k musqué instrumentale y brillent par leur absence. 11 faut convenir que
Mrart musical n'avait â présenter à ce congrès de la civilisation du monde
fto les trois ouvrages dont nous avons à parler aujourd'hui, il n'y aurait
fm fieo de réclamer pour lui une plus large part dans l'estime des hommes,
te fadériorilé serait évidente vis-à-vis de ce nombre considérable de ta-
Mhbi, de statues et d'objets d'art de toute nature; mais il est juste de re-
BÊtqmt que la galerie de l'avenue Montaigne ne renferme pas seulement
lnsBvrages récens, fruits de quelques années de travail : chaque artiste a
^ib grouper autour de son nom tous les titres qui peuvent le recommander
â 11 postérité. Or, si l'on prend pour exemple l'exposition de MM. Ingres et
liSèDe Delacroix, l'observateur a devant lui une perspective de cinquante
^ car plusieurs tableaux de M. Ingres remontent Jusqu'à l'année 1801.
C«t donc le résultat d'un demi-siècle d'activité et de labeur que nous avons
21A REVUE DES DEUX MONDES-
SOUS les yeux, et en accordant à la musique les mômes avantages, nous n'au»
rions plus à rougir pour Tart admirable qui est l'objet de nos plus chènt
affections.
Si nous avions mission de produire à l'exposition universelle les noms et
les œuvres qui ont illustré Tart musical depuis le commencement du sièdc^
nous aurions à tracer le tableau d'une époque aussi grandiose que féconds, j
L'Italie se présenterait avec Cherubini, Spontini, Paer, Rossini, DonizeM, ,
Bellini, Mercadante et M. Verdi, l'Allemagne avec Beethoven, Weber, Spûbr^ j
Mendelssohn, Schubert et M. Meyert)eer; la France serait entourée de Mé- ^
hul, Boïeldieu, Nicolo, Hérold, MM. Auber, Adam et Halévy, En rapprochsnt g
les noms de ces compositeurs plus ou moins célèbres des peintres et sculp* .^^
teurs dont la France admire le talent, il y aurait d'assez curieuses remsr- ^
ques à faire. Par exemple, si on nous offrait M. Ingres en échange de la .,
gloire de Rossini, aurions-nous beaucoup à nous louer du marché? On ns ^
trouve, à notre avis, dans l'œuvre de l'auteur de V,4poihcose d'Homère rien ^
qui égale le ûnale de Semiramide ou celui du troisième acte de Mélu, Nooi '',^
aimerions mieux donner pour M. Ingres Cherubini, dont le peintre d'Homên
a fait un si beau portrait. Ces deux grands artistes se ressemblent par l'éMi*
vation et la sévérité du style, par la netteté du plan où se renferme leur ^
pensée, et aussi par l'absence de cette étincelle créatrice qui appartient aa ^'
génie. Tous deux sont des représentans de la tradition et des principes étcr* ^
nels de l'art. M. Auber et M. Horace Vemet pourraient s'échanger sans trop '
grande difficulté, avec cette restriction en notre faveur, qu'il y a dans l'an- •
teur de la Muette et du Domino noir une élégance de style qui ne ae ttoava "
pas dans le procédé de l'autre, ce nous semble; mais tous deux sont des^f^ '
tistes plus aimables que forts, j^us légers que profonds, plus s^ûrituelB Mgm '
passionnés, qui ne peignent guère que la surface de la vie et des sentirnsM. '
M. Halévy ne serait-il pas une compensation suffisante pour M. Lebmast ^
Enfin, pour en venir à M. Adam, nous consentirions à réchanger œoÊté ^^
M. Meissonnier; mais il est probable qu'on exigerait de nous un appoint^ tff '
si le peintre comme le musicien se plaisent à traiter des sujets populatai^' ^
l'un ennobUt tout ce qu'il touche de son savant pinceau, tandis que l'aolNl ^
s'abandonne sans contrainte à son instinct d'enfant de Paris. Mais quai Ât ^
le peintre et le sculpteur modernes qui pourraient égaler la puissance da mh ^
loris, le relief et la profondeur de conception qu'on admire dam Aoèertla/'
Diable, dans les Htig.uenots et le finale du quatrième acte du Prophète f Qoaarit *
au génie de Beethoven, c'est au musée du Louvre qu'il faut aller poitr Éroir t
ver son pareil, dans Michel-Ange, dans Rubens et le Coroége. ^
Le Théâtre-Lyrique a donné, il y a quelques semaines, un nouvel apfea -
en trois actes de M. Halévy, Jagvarita l'Indienne. Le sujet, tiré de je ne aab }
plus quel roman obscur, a été poétisé par MM. SaintrGeorge et de Lenm ^
pour le compte de l'auteur de la Juivey qui semble décidément voué aax
fables absurdes, dont on ne comprend pas qu'il accepte la solidarité. Dta
nous garde de commettre la même faute en analysant un libretto où la v#-
garité des situations et des caractères n'est certes pas relevée par riutérfttèt
les finesses du style! Jaguarita est une reine sauvage du genre des hérélaBi
bibliques de M. Chopin. Son coeur de tigresse s*adouctt et s'humaniae àJa
mCVUE VUSIGÂLE. 215
ivlim bel ofllder hoRandais, qu elle unit par élever jusqu*aa ran^ su-
. Le bon public des boulevards trouve cette sauvagerie à Testompe par-
l de son goût, et U applaudit comme un bienheureux les lazzis infi-
l trop prolongés d'un certain major imiwssible, dont tout le monde
ittmde transformer la poltronnerie notoire en actes d'héroïsme. Sur cette
MooDene, M. Haléry a composé une partition qui n'est certes pas un chef-
twtntj mais qui renferme des détails ingénieux et quelques morceaux qui
■Jteot d'être signalés : au premier acte, par exemple, la stretta syllabique
^■Irio entre laguarita, l'officier Maurice et Petermann,— et le chœur final :
OwÊitîMiélaire, dont la phrase est d'un beau caractère et bien rhythmée.
loCfldieux que ce chœur ne termine pas le premier acte, et que M. Halévy
fut ajouté un complément qui en alTaiblit reflet. Au second acte, on re-
Mmfpt un très joli chœur pour voix de femmes et quelques vocalises de Ja-
^■rita, une romance pour voix de ténor d'une mélodie un peu vague, et le
te entre iaguarita et l'officier hollandais, morceau qui pourrait être plus
sAmt, mais qui renferme de bonnes parties. Les couplets très élégans de
Xaiôe : Je te fais roi, — un chœur de voix d'hommes très énergique et la
eftoiM de mort do sauvage Jambo remplissent à peu près le troisième acte.
Utrré les morceaux que nous venons d'énumérer et d'autres parties ac-
coniies sur lesquelles il est inutile d'insister, la Iaguarita de M. Halévy ne
livra pas plus que la Cour de Céliméne de M. Ambroise Thomas. Ces deux
ampositeurs, qui ont beaucoup de ressemblances au milieu de contrastes
que tout le monde peut saisir, tombent souvent dans l'afféterie par la crainte
fiills ont du commun et du populaire. M. Halévy surtout s'ingciiie à dé-
pouiller sa phrase mélodique des notes accentuées, il se complaît à la renfer-
Bff dans un réseau d'accords qui excitent plutôt la curiosité du connais-
w que les sympathies du public. De crainte de s'éclabousser et de salir ^a
Ifligve robe de docteur, M. Halévy, qui a de la distinction dans l'esprit et
tes le cœur, mardie avec précaution et un peu péniblement, tandis que
1. idolphe Adam se moque du qu'en dira-t-on et s'enfonce hardiment dans
te nisseau jusqu'au jarret. 11 faut toujours revenir à ce lieu commun, que
WÊÊ idées fl n'y a pas d'accessoires, si artistement tissus qu'ils soient, qui
pÊÊÊOi faire vivre un ouvrage après la saison qui Ta vu éclore. Jagunritn
iÉini donc le sort commun, et ce ne sont pas les points d'orgue audacieux
fc Ih» Cabd qui empêcheront le cours de la justice. La justice, hélas ! elle
rt* déjà accomplie pour cette charmante cantatrice, qui méritait peut-être
• VKinear destin. Nous le lui avions bien prédit, la voilà condamnée à
nrier comme Sisyphe d^ monceaux de croches et de doubles croches, sans
fWOir jamais chanter ime bonne phrase de musique qui faurait consolée
fcmtriste esclavage!
SI vous voulez que j'aime encore,
Aendes-moi Tàge des amours;
An crépuscule de mes jours
Bfjoignex s'il se peut l'aurore^
• At Voltaire dans un âge fort avancé. M. Auber, qui est un peu de sa
Cuaille, ne pense pas de même, et, bien qull n^t pas encore accumulé sur
210 REVUE DES DEUX MONDES.
sa télé fine et spirituelle un aussi grand nombre d'années légères, il chanter
toujours plus dispos que jamais et ne s*imposera silence, assure-t-on, qoB
lorsqu'on ne voudra plus l'écouter. Nous aimons à croire que cette déooiK
venue n'arrivera jamais; mais pourquoi s'y exposer? Que mauque-t-il donc
à M. Auber pour unir paisiblement une carrière déjà longue et illustrée par
tant de charmans chefs-d'œuvre? H a tout ce qu on peut demander à la fc»-
tune^ une place éminente à la tête de l'école française, une gloire incontestés
et le respect de tous. J'entends bien la réponse que pourrait nous adresser
l'auteur de la Muette et du Domino noir : — j 'ai assez longtemps fait de la mv»
sique pour amuser les autres, il doit m'étre permis d'en faire maintenani
un peu pour mon plaisir. A Dieu ne plaise que nous contestions à M. Auber
un droit si légitimement acquis! Nous persistons à croire cependant qu'il
y a plus de force et de couraj:e à s'arrêter à temps qu'à prolonger un bean
discours suffisamment entendu. En déposant la plume après avoir écrit Guih
iaume Tetl^ Rossini a prouvé qu'il n'avait pas moins d'esprit que de génie.
C'est un cheval fougueux qui s'arrête court au milieu de la carrière, en dé*
daignant les excitations de la foule ébahie. A moins d'avoir une vieilleaee
forte et passionnée comme celle de Gluck, qui à 1 âge de soixante-cinq ans
doana son plus beau chef-d'œuvre, Iphigéuie en Tauride (i), nous pensons
qu'il faut laisser un Intervalle entre la dernière chanson et l'heure suprém^
et ne pas oublier ces jolis vers de Voltaire :
Un oisean peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours;
Hais sa voix n'a plus rien de tendre,
11 ne chante plus ses amours.
Quoi qu'il en soit de nos craintes respectueuses, voici un nouvel opérar
eomique en trois actes, dû à la collaboration antique et spirituelle de
MM. Scribe et Auber. Qu'est-ce que Jenny Bfllf Tout ce que vous voudres, la
Sirène, VAtiibassndrice, le Concert a la Cour, enfin un sujet que M. Scribe a,
tourné et retourné cent fois. Jenny Bell est donc une cantatrice, anglaisa
cette fois, qui au milieu du xvui* siècle faisait les délices de Londres. Pauvre
orpheline, elle fut recueillie par un inconnu et p acée dans une pension ob
elle a reçu la meilleure éducation. Au comble de la célébrité et de la fortune
adulée, adorée et respectée de tous, elle retrouve son bienfaiteur dans lar
personne du duc de Greenwich, devenu amiral et ministre. Par un stratar-
gème qui est aussi connu que le théâtre de M. Scribe, il arrive que Jenny
Bell se sent le cœur touché par un jeune compositeur obscur, qui vient im*
plorer sa protection. Il se trouve encore que ce jeune compositeur n'est autre*
que Mortimer, le fils unique et l'héritier du duc de Greenwich. On entrevoil,
le combat de générosité qui s'établit entre la cantatrice vertueuse et le grani
seigneur, combat qui se termine par un bon mariage de Jenny Bell av«e
Mortimer. Sur cette donnée assez vulgaire, M. Scribe a brodé une suite di
scènes qu'on voit défiler sans trop d'ennui, grâce à la musette de M. Aidier.
L'ouverture est un de ces petits morceaux de symphonie que M. Auber com*
(1) Représenté à l'Académie royale de Musique le IS mai 1779.
BEYOE MUSICALE. 217
IMehabifneDeinent avec un ou deux motifs empruntas à la partition même
tffQf oese font pas autrement remarquer. Au premier acte, on peut signaler
biédt que Ikit Jenny Bell de son enfance délaissée : HnbUans de la ymnie
tÊf, dont le caract^re légendaire ne manque pas d'une certaine élévation
èstjie; les couplets de l'orfèvre Dodson, qui se terminent en un duo pour
nùdliommes très élégamment accompagné; certaines parties du duo entre
kdocdeGreenwich et Jenny Bell; un trio plein dentrain et de flraicheur
|iBr soprano, baryton et ténor, et le finale, qui n'est pas autre chose qu'une
iKdiie pour deux voix de femmes avec accompagnement du chœur. Au
moud acte se trouvent les jolis couplets de la rose, adressés à Jenny Bell
prim admirateur désintéressé, George Leslie, que M. Couderc représente
tPK une désinvolture aisée; un duo pour soprano et ténor entre Jenny Bell
il Hortîmer, lorsque celui-ci s'introduit chez la prima donna sous le nom
d'an comxK)6iteur obscur. Cette sc^ne, qui est fort heureusement
a été également très bien saisie par M. Auber, qui en a tiré un duo
TCODirqaaUe x>ar des éclats de sentiment qu on rencontre rarement dans son
oone. Le trio qui vient après entre George Leslie, Mortimer et la soubrette
tA aussi très piquant, particulièrement la rentrée de George Leslie : — Je lui
farte de loi. — Malgré le succès qu'obtient au troisième acte l'air de baryton,
que M. Faure, dans le personnage du duc de Greenwlch^ chante avec goût :
Le bmit est pour le fat, la plainte est pour le sot,
nous préférons à cette morale de père noble la romance de ténor que dit
Sortimer avec le chœur qui l'accompagne sur le thème national : Cod save
iàe king.
Certes il y a plus d'élégance, de grâce et de véritable jeunesse dans la
noareUe partition de M. Auber que dans la plupart des opérettes que nous
doonent les compositeurs récemment éclos de l'institut. M"* Duprez prête
aa personnage de Jenny Bell la distinction de sa personne et le style con-
tna et ferme qui caractérise son talent. Que n'a-t-eile aussi suivi nos con-
'vils, en ménageant plus qu'elle n'a fait ce fllet précieux d'une voix fra-
gik? La i^èce, fort bien jouée, obtient un succès légitime, et M. Auber doit
Kr fier et content. C'est une raison de plus pour que nous insistions sur le
teger que peut courir une renommée qui est chère à la France. M. Auber
a en deux grands bonheurs dans sa vie : il a rencontré Rossini assez à temps
pour modifier sa manière et s'allumer aux feux de son génie, et puis il a eu
lidiaoee de voir mourir jeune l'auteur de Mirie, de Zompa et du Pré aux
CÊerts. & Hérold avait vé^u, M. Auber ne serait que le second dans Rome.
QaTd ait donc la prudence d'un chef d'armée^ et qu'il n'expose pas trop
fMâonent dans sa personne le salut de tous.
L'événement important de la saison, c'est un opéra en cinq actes, les yé-
F» tkiiiennes, que M. Verdi a composé expressément pour Paris, et dont
Is panière représentation a eu lieu le 13 juin. Une grande curiosité s'atta-
chût à Fapparition de cet ouvrage, qui pouvait être le signal d'une nouvelle
binsformation de la musique dramatique; aussi la salle de l'Opéra présen-
tsit-elle ce jour-là un spectacle curieux : les partisans du compositeur italien
<*! étaient donné rendez-vous en masse^ et ce n'est point une exagération de
218 REYUB DES AEUX« MONDES.
dire que presque tous les dilettatUi aisés dellilan, de Turin et d'autcefi
de la Lombardie assistaient à cette solennité, qui avait pour eux l'î
tance d'un événemaat politique. En effet, les questions d'art ne sont pa
les Italiens d'aujourd'hui de simples problèmes de goût qui se poseni
débattent dans les régions sereines de l'esprit; les passions et les ii
actuels de la vie s'y trouvent engagés, et dans le succès d'une virtuose
artiste ou d'un ouvrage de n'importe quelle nature, les ttallens voie
succès de nationalité, un titre de plus à l'estime de TEurope civili»
lendemain du début de la troupe des comédiens italiens, je rencontrai i
boulevards un personnage grave et respecté^ un des plus nobles cars
politiques qu'ait produits l'Italie depuis 1848. — Étes-vous allé au Tb
Italien hier soir? me dit-il avec curiosité. — Oui,, certainement, lui i
dis-je. — Et comment ont-ils été accueillis par le public, i nostri coi
dinif— Avec sympathie d'abord, puis aux acclamations de la salle ei
—Et la Ristori, quel effet a-t*e]le produit? — Immense, et, au jugem<
tous les vrais connaisseurs, c'est un des plus grands talens dramatiques
ait vus depuis longtemps. — Ah! ditril en me serrant la main avec efl
que vous me faites plaisir en me disant cela! Cara Jtalia, tu non sei a
moria (chère Italie, tu n'es pas encore morte)! ajouta-t-il en essuyai
larme qui vint mouiller ses paupières. Après m'avoir quitté, revenant
coup sur ses pas, il reprit : — Savez-vous bien que toutes les première
seuses de l'Opéra sont aussi des Italiennes? — Et il s'en alla joyeux c
un enfant
Nous avons rapporté ce fait pour donner la mesure de l'important
les Italiens les plus sérieux attachent aux événemens qui touchent ;
pays, car le noble personnage auquel nous faisons allusion n'entre j
dans un théâtre et supporte dans la solitude les plus grandes doulei
TexiL C'est l'honneur étemeL de l'Jtalie qu'après deux civilisations am
iérentes que celles de la Rome d'Auguste et de Léon I, elle ait pu surv
l'oppression qui s'est appesantie sur. elle depuis le milieu du xvi*
C'est par les arts, les lettres et les sciences que ce beau pays a toujoui
testé contre les misérables gouvememens qui se sont efforcés d'étoui
lui toute vie morale. Aussi, s'explique-t-on l'exaltation des Italiens que
ont à défendre leurs poètes, leurs artistes et leurs savans contre la ex
des étrangers. Les questions de goût sont pour eux des questions de
de mort, et contester la gloire de leurs hommes célèbres, c'est conteste
nationalité. Ceci nous ramène à M. Verdi et à son opéra des Fépre.
liennesy dont il s'agit d'apprécier le mérite.
n faut avouer que MM. Scribe et Duveyrier auraient pu choisir un
plus convenable que celui des Fépres simiennes pour être mis en mi
par un Italien et représenté sur la première scène lyrique de la Frano
a des convenances qu'on fait toujours bien de respecter au théâtre,
champ de L'histoire est assez vaste pour que M. Scribe ne fût pas emba
de trouver un thème quelconque au petit nombre de combinaisons d
tiques qu'il reproduit si volontiers et sans les varier beaucoup. En téie
livret des Fépres sidUennes se trouve une note où il est dit : « A cei
nous-, reprocheront, comme da coutunie, d'ignorer l'histoiie^ nous noi
nwE VDsiciic. 219
pPMBeitinBd'cpfffeiidre «fuele nassacre général connu sons le nom de v^e$
sieUimmet n'a jsmmîs existé. 9 Suit ose petite (tissertation historique où leg
sotenrs se donnent Tagrément de citer *Fazelli, Muratori, Giamione, histo-
riens italiens sur lesquels s'appuie leur érudition de fraîche date. Ils se gar-
dent bien de citer un livre connu et très estimé sur la matière, la Guerra
del yespro siciliano, de M. Michèle Aman, dont la quatrième édition a paru
à Florence en 1851 . Si l'infatigable librettiste prenait le temps de se recueillir
n -çem, îi aurait pu lire dans le cinqaièine chapitre de Texcellent ouvrage de
H. Ainari^ page 14^2, que le 31 mars de Tannée 1282 il 7 eut à Palerme une
lémÀtB •contre la dominatian tyrannique de Charles d'Anjou, révolte qui se
iépaii£t dans toute la Sicile, et dans laquelle furent massacrés, au dire de
VOfami, gmairv mêUe FronpoM. Ce sont des fahles intéressantes plus ou moins
liOQ approfuiées au talent du compositeur qu'on demande à M. Scribe, et
non k savoir d'un bèoédietin. On sait de reste, par r Étoile du Nord et la
Csmrlnej ce qu'il fait de l'histoire, quand il lui arrive de la consulter.
Cny de Montfbrt, lieutenant de Chaiies d'Anjou, est gouverneur de la
Sdlc et siège en souverain dans la ville de Palerme, qu'il opprime de son
àespo^rae. U a enlevé une femme du pays, dont il a eu un fils, et qui s'est
sauvée avec son enfant. Cette femme, qm abhorrait dans son ravisseur le
tyran de la Sicile, hû écrit en mourant :
Toi qui a'iparçoes rien, si la hache sanglante
ilenace Henri Nota> Thonneur de son pays^
Épargne an moins cette tète innocente :
C'est celle de ton llls.
Ûe fih en elBst, qi]d ignore sa naisanoe, entre dans nne conspfaratian contre
le guufsi'nenr de Païenne. H est poussé à ce crime par amour pour son
pays et par affection pour k duchesse BéAène, sœur du jeune Frédéric d*Au-
triêhe, décapité sur Féchafaud avec Conradâi, et qui s'est promis de venger
sa mort : c'est là le nœud de la pièce. La duchesse Hélène, Procida et Henri
Nota, le fils inconnu du gouverneur, forment une conjuration pour déli-
vrer la Sicile de la domination étrangère en assassinant Guy de Montfort.
Lorsque Benri Nota apprend de la bouche même du gouverneur qu'il est
m propre fils, son oBor hésite entre les devoirs que lui impose la nature
et ks liens qui fattadient à. la belle duchesse. 11 se décide cqiendant à
vfctUr mm père du danger qu'il court, et lui apprend que des conjurés se
sont introduits dans son palais sous on déguisement qu'autorise la £ète où ils
sont invités, et qu'Os doivent attentera ses jours. Sur cet avis, Guy de Mont-
tet tkit arrêter les assassûis, qui sont Procida et la duchesse Hélène. Déses*
pM d'avoir tnM le secret d'une consjiiration dont il faisait partie, Henri
I tonteTiafluenoe que lui donne la tendresse de son père pour sauver
t et Procida, qui attendent la mort. Guy de Montfort se rend au vœu de
son fils, à la condttion «pi'll le reconnaîtra publiquement pour son père.
Heori, après de cruelles hésitatâons, as décide, et obtient non-seulement la
grâce de ses anilB,niais aussi la main de la dudiesse Hélène. Ce mariage, qui
lÉllehoiiiieurdes deux fiancés et qni pouirait consolider la domination des
Fiançais sv la Seâe, nTentie pas dans les hilentions de Prockia,^qui con-
220' BEVUE DES DEUX MONDES.
seille à la duchesse de simuler un consentement nécessaire à ses projets.
A un signaal donné pour célébrer le nouvel hymen, comme dit M. Scribe, lei
doches sonnent, les Palermitains se soulèvent et se précipitent sur les Fran-
çais.
Frappez-les tous. Que vous importe?
Françiis ou bien Siciliens,
Frappez toujours! Dieu choisira les siens!
8'écr:e Procida en répétant le mot fameux de saint Dominique contre les A1-*
bigeois. Telle est la fable conçue par MM. Scribe et Duveyrier, dépourvue. Je'
ne dirai pas de vraisemblance, mais d'intérêt. Le caractère de la duchesse-
Hélène est complètement manqué; elle hésite constamment entre le désir de
venger la mémoire de son père et son amour assez tiède pour Henri; celai-d'
n'a aucune physionomie, et Procida n'est qu'un tribun vulgaire; Guy de
Montfort seul laisse échapper quelques accens de tendresse paternelle. Les
principales situations sont empruntées aux Huguenots, à Hobert, à Gustave^
à Dom Sébastien, et sont amenées, bon gré mal gré, pour la grande gloire
du compositeur.
M. Verdi, qui n'a que quarante et un ans, occupe dans l'histoire de la mu-
sique italienne une place toute particulière, qui le distingue de ses préd霻»
seurs : depuis Rossini, c'est le compositeur qui a eu le plus de retentissement
dans son pays, et il doit sa grande renommée moins encore à son talent
incontestable qu'aux circonstances dans lesquelles ce talent s'est produit
Litalie, il faut bien le reconnaître, est dans un tel état d'irritation morale
et d'émotion politique, qu'elle serait incapable de prêter son attention à toute
manifestation de l'art qui n'aurait pas les qualités et les défauts dont elle est
pénétrée. Beyle faisait déjà cette remarque en 1834 : « L'Italie, écrivait-il de •
Civita-Vecchia, n'est plus comme je l'ai adorée en 1815; elle est amoureuse
d'une chose qu'elle n'a pas. Les beaux-arts, pour lesquels seuls elle est faite,
ne sont plus qu'un pis-aller; elle est profondément humiliée, dans son amoui^'
propre excessif, de ne pas avoir une robe lilas comme ses sœurs aînées le
France, l'Espagne, le Portugal; mais, si elle l'avait, elle ne pourrait la por-
ter. Avant tout, il faudrait vingt ans de la verge de fer d'un Frédéric II pour
pendre les assassins et emprisonner les voleurs. «> Sans discuter ici l'opinion
de Beyle sur l'incapacité de l'Italie à jouir au moins de l'indépendance poU«^
tique, qui est le plus cher de ses vœux, nous nous bornerons à faire remar- *
quer que l'existence du Piémont et le spectacle qu'il donne à l'Europe de--
puis quelques années prouvent évidemment le contraire. Il est certain que la *
situation de l'Italie ne la dispose guère à goûter un génie placide et serein •
comme Raphaël et Palestrina, si elle pouvait en produire de nos jours. Dans ;
une autre lettre que Beyle écrivait deTrieste en 1831, il remarque plus JudI-'
cieusement que « les Italiens, en fait d'art, veulent du nouveau. Bellini se joue ^
partout aujourd'hui, et les belles dames l'appellent : // mio Bellini. On parie -
de Rossini maintenant comme on parlait de Cimarosa en 1815. Admiration
immense, mais sous la condition qu'on ne le jouera pas. p Cette fureur de
vouloir à tout prix du nouveau, jointe à rabsej[ice de fortes études et d'une •
ville souveraine qui puisse être le rentre de la tradition. Jette l'Italie dans '
les bras du premier joueur de guitare qui vient la distraire de l'ennui qm la
BEYUE MUSICALE. 221
eue. n est douteax que si Rossîni lui apparaissait aujourd'hui, elle pût
tffàÛT cet éclatant génie, qui ne s'occupe pas plus des folles théories po-
lifB de Mazzini que s'il n'avait jamais existé, el qui chante purement
â^fkmeni les joies et les douleurs charmantes de la vie. Et, pour citer
B aatre exemple en faveur de la thèse que nous soutenons, est-il bien
tfdiii que lltalie, dans les dispositions où elle se trouve, ait eu conscience
èii femme supérieure qui s'est révélée à Paris depuis quelques mois? La
HéBéntioo qui a pu élever M. Verdi au rang de compositeur de génie, en le
mafÊnnt à Rossîni, ne poijvait apprécier ce qu'il y a d'incomparable dans
k Ûeot de M^ Ristori. Quelle chasteté dans l'expression des sentimens les
itelooaîs! quels gestes à la fois contenus et énergiques! quelle pantomime
Bofakooent aisée , et comme elle sait rendre cette lutte terrible qui s'éta-
tft dans son cœur de vierge entre la tendresse filiale et la passion inces-
taeoseqiie lui souffle l'implacable Vénus! Ah! c'est là le vrai beau, c'est
& lldéal qui justifie les sévérités de la critique. Nous n'avions pas besoin
et hprésence de M** Ristori pour reconnaître que M"* Rachel, au temps môme
de ses plus beaux succès, ne possédait guî^re que deux accens, celui de la
IttiBe et de l'ironie, et qu'elle était dépourvue des dons les plus rares, de cette
CDàbilité profonde et variée que possède à un si haut degré l'artiste ita-
fienne. On ne remarque aucun procédé vulgaire dans le talent de M"*' Ris-
tori; rétude disparait sous la richesse de la nature; les artifices du métier
font abeoiiiés par le courant de l'inspiration. Ce n'est point là un modèle
d'ateLer élevé laborieusement par des professeurs émérites de déclamation;
c'est une gentil donna romaine qui a eu sous les yeux dès l'enfance les mo-
oomens des Phidias et des Praxitèle, et qui n'a eu qu'un léger effort de mé-
moire à faire pour ressaisir à travers les siècles les poses et le langage de
ies ancêtres. Pour revenir à la musique, nous comparerions M"* Rachel à
Qoelyre qui n'a que deux seules cordes, la tonique et la dominante, tandis
fie M** R stori possède toute la gamme! Ah! s*il nous était donné d'enten-
dre an jour une cantatrice aussi jmrfaite, nous n'aurions plus qu*à nous
écrier : Nunc dimilUs, Domine, quia videruift oculi met ^alutare tuum,
D est œrtain que c'est à l'intelligence, au goût, à l'attention sympathique
da public parisien que M"' Ristori doit l'éclosion de ses grandes et belles qua-
filéi de tragédienne. L'artiste se plait elle-même à reconnaître qu'elle n'était
point en Italie, devant ces assemblées tumultueuses et distraites dont se
phifoait d^ Alfieri, ce qu'elle s'est trouvée devant ces nouveaux Athé-
■ieas, dont l'opinion sera pour longtemps encore celle de l'Europe. Si le
goftt de la France a le droit de revendiquer sa part dans le succès du Comte
Or| et de Guillaume Teli, qui marque la dernière évolution du génie de
•fliini, il nous reste à voir quelle influence aura eue Paris sur le dernier
«|énde M. Verdi, les Fépres siciliennes.
L'oorerture commence par un léger frémissement des timbales et desp/ssî-
atidesconlrettasses, qui marquent les linéamens d'un rhythmc onduleux, et,
^ quelques mesures d'introduction où domine un solo de clarinette dont
kdttat connu se retrouvera au premier acte, se présente une assez belle
|fc»« confiée aux violoacelles, et qui s'arrête un instant sur une note cul-
■Bttnleufl peu trop à la manière des chanteurs. Reproduite une seconde
2%% BEVUE J>B^ D«UX HOMPES.
foi9 avec luoi. nouvel accompagnement^ cette phrase, d'ailleurs assez <q
serpente le long d'une strelta chaleureuse. Cette ouverture, sans éti
chef-d'œuvre, n'est point déplacée en tête d'un ouvrage qui commence
1^ grande place de Païenne, par un chœur as^ez dramatique :
Beati pays de Franct^
Je bois dans l'absence
A tes bords chéris l
L'entrée de la duchesse et toute cette scène préparatoire, où les Fra
avinés insultent les Siciliens et contraignent Hélène elle-même à du
I)Our leurs menus plaisirs, manquent de relief. On voit que le musicie
fort embarrassé de ces détails et de ces récitatifs, sans lesquels pourtai
morceaux développés ne peuvent produire leur effet. La cavatine que cl
la duchesse, autant pour obéir à l'injonction qu'elle a reçue d'un soldat
çais que pour exciter les Siciliens à patienter jusqu'à l'heure de la venge
Du courage!... du courage!
a de la vigueur; mais elle rappelle trop, par certains éclats de voix, /
di gola, familiers à M. Verdi, la cavatine du premier acte à'Eniani. Ui
qui se termine en quatuor et presque sans accompagnement, puisqu'il
soutenu que par quelques accords de l'orchestre, pénible à son débi
débrouille à la un, et devient un morceau qui n'est point à dédaignei
l'heureuse concentration des parties et le bon effet qui en résulte. Le
pour ténor et baryton entre Guy de Montfort et le jeune Sicilien 1
Nota renferine quelques bonnes parties, particulièrement la phrase de
semble :
Non, non, point de grâce !
qui est celle de l'ouverture confiée aux violoncelles. Dans le duo que
venons de mentionner et qui termine le premier acte, il y a tel passa]
dialogue entre Guy de Montfort et Henri :
Quoi! malgré yo9 complots, écbapper au. trépas!
où l'on reconnaît l'influence du style de Meyerbeer sur le talent de M. "^
Cette influence, qui frappe dès les premières mesures de l'ouverture, a
plus d'une trace encore dans le nouvel opéra.
Le second acte, dont la scène se passe dans un beau vallon près d
lerme, sur une plage où vient aborder le conspirateur Procida, s'ouvr
un air d'une tournure assez large :
0 mon pays, pays tant regretté.
L'exilé te salue après trois ans d'absence!
Le motif de la cavatine que chante ensuite Procida,
Daos l'ombre et. le sUeope,
est une mélodie dans la manière connue de M. Verdi, qui ne présent4
de bien nouveau. L'effet obt^u ici est tout entier dans la belle vo
ItEtUÉ «tJSiOALE. Ht
basse de M. OMn, qui abuse cependant des notes suspendues et trop long-
temps prolongées. Le duo pour soprano et ténor entre la duchesse Hélène
et Henri est d'une bien grande pauvreté de style et d'harmonie dans tout
ce qui précède la jonction des deux voix, qui exhalent alors un charmant
nocturne avec un point d'orgue harmonisé bien ingénieux {iour une situa-
tion aussi grave. Pour un compositeur qui vise surtout à la logique drama-
tique, ce Joli madrigal est-il bien à sa place dans la bouche d'une femme et
d'un jeune homme obscur qui se promettent de longues et fidèles amours,
MprH aToir versé le sang des oppresseurs de la Sicile? Eh! mon Dieu!
IL Verdi a fait conuue tous les esprits systématiques : il est souvent et très
heureusement inconséquent. Le finale du second acte exige, pour qu'on puisse
en apprécier le mérite, qu'on définisse la situation des diflérens personnages
qui remplissent la scène. Sur cette même plage où vient d'aborder le conspi-
rateur Procîda se trouve une chapelle de sainte Rosalie, qui est l'objet d'un
culte populaire. Douze fiancées du pays et douze garçons arrivent en dan-
sant pour célébrer leur union prochaine. Ce spectacle affriande les soldats
français, qui, excités par les railleries provoquantes de Procida, dont le plan
est de soulever l'indignation de la foule, enlèvent les Siciliennes comme
jadis les Romains ont enlevé les femmes des Sabins. Les maris et les amans
outragés s'avancent sur le devant de la scène en exprimant leur indignation
dans une sorte de récit entrecoupé et vigoureux :
Interdits, — accablés — et de honte — et de rage...
Pendant que cet ensemble se déclame sourdement, on entend derrière les
œulisses un chant d'allégresse, et puis on voit arriver au fond, sur une mer
d*azur, une tartane remplie de soldats français et des femmes enlevées, qui
paraissent se consoler de leur esclavage en chantant une barcaroUe ravis-
sante de rhythme et de couleur mélodique :
O bonhenrîô délice!
Plaisir, sois-nous propice!
Apr^ quelques mots de récitatif échangés entre Procida, Hélène et des
hommes du peuple, le chant de fun ur recommence et s'unit à la barcarollc,
et les deux motifs forment un ensemble d'un très bel eflet qui termine le
second acte.
Nous sommes, au troisième acte, dans le palais du gouverneur, à Palerme,
où Henri a été conduit de force après avoir refusé de se rendre à l'invitation
de Guy de Montfort. Un duo pour ténor et baryton entre le lieutenant de
Charles d'Anjou et le jeune Henri, dont Guy s'efforce de captiver la tendresse,
en lui apprenant qu'il est son père, contient d'assez bons passages, entre
autres cette phrase que chante le gouverneur :
Quand ma bonté toujours nouvelle
L'empêchait d*ètre condamné,
et le premier ensemble où les deux voix se réunissent dans une phrase
^mple et pleine d'émotion :
Pour moi, qoeUe ivresse inconnue
De contempler ses traits ehèrisi
22i BEVUE DES DEUX MONDES.
Le vers suivant est surtout mis en relief avec un grand bonheur :
Mon fils! .. . mon fils ! c'est là mon fils !
M Bonneh(^e le dit d'une voix éclatante et remplie d'onctfon paternelle. L| ^
musique du divertissement des quatre saiscns est au moins suffisante, fu^ *
tout celle de Vautvmne, qui ferait honneur à un compositeur qui n'aurait pu i^
d'autres prétenlious. Ceci nous rappelle que lorsqu'on commença à répMr «'^
à l'orchestre les deux premiers actes du Prophète y l'un des deux homuMi^^'"
d'esprit qui dirigeaient alors le théâtre de l'Opéra s'approcha de Meyerbe^ i^
et lui dit avec un bon vou'oir inappréciable : — Cher maître, si vous étky i-
embarrassé pour faire la musique du divertissement àe^pai^neursy au Inl* ^
sième acte, je vous donnerais un collaborateur qui vous soulagerait de oek 5S
ennui.— Merci, répondit Meyerbeer avec la finesse pleine de bonhomie q/à. n
le caract<^rise; je tâcherai de faire de mon mieux. -— Et il a tenu parole, puilr ^
qu'il a fait un chef-d'œuvre. J'ignore si on a fait à M. Verdi la même propCH if
sition, mais dans tous les cas il a prouvé, beaucoup moins bien que MeyeP* rk.
béer sans doute, qu'il n'avait pas besoin non plus de collaborateur. ' c
Le finale du troisième acte est un morceau assez vigoureux pour mériter uns :i^
analyse. L'enlèvement d'Henri par les soldats de Guy de Montfort, à la fia c~
du second acte, a excité la sollicitude de ses amis Procida et Hélène, qui oui {^
résolu de le délivrer en pénétrant, sous un déguisement, à la fête que dons»
le gouverneur. Averti par son fils, qui ne se décide qu'à la dernière eztré» ^
mité à trahir le secret des conjurés, dont il partage les sentimens, Guy dr ,,
Montrort fait arrêter Procida et Hélène, et il en résulte une situation complk ^
quée dans laquelle Henri, Procida, Hélène et le gouverneur expriment \m ,,
passions diverses qui les agitent. L ensemble commence avec une phrase dite g
à l'unisson d'abord par les conspirateurs désarmés et confus, répétée par le
gouverneur, son fils et les courtisans français, et reprise une troisième fds
par le chœur et tous les assistans. Cette progression ascendante vient éclater
dans un tutti formidable d'un grand effet. C'est très court, mais puissant. |
Le quatrième acte, dont la scène se passe dans une forteresse où sont ren-
fermés Procida et Hélène, commence par un air de ténor que chante Henri.
La mélodie de cet air :
0 jour de deuil et de soufiFrance !
est un souvenir un peu trop fidèle du chant de la pâque dans la Juive de
M. Halévy. L.e duo qui suit entre Hélène et Henri, venant se justifier d'avo^
été la cause innocente du malheur de son amante, débute assez péniblement
par des lambeaux de récit dont M. Verdi est toujours embarrassé. L'ensemlïle
de ce duo est cependant d'une mélodie heureuse, ainsi que le solo d'Hélènei^
qui forme une romance agréable :
Ami..., le cœur d'Hélène
Pardonne au repentir !
mais je n'aime pas le point d'orgue chromatique descendant qui en est ia
conclusion. La partie saillante et vraiment délicieuse de ce duo, c'est feii»
semble qui le termine :
Pour moi rayonne
Douce couiomie.
RBTUE UUSICALB. 226
La phrase mélodique dite séparément par les deux personnages, avec un
accompagnement de harpes, gagne à être entendue plusieurs fois, et le
public enchanté l'a fait répéter. Ce morceau aura autant de succès dans le
monde qu'il en obtient au théâtre, où M"" Cruvelli chante sa partie avec
plus de goût qu*oa n'était en droit de Tespérer. Procida et Hélène, qui at-
teadent leur supplice, sont en présence d'Henri, qui est parvenu à se justi-
lier à leurs yeux. Il leur racon'e dans quelle perplexité cruelle il s'est trouvé
en face de son p^re, Guy de Montfort, qu'on allait assassiner. Il promet d'em-
ployer toute son influence pour sauver la femme qu'il adore et son ami Pro-
dda. Le gouverneur, qui survient, ne met qu'une seule condition à la grâce
des deux condamnés, c'est qu'Henri le nommera publiquement son père. De
cette situation résulte im quatuor dont le commencement est pénible et sans
caractère, et qm ne se relève un peu dans l'ensemble avec l'adjonction du
duBur qu'en rappelant des effets connus, et particulièrement l'incomparable
triode Cuiiloume TfIL Sur un ordre du gouverneur, les deux prisonniers
TOQt être conduits à la mort, et déjà l'on entend, dans une grande salle qui
f^ouvre tout à coup devant le public, un De Profundis dont les notes lugu-
bres forment un contraste avec la situation des personnages qui sont sur la
scèoe. Cette opposition confuse et maladroitement cimentée est loin de pro-
duire le même effet que le chant du Miserere dans le quatrième acte du
Troratore.
Tout rempli de chants et de bruits joyeux qui annoncent le mariage d'Hé-
Ihie avec Henri, le cinquième acte ne contient de remarquable qu'un boléro
tort ingénieux que M"* Cruvelli lance en l'air d'une voix v goureuse, et qu'on
lui fait répéter sans qu'on puisse entendre une seule parole des deux cou-
plets qui le comx)osent :
Merci, jeunes amips.
D'au souvenir si doux!
pois une romance pour voix de ténor :
La brise souffle au loin plus légère et plus pure,
dont la mélodie gracieuse rend avec assez de bonheur le sentiment qui rem-
plit le cœur d'Henri au moment où il croit épouser Hélène; enfin le trio qui
«lit entre Procida, Henri et Hélène, morceau mal dessiné, mais duquel jaillit
une certaine flamme qui annonce le soulèvement des Palermitains et la ca-
tastrophe de la pièce, qui gagnerait à ne durer que trois heures au lieu de
einq.
Nous venons d'éuuraércr scrupuleusement tous les morceaux et toutes les
parties plus- ou moins saillantes de la partition de M. Verdi : — au premier
acte, le chœur d'introduction, la cavatine d'Hélène, le quatuor sans accompa-
^ement et certains passages du duo entre Guy de Montfort et Henri; — au
second, l'air que chante Procida en abordant en Sicile après trois ans d'ab-
sence, accompagné par un chœur qui rappelle un cbœur et un air semblables
du second acte du / roratore, le duo entie la duchesse Hélène et Henri, et la
barcarolie délicieuse qui forme le thème du finale; le duo entre Guy de Mont-
fort et son fils Henri, la musique du divertissement et le finale du troisième
TOlf XI. 15
226 BEYUB DES DEUX MtKJTDES.
acte; au quatrième, Tair de ténor et surtout le beau duo enix^ Bâène et JkfOriif t
enfin au cinquième, le boléro original où M"' Cruvelli se fait Justement tK^ *
plaudir, et quelques passages de la romance que chante Henri. s
Si nous essayons maintenant de tirer de ces observations de détail wm .:'*
conclusion qui reste le bénéfice de Tesprit, il nous sera facile de slgiÉhfP ^
dans Topera des yépres siciliennes les deux qualités que nous avonflo^. is
jours reconnues au talent de M. Verdi : le sentiment dramatique dans let û" j;
tuations violentes et une certaine tendresse élégiaque, c'est-à-dire les tal 4s
notes extrêmes du clavier de la passion. En cela, le compositeur italiemiit t
parfaitement de son temps, et surtout de Técole littéraire dont il s'est patlfr %
culièrement inspiré. En effet, rien n'est plus commun de nos jours q^ M j;
brusques rapprochemens d'ombres épaisses et de lumières éclatantes, 4s j
masses chorales qui se heurtent dans un tutti puissant à côté d'une sinvls ,.
cantilène qu'on s'en vient soupirer sur des pipeaux rustiques. Les défrah ^
qu'on peut reprocher à M. Verdi, et qu'il partage d'ailleurs avec un grsal <
nombre d'artistes et de poètes, c'est l'absence d'un style soutenu qui proeMs ,
sans violence, et sustente l'oreille dans les momens périlleux de la traorir •
tion. La transition, qu'Horace et Boileau considéraient comme une des pis
grandes difficultés de l'art d'écrire, la transition est pour le musicien d'uas '[
bien autre importance encore, car on peut affirmer qu'elle renferme tous Iss ,
secrets de la composition. Ce discours limpide, sans cahots et sans âiMS-
nances extrêmes, qui circule librement tout le long d'un sujet donné, quins .
se soulève et qui ne s'apaise que pour exprimer les élans et les défaillancM ]
de l'âme, dont il prépare et fait pressentir les catastrophes; ce langage d6S ■",
maîtres, où l'image et la modulation n'apparaissent que pour éclairer Fidéi ,
ou le sentiment, et non pour en usurper la place; cette tessatura homogtes
selon l'expression des Italiens, cet empâtement lumineux qui caractérise fc !
style des grands peintres comme celui des grands musiciens tels que flozarl,
Weber et Hossini, manque complètement à M. Verdi, comme il manque i
M. Hugo, qui a exercé une si grande influence sur le compositeur italien.
M. Verdi n'a pas fait de bonnes études musicales, ses partitions sont là
IK)ur le prouver à ceux qui savent lire; mais doué d'un tempérammenl vi-
goureux et tendre, d'un esprit impétueux et patient à la fois, il a aeqois
une certaine pratique de l'art d'écrire et de faire manœuvrer les masses
chorales qui lui a valu les grands succès qu'il obtient en Italie depuis viii|f
ans. De beaux chœurs, des morceaux d'ensemble vigoureusement inêrecckiH^ •
c'est-à-dire noués avec un instinct de progression ascendante qu^ lui sil
propre, un certain nombre d'idées mélodiques de courte haleine, mais colft»
rées et ne manquant pas de quelque originalité, une instrumentation gros*
sière, bruyante et vide, presque toujours disposée en deux corps de bar
taille qui ne se réunissent que rarement, les instrumens à cordes d'un cAMb
et les instrumens à vent de l'autre, — telles sont les qualités et tels aoat
aussi les défauts qu*on a pu remarquer dans Nahucoo, dans / due Fotf
cari, Ernanij Luisa Miller et dernièrement dans // Trovatore, le meîUsar
ouvrage de M. Verdi avant les Vêpres siciliennes. On ne peut nier ^pe la
compositeur italien n'ait fait cette fois de louables eilbrts pour s'élevec à
cette égalité de style qui lui a toujours manqué jusqu'ici. En e£fet^ l'opéniL
B£¥UE MUSICALE. 227
greffes siciliennes est beaucoup mieux écrit que ses précédens ouvrages :
ioBtue un progrès véritable aussi bien dans la manière de traiter les
ivfv dans les accessoires de Tinstrumentation; on y trouve sans doute
mpud nombre d'efiets connus^ certaines formules inévitables, puis-
fiûes scmt inhérentes à la manière de sentir du compositeur; mais les
■Axte sont moins tourmentées et se développent volontiers sur les cordes
kSu de la voix^ les duos et les morceaux d'ensemble sont mieux dessi-
lÉ^fiMiiill reste encore beaucoup à faire à M. Verdi dans cette partie dlf-
jtt de la charpente^ de l'ossature dramatique. C'est là qu'on voit le doigt
es grands maîtres; c'est à dessiner un finale comme celui de Don Juan
Aàn second acte des Nozze di Figaro, comme celui du Barbier, d'Otello,
k Semiramide, de MoUe, du quatrième acte des Huguenots, du quatrième
■le du Prophète et de la Lucia, que se montre le génie créateur, armé de
Il fdence de déduction, dont plaisantent les beaux esprits parce qu'ils en
ignorait les secrets. M. Verdi est encore loin de ces modèles, mais il marche
évidemment dans leur voie, car plusieurs morceaux des Fépres siciliennes
accosoit la noble ambition de s'élever au rang des vrais maîtres, parmi les-
quels jfeyerbeer surtout a les préférences du compositeur italien. La par-
titioo dfê Fépres siciliennes, depuis les premières mesures de l'ouverture
josgoe dans les moindres détails de l'instrumentation, — tels que Tem-
iki fréquent des violons suraigus, pendant que des instrumens à vent,
kttte, le hauthoiSy la clarinette, remplissent au-dessous l'harmonie, —
imiB de reste que l'auteur d'Emani et d'il Trovatore procède de Tau-
tnrde Babert et des Huguenots, comme Rossini procède de Mozart et de
Gatrota. Ce croisement de races dans les productions de l'art forme un des
ihéiomënes les plus curieux de l'histoire. Ce ne sont pas là des imitations,
■û des natures similaires qui se rapprochent et se fécondent comme des
plutn qu'(m greffe l'une sur l'autre. L'originalité du ills n'en est pas moins
rtdle pour avoir quelques traits de ressemblance avec celle du père. Seule-
iMt l'assimilation des élémens absorbés n'est pas encore complète chez
1. Todi, el il lui faudra quelque temps de gestation pour revendiquer la
pivpnité exclusive des emprunts qu'il a faits*.
QDotqu'il en soit^ M. Verdi a déj& ressenti, comme ses prédécesseurs, l'heu-
Kse infloenoe du public parisien, et le succès des Vêpres siciliennes n'est
|« contestable. L'exécution aura contribué pour sa part à ce boa résultat.
^ CraveUI, dans le rôle d'Hélène, n'altère pas trop les effets que le com-
poÉteor lui a ménagés : elle chante avec assez de goût sa partie dans le
hndaodn quatrième acte, et au cinquième elle lance avec ûerté le boléro
àk lèle de ses adversaires. M. Gueynxard se tire adroitement du rûle ingrat
leBri, diAtil chante plusieurs morceaux avec succès, et M. Bonnehée est
^^tgpàUB dans le personnage de Guy de Montfort, dont sa belle voix de
^«ïton fait ressortir la tendresse paternelle. En somme, les admirateurs de
'■«1 itaiia doivent être satisfaits. Le succès toujours croissant de If"* Ris-
McC celui que vient d'obtenir M. Verdi sur la scène de l'Opéra prouvent
fiekièTe italienne est loiQ d'être épuisée, et que ce beau pays peut espé*
nr de mdUeurs Jours.
P. Scupo*
#
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE I
«^!
*^
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:fe:
80 juin 1855. ^'^
.(,.'
Quelque complication d'intérêts qu'il y ait dans la grande crise où l*Eii*|'
rope se voit engagée, quelques diversions q'ie créent par instans les négndic '-
lions et les efforts des cabinets, le regard ne peut se détacher de cette pre»»'^
qu'ile de Crimée où la lutte apparaît dans ce qu'elle a de plus simple et àb! .
plus énergique. Là, il n'y a en vérité ni diplomatie savante, ni subtilités is^\
^énieuses, ni tactiques évasives : c'est le sang de nos armées qui coule, c^eÉP
un héroïsme chaque jour renouvelé. Et depuis huit mois déjà il en est aind^
dans ce coin de terre, où l'on dirait que s'est concentrée toute la force de r^^
sistance de la Russie. Après les cruelles fatigues de l'hiver, l'heure des opé-
rations plus actives est arrivée. Au milieu de es opérations mêmes, Tépidii^
mie vient encore éprouver chefs et soldats : rien ne peut affaiblir la mâleit
stoïque intrépidité de ces armées durcies par le feu et par les souflnrances, ir
y a peu de Jours, c'était ce combat du 7 juin, qui laissait les soldats alliés coi
possession du Mamelon- Vert et des redoutes du Carénage après une mèlét !
sanglante et rapide. Hier encore, le 18, c'est l'attaque de la tour Malakof €|^J
du grand redan, tentée par les Français et les Anglais. La prise de MalakoT
eût sans doute précipité les événemens; cette première attaque n'a mal^
heureusement point réussi, bien que nos soldats eussent pris pied déjà dmi^
l'ouvrage russe. Il n'est resté pour le moment de cette tentative qu'un aod*/
dent de la guerre à réparer et des pertes douloureuses dont le chiffire ind!qii0J
assez la puissance de l'attaque et la vigueur de la résistance. Ce chifft^ s'élèfiT
à plus de trois mille hommes mis hors de combat, et plusieurs générauz'
paraissent avoir été atteints. L'un d'eux même, le général Brunet, qui ocmi-
mandait une des divisions d'attaque, a succombé. C'est là une de ces inévir
tables et passagères alternatives de l'un des sièges les plus mémorables qir
«e soient vus assurément. En même temps que ces opérations se poursuivent
devant Sébastopol^ l'expédition de la mer d'Azof s'est achevée avec un plein
np de bataille à reztrémité de l'Europe n'est point certainement une
irJiDaîre. La Russie sait bien qu'elle est réduite à défendre une poli-
cuLiire, toute une tradition de conquêtes et d'envahissemens. B!en
Russie siyait qu'elle aurait un jour ou l'autre à livrer ce suprême
Sans cela, comment se serait-elle trouvée prête au moment voulu?
elle pensée aurait-elle élevé ces forteresses formidables, certes fort
pour la défendre contre la Turquie? Pourquoi s'obstinerdit-elle
dans une guerre où la seule condition de paix qu'on lui veuille im-
'est de désarmer son ambition? De leur côté, les puissances ocdden-
rent bien qu'il s'agit désormais pour elles de livrer l'indépendance
rope ou de la rafTermir. S'il n'en était point ainsi, comment prodi-
at-elles leurs soldats, leurs trésors et leurs vaisseaux dans une lutte
(difûcultés et les proportions dépasseraient le bu' ? La guerre actuelle
e particulier, qu'elle n'est le fruit d'aucune animosité nationale; c'est
: violent de deux i)olitiques, dont l'une est une menace incessante
Occident, dont l'autre est l'expression réûécbie des intérêts les plus
te la civilisation. Tel est le conflit qui tient en ce moment l'Europe
te et qui se poursuit dans ces terribles eugagemens devant Sébastopol,
odant qu'il se dénoue par la victoire.
st point en eflet d'autre issue maintenant. C'est à la puissance des
de réaliser ce que la diplomatie n'a pas pu faire, et si les armes res-
mxkl arbitre de cette grande question, sur qui donc peut peser la res-
ttité de la continuation de la guerre? Le dénoûment même des confé-
de Vienne est là pour le dire. C'est le 4 juin que les négociations ont
Initivement closes et que le dernier protocole a été signé. Par le fait,
eette dernière formalité, on savait déjà que les négociations étalent
mis sans but, que les propositions de l'Autriche n'avaient pu être
éei par la France et par l'Angleterre', et qu'ainsi il ne restait plus
an élément de discussion entre les rcprésentans des diverses puis-
iiéimies à Vienne. Or de tout ce travail de la diplomatie que résulte-
tic une palpable évidence, si ce n'est que la résistance de la Russie a
■Mil l'invîni*ihlA nhalAplA à imA na/»ifir»ii H nn 9 Rîpn nVaf. nlii« /»iiriPiiv
280 REYVB DES DEUX M01fDE8.
dans la conférence émaneraient de Tinitiative du gou^emement rnssi
n'y aurait plus qu'à se demander après cela comment la guerre a pu é
Est-il question de la liberté de la navigation du Danube, la Russie
que TAngleterrc et la France n'ont jmis besoin de verser leur sang pc
résultat désormais acquis. Il n'est pas moins vrai que ce résultat est 1
de la guerre et du sang versé. S'agit-H des principautés, IcuRussie prc
que sa tâche est accomplie et que tous les vœux de sa politique sont oc
dès que les immunités des provinces danubiennes sont placées sous
rantie collective de l'Europe. Le manifeste du cabinet de Pétersbourgc
assez complaisamment sur les bienfaits dont le protectorat russe a d
principautés : bienfaits d'une singulière nature, il faut l'avouer, et re
des Moldo-Valaques encore plus que la suzeraineté ottomane! La 1
oublie qu'il y a deux ans à peine elle envahissait les principautés en
paix, sans nul motif, ce qui était étrangement respecter leurs immi
et qu'il a fallu l'arrivée des armées alliées en Orient, la menace de 1
vention autrichienne, pour la faire reculer derrière le Pruth. La Russ
blie que la mission du prince Menchikof date de deux ans à peine, qu'i
époque elle ne voulait souffrir aucune inter\ention dans ses différend
la Turquie, et que la première note de Vienne elle-même disparaissai
le coup de ses hautaines interprétations. En un mot, la Russie oublie
ment est née la guerre et comment l'Occident a été nécessairement a
par la force des choses à poser le principe d'une limitation de la puî
moscovite.
Il faut bien l'observer en effet : la guerre est là tout entière aujoui
ou elle est sans objet. Toutes les autres conditions ne sont que des
laires ou l'application de ce principe de limitation. Puisque la Russie
si bonne voie de dispositions pacifiques dans ses manifestes, il seml
naturel qu'elle eût réservé un peu de ces dispositions pour arriver à rés
la question dans laquelle se résume toute la guerre désormais. Et sur ce
quel a été son système de conduite? Elle n'a cessé de repousser toute t
tion de forces. L'article officiel du Journal de Saint-Pétersbourg fait
connaître que le prince Gortchakof n'avait accepté les quatre garanties
les interprétant à sa manière. L'intention de la Russie de ne rien cône
éûlaté assez clairement dans les négociations de Vienne, et elle est de
plus palpable encore dans la dernière conférence, dont le protocole c
jourd'hui public. L'Autriche présentait un projet de pacification. Ce
reposait sur le principe de la limitation, ainsi que l'a fait remarquer
Bourqueney . Le représentant du tsar a-t-il admis ce principe? 11 a nett
articulé au contraire un nouveau refus. Dès lors à quoi pouvait-il servi
référer à Saint-Pétersbourg, comme l'a offert le prince Gortchakof?
avait plus de but pour la discussion; par le fiait même, la conférence «
vait rompue, et la responsabilité de cette rupture pèse évidemmen
entière sur la Russie. Le cabinet de Pétersbourg affirme, dans sou d
manifeste, que ce sont les puissances occidentales qui ont rendu les né
tiens infructueuses par leur refus d'accéder aux propositions autrichii
On voit ce qui en est. La vérité est que l'Angleterre et la France n'ont
trouvé le projet de l'Autriche efficace dans la forme, et que la Ru8si«
/
RETUB. — GHRONIQUS. 2M
K ie priadpe même. Ce principe^ la Russie Ta rejeté avec une extrême
, OD doit lui rendre cette justice. Il faut seulement en conclure que
«■i^Ddationa étaient frappées dès l'origine d'une virtuelle impuissance
jvh vidonté arzètée du cabinet de Pétersbourg. On pourrait dire que la
Mtk kê ttvait rompues avant qu'elles fussent ouvertes.
Cfftdouc ici pour left aHaires de l'Europe le point de départ d'une phase
■0iile fui peut être féconde en incidens et en péripéties. La première et
Il jèB grsve questitm qui s'y rattache aujourd'hui sans aucun doute est
dÊ^ét la politiq[ue autriclûenne. Intéressée dans tout ce qui s'agite en Orient,
■Bée au premier rang comme grande puissance dans la crise actuelle, liée
ih Frud» et à FAngleterre par le traité du 2 décembre, l'Autriche est arri-
léii un moment d'épreuve décisive pour son influence et sa considération*
l^igit de savoir quelle idée elle se fait de son propre rôle, quel sens elle
Mliebe aux engagemens qu'elle a contractés. Malheureusement il est difû-
et de nourrir de grandes illusions sur la politique de l'Autriche. La der-
itoe circulaire de M. de Buol, relative aux communications que le cabinet de
^tane avait reçues de la France à l'occasion de ce qu'on a nommé les pro-
i autrichiennes, un discours récent de lord Clarendon dans le parle-
i anglais, laissent peu de doutes sur l'attitude de notre alliée du 2 dé-
. Cest l'attitude d'une puissance qui veut et qui ne veut pas, qui avait
int-étre conçu plus d'espérances qu'il ne fallait de son intervention en fa-
mr de la paix, et qui, émue de son insuccès même, se réfugie dans l'absten-
ta Justement à l'iieure où la force des choses semblait la mettre en de-
■enie d'agir. Un des traits les plus frappans de toute cette politique, c'est
koMUradicUon permanente entre les paroles et les actes. Par les paroles,
natriehe a éb^ une grande puissance; il lui resterait à montrer qu'elle l'est
; par les actes. L'Autriche ne saurait s'y tromper : l'attitude qu'elle
t prendre, qui se dessine chaque jour davantage, n'est point une atti-
We de pure expectative; c'est une situation parfaitement rétrograde, qui
pitdégénérer en une véritable retraite. Il y a peu de temps, le gouvernement
k rcmpereur PrançoisWoseph avait sur pied une armée puissante; il solli-
ciût de l'Allemagne la levée des contingens fédéraux : aujourd'hui il réduit
U^me son effectif. A l'ouverture des conférences^ M. de Buol disait que
r«ipere«r acceptait les conséquences de son alliance avec l'Occident, quel-
fR graves qu'elles pussent être; maintenant il déclare que l'Autriche atten-
ài ■ de pàed ferme la marche des événemens et le moment propice pour
mami des négociations de paix, d Chose étrange, dans cette même circu-
te, k ministre de l'empereur François-Joseph afUrme qu'il est d'accord
«ic la France sur la nécessité de réduire la puissance politique de la Russie
•généial! Mais s'il en est ainsi, l'Autriche pense-t-elle que cette réduction
^k poteance rosse s'opérera toute seule? Ou bien est-elle persuadée que
lalones de la France et de l'Angleterre suffisent pour atteindre le but,
M aie féikiter quand le résultat sera acquis? Le cabinet de Vienne n'a
piit nmUé dédaigner jusqu'ici ce rôle commode, qui consiste à attendre
k kénéflee des événemens. C'est là cependant une route périlleuse par où
fAitridie pourrait arriver à un isolement complet. Le gouvernement au-
Wtàok eat dans cette situation particulière, que son isolement même ne
2S2 RE\UE DES DEUX MONDES.
peut pas être une neutralité. Une déclaration de neutralité entraînerait dI
cessairement la retraite de l'armée autrichienne des principautés, et (»idi
que l'Autriche, dans les momens où elle ressent le plus l'embarras de saïl
tuatîon, parle de quitter en effet les provinces danubiennes; mais la retnM
des principautés se ait la violation d'un engagement formel contracté «iÉ
l'un des belligérans. Dès lors ne serait-il pas plus simple pour rAutricbeÂ
se rattacher nettement à l'esprit de ra!liance de TOccident et d'en accq^É
les conséquences avec la fermeté d'une grande puissance? Peut-éfre
l'effet de cette résolution ne se ferait-il pas attendre, si, comme on l'a
quelque lassitude se lait sentir à Saint-Pétersbourg, et s'il est vrai que dil
agens russes aieut fait depuis peu des insinuations pacifiques. Ce qu'il y td
singulier, c'est que les tergiversations du gouvernement autrichien paraisesÉ
avoir remis un moment la Prusse en humeur d'intervention. 11 faut btai
s'entendre : la Prusse n'est nullement dispojsée à prendre un rôle actif; mal
elle a cherché, dit-on, à se rapprocher des cabinets de l'Occident, et 11 niai
point impossible qu'elle n'ait vu dans les faiblesses de l'Autriche un moym
de regagner son ascendant en Allemagne. L'alliance du 2 décembre ni
point répondu jusqu'ici à toutes les espérances qu'on avait conçues, cela et
certain. Dans tous les cas, les puissances occidentales n'ont point à s'en ae
cuser, et elles n'ont nullement à regretter leurs déférences envers l'Autriche
Leur but était bien clair. ^ Une alliance active avec la première puissaiià
allemande, c'était une guerre moins longue, moins compliquée, une padS
cation plus prompte et plus facile. ^ Si l'Autriche manque à ce grand rBh|
que tout lui assignait, la conséquence est malheureusement facile à prévoir
La guerre peut se prolonger et s'étendre. C'est une grande question où VA»
triche peut n'avoir plus de rôle, et où, par une singularité assez frappant
elle peut voir sa place prise par le Piémont, qui aura certainement un nég»
ciateur daus les conférences d'où sortira la paix. Le Piémont aujourd'hri
gagne son rang d'état de premier ordre; par le fait, n'est-il pas en ce mo'
ment la quatrième puissance? n'a-t-il pas montré une décision qui semUl
manquer à l'Autriche? Ainsi donc se dessine aujourd'hui la situation di
l'Europe au lendemain de ces conférences de Vienne, qui ont eu du mobM
pour résultat de marquer le point où est arrivée la question d'Orient.
C'est à la France et à l'Angleterre maintenant de poursuivre seules ce gmii
but d'une pacification durable qu'elles auraient voulu poursuivre de conoort
avec rAulriche. Même sans ce secours elles sont en mesure de l'atteindre, el
quels que soient les efforts qui restent à accomplir, elles obtiendront le pril
de la lutte maintenant engagée. L'Angleterre multiplie les moyens poiM
avoir des soldats, et on dit aujourd'hui que lord Raglan va quitter le ce»
mandement de l'armée anglaise de Crimée, ce qui pourrait bien donner OM
nouvelle activité aux opérations militaires dans la péninsule. D'un autn
côté, des mesures financières vont être sans doute xiécrétées en France. U
corps législatif et le sénat viennent d'être convoqués extraordinairement
Ils auront probablement à voter un emprunt, peut-être une nouvelle levai
d'hommes. La rapidité avec laquelle a été couvert l'emprunt récent de H
ville de Paris indique assez que les ressources de la France ne sont poiol
au-dessous des besoins de la guerre. C'est dans les opérations finandèm
I
REVUE. — CHBONIQUE. 233
éèm les trevaux du corps législatif que va se renfermer pendant quelques
jMili fie intérieure, vie tranquille et monotone où vient se mêler hcureu-
iHBlpufois quelque incident littéraire^ une de ces s(^ances de l'Académie
^PMfmhlent au instant un monde choisi et lettré.
ly avait donc ces jours derniers à l'Institut une séance solennelle pour
fcimplioQ de M. de Sacy. Par une coïncidence singulière, H. de Salvandy,
fiavaiteu déjà à recevoir M. Dupanloup et M. Berryer, se trouvait encore
«hvgéde recevoir M. de Sacy. Après la chaire sncrée et la tribune poli-
f|K, la presse avait son tour. Autre coïncidence : l'académicien auquel suc-
IM.de Sacy avait été lui-même un journaliste renommé autrefois, et
s, hélas! oublié : c'était M. Jay, le fondateur de deux journaux fameux,
lipoléaiiste class.'que toujours prêt à guerroyer contre les tentatives litté-
niifs nouvelles. Il avait écrit un livre auquel il avait donné le nom de Con-
iifum Bomnntique. Un classique était naturellement l'auteur de cette
Hon. « Pure vanterie! a dit spirituellement M. de Sacy; personne n'a
«averti les romantiques. En gens d'esprit, ils se sont convertis tout seuls,»
cftiksiOQt à l'Académie. M. Jay, à ce qu'il parait, employait d'habitude mieux
«DO temps qu'à convertir les romantiques. H était heureux et vivait retiré
tas le cdlme de la vie de famille, dans cette obscurité des hommes qui
a'tiut plus d'histoire. A vrai dire, la vie de M. Jay n'a été qu'un épisode
tas les discours des deux orateurs. L'intérêt réel de cette séance était
tas cette sorte de bienvenue donnée à la presse au sein de l'Académie. Bien
hin de décliner le caractère de Journaliste dans son ingénieux et reaiar-
fàbk discours, M. de Sacy l'a revendiqué au contraire; il a tenu à consta-
1er qu'il était reçu pour des articles de* journaux. Et le journal, par le fait,
l'eit-il pas devenu dans notre temps une forme littéraire, une tribune poli-
fifv quand il y avait des tribunes politiques, ^ une puissance véritable
pMAf 11 s'est assoupli à tout et a fini par être un peu la littérature d'un
ditle qui se hâte de vivre; c'est une œuvre permanente, une improvisation
il tous les instans, un livre qui recommence toujours, comme ou l'a dit;
■uide cette oeuvre rapide, de cette flamme de tous les Jours, que reste-t-il
MatAt? Chose étrange, c'est à une époque où il semblait que la presse dût
troir le pîus de puissance, qu'elle a reçu le plus rude coup! C'est sous la ré-
IriitiqiK, quand l'obligation de la signature a été imposée, ce Jour-là, le ca-
Urtère ooliectif de la presse s'est effacé. Un des mérites de M. de Sacy, c'est
fi'eo honorant sa profession il l'aime, et il ne l'a point caché. 11 a mis ainsi
laeiorte de coquetterie à faire entrer la presse avec lui dans l'enceinte aca-
taique. Un autre héros de cette fête, c'est l'Académie elle-même, dont les
tai orateurs ont exalté la grandeur en lui décernant le gouverneuicnt des
lUligcDoes. Peut-être même sous ce rapport M. de Sacy et M. de Salvandy
mành vu ce qui devrait être plus encore que ce qui est. Si l'Académie, en
**, est quelquefois exposée à essuyer des critiques, n'est-ce point parce
fifcUe manque de cette initiative, de cette puissance de direction qui assure
IMBeace des grands corps littéraires? Les discours de M. de Salvandy et
le M. de Sicy ont été du reste un éloquent enchaînement d'aperçus, de
J^Hneoi littéraires et même politiques, où les deu^ orateurs se sont reii-
<>Miioii?ent, où ils ont différé quelquefois. Il y a eu un instant comme
2SA REVUE DES DEUX MONDES.
un éclair de polémique au sujet de Richelieu. M. de Sacy arait émis qittl-
ques doutes sur rutilité réelle de l'œuvre du grand cardinal. 11 s'était 9^
mandé si, en frappant à coups redoublés l'aristocratie, Bichélieu n'ttvailpiÉ
détruit un intermédiaire utile, sans lequel un pays risque de flotter sans OMl
entre l'anarchie et le despotisme. M. de Salvandy a défendu Richelieu, et fl
n'a point admis que la noblesse eût disparu à ce point de la France depuis 1»
passage du cardinal; il l'a montrée partout au contraire. La vérité est-dkir
dans le jugement de M. de Salvandy ou dans celui de M. de Sacy? Elle iBÊk
peut^tre dans l'un et dans l'autre. Oui, sans doute la noblesse a contimé'
d'exister ^individuellement, si Ton peut ainsi parler; elle s'est illustréiy^
mais elle n'a point été un corps politique, comme en Angleterre. Et n'esi-er
pas là une des causes des perturbations qui ont rempli l'histoire de notm
pays?
Ainsi, même à FAcadémîe, surtout à l'Académie, pourrait-on dire anjoui^
dTiui, se retrouve cette invincible préoccupation des destinées publiques^
comme si, à tout prendre, il était difficile de parler de Richelieu, de Bossuel^
de Montesquieu, sans revenir à tout ce qui nous émeut et nous intéresse, à
tous les problèmes qui s'agitent encore. C'est le privilège et c'est aussi b
I>éril des lettres contemporaines, de n'être plus seulement le luxe d'il
société ordonnée et polie; elles touchent à tout, à la vie politique pour i
exprimer les vicissitudes, à la vie morale pour en préciser les règles,
événemens pour en dégager le sens, à l'histoire pour en résumer les ht*
mières. C'est le côté par où les lettres sont une puissance. De cette sévère
et forte inspiration est née V Histoire de Jean Sobieski et du royaume ê$
Pologne, que M. de Salvandy publiait il y a trente ans, et qu'il réédite au-
jourd'hui en y ajoutant des développemens nouveaux. Ce n'est plus id 11
France de Richelieu ou de notre temps dont M. de Salvandy parlait l'ant»
jour à l'Académie; c'est une France du nord, abandonnée et à demi écll^
sée, que mille liens rattachent encore à la France du midi. Depuis le pas-
sage de Henri 111 sur le trône de Pologne, il semble que ce pays n'ait plui
été un étranger pour nous, tant les rapports de goûts, d'affections et d'al-
liances se sont multipliés, et le malheur n'a fait que redoubler cet intèf4L
11 y a trente ans, le livre de M. de Salvandy était une étude historique élerét
et substantielle; dans les circonstances présentes, il a presque le mérite àk
l'à-propos, car il remet à nu ces deux choses éternellement instructives :
l'anarchie épuisant toutes les forces d'un peuple et une iniquité qui a laMl'
l'Europe sans défense sur un de ses points les plus vulnérables. La PologB»
a péri par sa propre faute, cela n'est point douteux; l'héroïsme même n'a élf
qu'un piège pour elle, un moyen de se dissoudre avec toutes les appareneai
chevaleresques. C'était à coup sûr une gigantesque anarchie que cette lépn-
blique sans bases populaires, cette monarchie sans garantie de permanenea
et de durée, ces confédérations de seigneurs rebelles, ce libemm veio, quai,
sous prétexte de sauvegarder la liberté individuelle, faisait de la volonté dHm
seul l'arbitre des destinées du pays, en exigeant l'unanimité des sufllragca
dans le vote des lois. La décomposition d'un peuple par le vice de ses'moeuia
et de ses institutions est là tout entière palpitante et douloureuse. Cest le
côté intérieur de l'histoire de la Pologne; le côté européen, c'est le dame»-
BE^nE. — GBIONIQOE* "iSb
kement qui est la oonaéquence de cette anarchie, c'est ce f&pt concerté et
exécuté par trois gouveomemens, comme si le malhenr on ht faiblesse d'un
pi^ autorisait à se partager ses dépouilles.
D est resté de curi^ix témoi^ages des sentimens dans lesquels les aa-
trars du partage de 1772 accomplirent cet acte. Catherine de Russie mar-
diait dès longtemps à son but, intervenant par tous les moyej[is, revendi-
quant une sorte de protectorat, pratiquant en un mot la ra^mc politique que
les successeurs ont pratiquée depuis à Tégard de la Turquie. S'il ne suggéra
pas le premier la i)ensée du partage, le roi de Prusse, le grand Frédéric, sai-
nt du moins roccasion aux cheveux, comme il le dit. Marie-Thérose d'Aa-
triche est la seule qui ressent quelque trouble de ces combinaisons téné-
breuses. On dirait que le souvenir de Vienne sauvée par Sobieski lui revient
omme un remords. Elle signe ce partage, « puisque tant de grands et sa-
uns personnages Teulent qu'il en soit ainsi; mais longtemps après ma mort,
dit-elle, on verra ce qui résulte d'avoir foulé aux pieds tout ce que jusqu'à
présent on a tenu pour juste et pour sacré. » Il y a près d'un siècle déjà que
ce premier partage s'est accompli a très paisiblement, » comme le disait Fré-
déric, et toutes les fbis que l'Europe s'agite, elle souffre de cette vieille bles-
«re, qui se rouvre aussitôt. Ce spectre de la Pologne se relève et vient em-
barrasser ceux qui se sont distribué ses dépouilles. Jamais peut-être il n'y eut
^us terrible exemple de ce qu'il en coûte pour tuer un i^euple qui ne veut
pas mourir. Et qu'on remarque bien ici cx)mment le droit se confond avec
fintérêt le plus évident, le plus positif. Il y avait au nord une barrière entre
k Russie et TEurope; cette barrière a été supprimée. Ce jour-là, l'équilibre
ée ITurope a été rompu, et il n'est point rétabli encore. L'Autriche et la
Prusse ont cru agrandir leurs domaines; elles n'ont fait que travailler au
profit de la Russie en la rapprochant de l'Allemagne. C'est depuis ce mo-
ment que la Russie a étendu son influence sur les états germaniques, cap-
tant les uns, neutralisant les autres. En cet instant même, si l'Autriche se
lent faible en Galicie, à quoi cela tient-il, si ce n'est à la proximité de la
Russie? A quoi tiennent les tergiversations de la Prusse, si ce n'est à ïa
crainte secrète de se voir envahir par les provinces polonaises? Pour l'Au-
triche et la Prusse, cette spoliation a été une faiblesse; pour la Russie seule,
die a été un agrandissement. On voit que tout n'est point vérité dans ce mot
ée Frédéric au sujet du partage : « Tout dépend des occasions et du moment
où les choses se font! »
Certes, s'il est un tableau éloquent et fait pour parler à l'imagination,
c'est celui de tous ces peuples qui sont les acteurs du drame de la civilisa-
lloa et qui remplissent la scène de leur gloire ou de leurs malheurs. Tout
diange et se renouvelle en eux; une seule chose reste immuable, c'est le ciel
fui éclaire tous ces contrastes ou ces évolutions d'une même destinée, et
qui semble faire partie aussi de l'histoire de certains pays. M. Antoine de La-
tour a visité l'Espagne avec le sentiment délicat et fin de tous ces contrastes
ée la vie d'un peuple. Il ne ressemble pas à beaucoup de voyageurs, il s'oc-
cupe à peine du présent, ou du moins il ne le cherche pas dans ce tourbil-
loD d'événemens e^ de crises qui s'élève de temps à autre à la surface. L'au-
teor des Études sur l'Espagne n'est point im statisticien, un économiste
236 EETUB DES DEUX MONDES.
fiîsant ua invantaire des pauvretés et des élémens de fortune de la PéDin-
suie. Ces" uq voyageur de Tesprit pour ainsi dire, qui étudie les monumens,
la littérature et les mœurs, non pour en reproduire simplement l'aspect
extérieur, mais pour en ressaisir le sens, Tidéal en quelque sorte. Entre
tous ces royaumes qui ont uni par se fondre dans un royaume unique, au
milieu de l'Espagne même, M. de Latour a choisi cette Espagne plus ac-
centuée et plus originale qu'on nomme l'Andalousie et Séville. C'est qu'en
effet l'Andalousie est un monde à part et entièrement distinct par le ciel, par
les mœurs, par tous les souvenirs. On n'y peut faire un pas sans rencontrer
l'image de toutes les civilisations différentes qui ont régné tour à tour. De»
rues de Séville portent encore des noms qui rappellent l'histoire de don Pèdre
le Justicier, plus loin vous trouverez les souvenirs de la conquête de saint
Ferdinand, et à côté, arrêtez-vous au pied de la tour de la Giralda : e le res-
semble à une captive mauresque laissée en pays chrétien, et jetant mélan-
coliquement les heures depuis quatre siècles aux générations qui passent.
C'est de là aussi que partaient au xvr siècle tous ces hardis navigateurs qui
allaient conquérir un monde. La bibliothèque colombine est restée conmie
le dépôt de ces traditions avec les archives des Indes, qui gardent encore les
pages inconnues de ce grand poème de la découverte de l'Amérique écrit par
Colomb, par Fernand Cortez, par Pizarre lui-même, bien qu'il demeure
incertain si Pizarre savait écrire. Séville a eu enfin son école littéraire, ses
poètes, tels que Herrera le divin, Rioja, Jauregui, Cespedes, et elle a eu sur-
tout son école de peinture, qu'on ne peut bien connaître que là. C'est à Sé-
ville que Murillo a laissé quelques-unes de ses plus belles œuvres, et au pre-
mier rang ia Fis ion de saint .Jnloine de Padoue, L'auteur des Études sur
l'Espagne n'avait qu'à regarder autour de lui pour voir se relever tout ce
monde familier à l'imagination populaire. 11 va sur une place de Séville, sur
la place de Dona Elvire, et là il trouve au berceau la comédie espagnole avec
le batteur d'or Lope de Rueda; il frappe à une maison, et il est dans ia
demeure de dona Ëstrella de Tavera, cette autre Chimène d'un autre Cid,
qie Lope de Vega a immortalisée sous le nom de f Étoile de Sévilte. Ainsi ia
réalité ramène sans cesse au passé, dont elle se sépare à peine. C'est qu'en
effet le passé vit partout en Espagne. Le présent tend chaque jour sans doute
à l'envahir; le présent fait parfois des usines avec des cloîtres, ou il sup-
prime ces cluitres pour ouvrir des rues et des places : il en reste encore assex
cependant pour saisir l'imagination et la retenir captive au spectacle de ia
lutte du passé et du présent. Nulle part peut-être n'apparait mieux cette
lutte émouvante que dans une excursion du voyageur à quelques lieues de
Séville. D'un côté sont les ruines d'italica, les souvenirs romains de l'Espa-
gne : c'est là q e naquit Trajan; ^ à peu de distance est le monastère de
Saint -Isidore, qui résume tout un épisode de l'histoire chrétienne de l'Anda-
lousie; — tout près est une humble maiso.i où mourut Fernand Cortez : —
n'est-ce point là l'assemblage de tous les souvenirs? Entrez au monastère
dd Saint-Isidore : c'est aujourd'hui une prison de femmes depuis la suppres-
sion des couvens. De la réunion de tous ces contrastes naît l'attrait pix>fond
et saisissant de la vie espagnole, et cet atti-ait passe dans le livre de Al. de
Latour sous le voile d'une délicate et ingénieuse ohservation. N'échappe-t-ctt
BEf UE. — CHRONIQUE. 237
pis ainsi au spectacle des perturbations vulgaires de l'Espagne actuelle?
La vie politique n'est ix)int heureusement partout agitée des mêmes trour
Ues. Rien ne ressemble moins aux débats intérieurs de l'Espagne que les
laborieuses discussions qui remplissent depuis quelque temps la session des
chambres hollandaises. La Hollande est tout entière à des questions prati-
qoes et utiles. Au premier rang est la mesure présentée par le gouverne-
ment pour rabolition des droits d'accise sur la mouture. Plusieurs propos!-
tioDS avaient été faites déjà jtar des députés. Le projet du gouvernement se
distinguait de ces propositions en ce qu'il allait plus loin et abolissait les
droits d'une façon plus complète. Ce projet n'a point laissé de rencontrer
une certaine c ppositlon parmi quelques amis du cabinet qui, malgré l'amé-
Eoration réelle des finances , s'effrayaient d'une abolition d'impôts aussi
étendue. Il s'agissait en effet d'une suppression de quatre ou cinq millions.
D'autres accusaient le cabinet d'une certaine inconsistance dans cette ques-
tion. Le ministre des finances, M. Vrolik, et le ministre des affaires étran-
gères, M. van Hall, ont vivement défendu cette réforme; ils se fondaient sur
«qu'une abolition partielle des droits de mouture n'atteindrait nullement
le bot qu'on se proposait, celui de faire baisser le prix des substances ali-
mentaires de première nécessité. Ils faisaient remarquer d'ailleurs que les
bonis coloniaux étaient devenus assez réguliers pour combler le déficit créé
par cette abolition d'impôts. C'est certainement la première fois qu'un gou-
fememeut a eu à lutter pour réduire des taxes contre une chambre disposée
à les maintenir. La réforme n'en a pas moins été adoptée par la seconde
chambre. Un autre projet avait trait à la reconstitution de la marine. Depuis
longtemps, la marine hollandaise était dans un sensible déclin, et les cham-
bres comme le gouvernement se préoccupent de la rétablir sur un pied
respectable. Au commencement de celte année, le budget de la marine avait
été repoussé, parce qu'il ne présentait pas de moyens sufûsans et définis
pour arriver à cette reconstitution. Ce vote amena la retraite du ministre
de la marine, M. Ensly, qui fut remplacé par M. Smit van den Broecke. Le
ooQveau ministre a préparé tout un plan de réformes tendant à faire domi-
ner dans la marine hollandaise la vapeur et l'hélice, et qui s'exécuterait dans
m laps de temps de douze années. Une augmentation de un à deux millions
de florins au budget était nécessaire pour l'exécution de ce plan. Le projet
da gouvernement n'a rencontré qu'une faible opposition, plus encore sur la
lionne que sur le fond, et une majorité considéral)le l'a sanctionné.
Il se présentait devant les chambres de La Haye deux questions d'une
lotre nature. La première était la convention signée avec la France pour
k garantie de la propriété littéraire et la suppression de la contrefaçon. Le
principe n'a point été contesté, et il ne pouvait pas l'être. Des ob.;ections
ont été seulement élevées au sujet de l'égalisation des droits d'entrée et de
sortie sur les livres. C'est, si l'ou s'en souvient, la seconde convention de ce
ffeore négociée dans ces dernières années; la première, conclue en 1852,
mit été repoussée par les chambres hollandaises. Le gouvernement a fait
aaes clairement une question de cabinet de la convention actuelle, qui est
le résultat de lal>orieuse8 négociations, et qui consacre un principe juste en
IWDéwe, outre qu'elle contient certaines concessions faites par la France
^2S8 RETOB Ofi» DEUX MdMEB.
à la Hollande. Ici encore le vote de la chambre a été approbstif;
autre traité a été moins hem^ux : c'est celui qui avait été négoci
Portugal pour une délimitation meilleure des possessions hollan
portugaises dans l'île de Timor. Le principal motif du rejet de ce
l'absence d'une disposition qui consacre la lfl)erté religieuse en fi
Hollandais qui passent sous la domination portugaise par Téchang
ritoires, tandis que cette liberté existe en faveur des catholiques qv
sous le pouvoir hollandais. La question de délimitation reste donc ii
et la Hollande se trouve privée d'un tcrritoh^ qui contient Justci
mines de cuivre. Enfin le gouvernement hollandais vient de cou
traités avec la France, la Belgique et les États^Jnis pour ra&nissioi
consulaires aux Indes orientales : acte intelligent qui ne peut a
résultat que d'étendre ou de consolider les rapports du commerce,
été favorablement accueilli en Hollande. Dans quelques Jours, la se
chambres de La Haye va se clore, et elle n'aura point été inutile
rets du pays.
Au-delà de l'Atlantique, les know nothing (!) ont le privilège d
l'attention du public américain. Grâce à eux, la question de Cuba a
meiller paisiblement pendant toute cette année, et les expéditions
projetées contre le Mexique ou tel autre pays du nouveau contine
être étouffées en germe. C'est ce qui est arrivé notamment au colone
chef d'une expédition pour la colonisation du Nicaragua, qui s'est \
au moment où il allait s'embarquer. Le colonel Walker a été plus !
il est parvenu à s'échapper de San-Francisco avec soixante-cinq ho
il est parti pour la conquête ou la colonisation du Nicaragua. Esp
sa nouvelle entreprise obtiendra aussi peu de succès que sa dernière
contre la Basse-Californie.
Ce sont donc les knota nothing qui attirent en ce moment l'att
l'Amérique. Au mois de mai, ils ont tenu une réunion à New-Yc
mois-ci, dans une convention tenue à Philadelphie, ils ont fort
programme définitif. Un grand avenir semble réservé à ce parti nou\
on connaît maintenant tous les principes et toutes les tendances,
des hnow nothing est une réaction à la fois contre l'élément europé
en Amérique par l'émigration et contre l'égoïsme des anciens parti
«e fractionnant à l'infini, étaient devenus des coteries où des i:
localité, de camaraderie ou même de famille avaient fini par Tem]
les intérêts du pays. En outre ce parti se donne comme plus nation
whigs et les démocrates; il ne représente ni le nord ni le sud, il i
lUnion tout entière; enfin il replace la république des Ëtats-Uniss
première, le protestantisme. L'Amérique accuse, si l'on peut ainsi ;
plus en plus son individualité comme nation. Avec le parti des knou
elle cherche à mettre un peu d'ordre dans le chaos qu'ont produit
ans de liberté illimitée, et que les anciens partis semblaient vouk
ser. Ce mouvement commence à peine, et il faut s'attendre à le>voi
(1) iffliotii nothing, c'est-à-dire cenx qui ne savent et ne veulent rien satoi
n'est pas aniâricaln et commun ât la répobliqne tout entière.
KEVIME. * GHRONIQUB. 259
des coDsèqueiiiees Incalcalables. Les émigrans ne recevront plus à ravenlr
UQ accueil aussi îaûle; les lois de naturalisation seront révisées : il ne sera
phs permis à des Irlandais ou à des Allemands débarqués de la veille de
bouleverser le résultat des élections. L'élément européen y en un mot, ne
«ma plus le même rdte dans les affaires américaines. Peu à peu par consé -
qiient le flot de l'émigration se détournera des Êtats^Jnis, qui développeront
leurs forces normales et nationales sans avoir à compter avec des étrangers
habitués à des idées et à des mœurs contraires aux leurs. La propagande ca-
tholique, en dépit de l'article de la constitution qui assure à tous les cultes
k tolérance la plus complète, ne pourra plus s'exercer avec la même liberté,
i^fà des couvens ont été visités, et ces visites ont donné lieu à quelques
90^168 scandaleuses ou ridicules, mais qui sont un indice de ce qui se prépare.
Ita des articles du programme des know nothing est d'ailleurs formulé ainsi :
ihûstilité aux prétentions du pape, dont les prêtres et les prélats de l'église
(afhdique romaine sont ici, dans cette république arrosée et fécondée par le
siD^ protestant, les intermédiaires. » Un autre article recommande la liberté
d'éducation x>our toutes les sectes, mais avec la Bible parole de Dieu pour
base universelle. Ainsi les deuxélémens européens principaux, l'émigration
el le catholicisme, vont se trouver d'ici à peu de temps ouvertement attaqués
et restreints. Sur la question de l'esclavage, les know nothing s'en tiennent
aax principes du compromis, qu'aucun des deux partis américains n'est plus
m état de défendre, et qui est cependant la sauvegarde de l'Union. Les wblgs
en eilet, généralement abolltionistes, après avoir perdu leurs chefs modérés,
fianiel Webster et Henri Clay, dont ce compromis était en partie l'œuvre,
oDt échoué à la dernière élection présidentielle, parce que leur candidat le
{tes éminent était accusé de tendances abolltionistes et se présentait sous le
pdronage de M. Seward, et les démocrates, qui ont triomphé en s'appuyant
sur «s principes, ont été inûdèles à leurs promesses. M. Pierce et son cabinet
QOt montré une tendance free soilitte très prononcée. Ni les whigs, ni les
démocrates modérés ne sont en état de former une majorité suffisante pour
aanm le choix d'un président favorable au compromis, et la prochaine élec-
tktt présidentielle sera probablement l'œuvre des know nothing»
Les Américains gouverneront l'Amérique, tel est le premier article du pro-
gnmme know nothing. Plus d'élémens étrangers ni d'inûuence étrangère,
et quant à la fédération, plus de nord ni de sud, d'est ni d'ouest : il n'y aura
^une république, une, indivisible et américaine. Ainsi l'Amérique, riche
d'élémens de prospérité épars et sans lien, cherche à les unir; elle cherche
on f^ein contre l'anarchie et l'éparpillement des forces morales et maté-
ridlet. Le programme de^^now nothin^/^i son premier pas vers la concen-
tntkm des forces, la cohésion, l'homogénéité et l'unité.
CH. 1>1 HAZADB.
SmnrsifiBS iolitairss ire la AÉPimLiauE et de l'empire, par le baron
Berthexène (i). — Les documens historiques sur les guerres du consulat et
de l'empire abondent en ce moment. L'Histoire de la Campagne de 1800, par
(i) s ToL in-a*. Domaine, 1855.
2i0 BEVUE DES DEUX MONDES.
le duc de Valroy, les extraits d'une Histoire des Guerres de Vempire^ par
duc de Belluoe, les Ménwires de Masséna, du maréchal Souff, la Campagi
</^ 1812 par le lieutenant-général Fezensac,\es Sowenirs fnilif ait es duhan
Berthezèue, tiennent le premier rang x>^rmi ces travaux. Ce dernier ouvrag
qui est aussi le plus récent^ est peut-être également le plus utile à consi;
ter, pour le côté stratégique qui s'y trouve amplement développé et pour .
franchise dont Tauteur fait preuve en toutes circonstances. Ces ^oureni
militaires comprennent les campagnes d'Italie 1797-1800, de Prusse iM(
1808, d'Autrîche 1809, de Russie 1812, d'Allem igne 1813, de Belgique i%u
Le général Berthez^ne a été acteur dans toutes ces campagnes, acteur un
portant dans quelques-unes, et il fait défl'er devant nos yeux tous les menu
détails, le côté Intime et vulgaire, stratégiquement parlant, de ces grande
guerres que nous voyons dans le lointain comme une masse confuse, el
qui sont déjà devenues pour nous l'histoire, cette sorte d'histoire général
85e par une vague tradition. Le général expose avec concision, avec nettelé^
les grands mouvemens de guerre, les manœuvres qui amènent les arméa
en présence, et les combinaisons qui décident la victoire sur le champ dfl
bataille. Ses narrations de la campagne de Russie et de la bataille de Wate^
loo peuvent être, sous ce rapport, rangées au nombre de nos meilleuwi
pages d'histoire militaire. Dans un tel c^dre, on comprend que la personna-
lité de l'auteur apparaisse rarement. Pourtant quelques considérations po-
litiques et socia'es sur les pays où il a fait la guerre, sur l'état de la Franee
pendant l'empire, des observations sur les rivalités des généraux, sur Tartil-
tra:re, l'incurie et les rapines de l'administration, quelques discussions da
plans ou de la politique de Napoléon, nous ont permis d'apprécier la sincérM
du narrateur. Ses jugemens sont généralement sévères et formulés en peo
de mots; ses réflexions indiquent un esprit sérieux et observateur. Nom
sommes loin néanmoins d'adopter toutes ses idées. Dans ce livre, c'est p»
que toujours le soldat qui parle; de là proviennent les qualités et les défauti
— l'utilité, l'autorité pour tout ce qui touche à la stratégie, à l'art, à l'hfa
toire purement militaire, ^ la bonne foi, mais la partialité inconlestabi
pour ce qui est la philosophie de l'histoire. Le général Berthezène jette su
la France de l'empire le regard de l'offioier supérieur heureux et victorlem
on comprend qu'il y a p'ace pour d'autres points de vue qui ne mènent i
aux mêmes éloges, ni à la même satisfaction. Après l'empire, c'est encore!
même regard qu'il jette autour de lui, le regard de l'offlcier supérieur, mi
passionné, exaspéré par les défaites, se préoccupant uniquement d'une part
glorieuse de la France, l'armée. Nul ne peut l'en blâmer; mais nos pèreB,
vivement attaqués, ont pu penser que la gloire achetée au prix de tant i
sang et de misères n'est pas tout pour une nation. La possibilité de la V
physique et morale, la paix après une telle dépense de vies humaines,
lii)erté après une telle contrainte, le large développement de l'intelligeiie
de la littérature et de l'art, entrent pour quelque chose aussi, ce nous semU
dans l'existence, le bonheur et la dignité d'un peuple. c^d. D'asBicAutr.
V. SE Mais.
L'HISTOIRE ROMAINE
A ROME.
VI. •
LES DEBRIEIS TEIPS DE U RÉPIBIIQDE.
■orti in GrMqoes mr le Capitole et snr rAventin. — Sjlla et Marias, leor Morenir. — Ciréron,
•« portrait, sa destinée : le Purom, Tasculom, Formies. — Cicéroii ei Démoi^iliènp. — Portrait
4*AaioUM le trlamtir. — Statue de Pooiftéc, niort de Cé^r et meuilre de Ro«si. — Portrait de
BrUfti. — César et AleuiKlre. — Jardins de SuUosie, eorroinion des mœort. — Portrait du jeimc
L'influence de la Grèce sur les destinées de Rome m'a retenu
kmgtemps. Il me fallait montrer dans l'art cette influence liée si
intifoeraent à celle que la Grèce exerça sur la société elle-même*
Comment aurais-je pu Toub'ier en présence des nombreux raonn-
flieos où elle est pour ainsi dire écrite, et qui témoignent si haute-
ment des conquêtes de l'esprit grec, conr]uêtes brillantes et funestes
qui Grent la splendeur de Rome et préparèrent sa ruine? Je me suis
arrêté sur ce sujet avec plaisir. Je rentre avec tristesse dans T his-
toire proprement dite. Les beaux temps sont passés. Nous allons as-
Sâter à l'agonie de la liberté et à l'avènement de l'empire.
Le dernier souffle de la liberté expire avec les Gracques, nobles
frères qu'a souvent calomniés l'histoire. On a vu dans les lois agrai-
res, auxquelles ils sacrifièrent leur vie et attachèrent leur nom, une
sorte de communisme insensé, et ceux qui poursuivirent ces rêves
(i) Voyez les lirraisons des 15 février^ 15 mars, 15 avril, !•' et 15 juin.
ÎQD n. — §5 JVILLR 1S&5. 16
en invoquant à tort le souvenir des Gracques ont achevé d'égan
postérité. Les Gracques ne songèrent jamais à une division nou^
de la propriété : ils ne voulaient dépouiller personne d'un droit
tement acquis; tout ce qu ils demandaient, c'était une réparti
moins inégale des terres publiques usurpées par Igb paitmcÂen»
la loL Les patricieas ne leur pardonnèrent: pas une tentative à I
yeux si criminelle et les assassinèrent l'un après l'autre. Ce n'est
pour nous une raison de les flétrir comme des séditieux et des ei
mis de toute société.
Les Gracques commirent un crime encore plus grand : ils eui
le sentiment italien. Les premiers ils osèrent proclamer d'au
droits que ceux de l'égoïste cité romaine. Ce n'est pas non plus
raison de les maudire aujourd'hui, même à Rome. Mais où troi
des vestiges de leur mémoire? Aucun monument ne la rappc
Leur père avait bâti un temple à la liberté, eux ne songèrent c
reconstruire la liberté elle-même. Ils ne purent, malgré leurs effo
réparer cet édifice qui s'écroulait; ils n'en ont pas élevé d'au
Je n'ai point rencontré leurs statues ou leurs bustes. Leurs nol
familles rougirent probablement de' ces patriciens qui avaient a
le peuple, et le peuple, avec son ingratitude ordinaire, n'a pas c
serve leurs images.
Mais du moins on connatt les détails de leur mort; on peut
suivre pour ainsi dire à la trace dans leurs dernières luttes tm
les adversaires qu'ils accusaient de spolier les plébéiens, etquili
répondirent en les égorgeant.
De leur généreux sang la trace nous conduit.
Tiberius Gracchus périt là où est maintenant la place du^pilû
et où était alors une place d'où l'on montait par un escalier
temple de Jupiter Gapitolin, à peu près à l'endroit où se Ira
aujourd'hui celui qui conduit à la porte latérale de l'église d'i
Cceli, située sur Ueroplacement de ce temple.
P. Scipion Nasica, dur patricien de la vieille roche, bîeoi
parent des Gracques, enveloppa sa main gauche dans un panJl
toge, ce qui était un signe de guerre déclarée, et s'élança sur
degrés du temple de Jupiter en criant : <( Que ceux quiveulonts
ver la république me suivent! )> Alors les patriciens, les sénatH
une partie des chevaliers et même un certain nombre de pléMi
se précipitèrent vers Gracchus, qui était-sur la place avec son nMn
(C appelant k lui, dit Velleius Paterculus, toute l'Italie. » (2é
surtout ce cri qu'on ne lui pardonnait pas. Bientôt il fut forcé
fuir, et comme il descendait la pente du Càpitole, il moumt att
LHIflXOia£ >ROIfAIIf£ A BÛliE. 2^3
fu un morceau de banc, car les patriciens avaient brisé des bancs
gai se trouvaient là pour les jeter à la tète de Gracchus et de ses
unis, les récits les plus hostiles n'accusent ceux-ci d'aucune vio-
leoce. Ce ùit donc une émeute patricienue. Des assommeurs pa-
triciens dépêckèrent ainsi contre toute légalité l'homme qu^ils re-
doutaient.
Quelle plus touchante histoire que celle des Gracques? Tiberius
Gracchus a été massacré. Son héroïque mère, Cornélie, porte son
deuil et vit dans une retraite profonde; mais elle ne détoi:rne point
Caîus, son autre fila, de suivre le même dessein et de s'exposer pour
la même cause à un sort semblable. Au contraire, elle l'entretient
daus les sentimens que la mémoire sacrée d'un frère lui ins{4i*e.
Caîus devait succomber à son tour à peu près de la même manière.
Seulement la scène tragique est transportée du Capitole sur l'Aven-
tÎD. Cette fois il y eut une lutte violente. Caïus Gracchus savait com-
Deol les meurtriers de son frère répondaient à des discours. Vaincu,
il fie réfugia dans le temple de Diane, là où est aujourd'hui l'église
de Sainte-Sabine, et, s' étant mis à genoux (ce trait est à noter au
ma du paganisme) , il demanda à la déesse qu'en raison de leur
i^ratitude et de leur trahison, les Romains ne fussent jamais libres :
cette prière du désespoir devait être exaucée; puis il tâcha de fuir.
& avait des amis dévoués. L'un, Pomponius, je me garderai bien de
le pas le nommer, fit face aux adversaires vers la porte de la ville,
E&utre, nommé Lstorius, sur le pont de bois, renouvelant presque,
pour défendre son ami, l'exploit dHoratius Coclès, que ce pont rap-
pelait. Le fugitif, suivi d'un seul esclave dont le nom était Pliilocrate,
parvint jusqu'au bois des Furies, sur la rive droite du Tibre. C'est là
que Tescla^e Philocrate, par son ordre, lui donna la mort et se tua
air le corps de son maître. Je ne sais si Caïus Gracchus invoqua les
éhrinités du lieu, mais depuis ce jour, qui ouvrit l'ère des guerres
Qfiies, elles se déchaînèrent sans pitié sur la république romaine.
Si le lecteur trouvait quelque émotion dans ce récit, c'est qu'en le
traçant je me rappelais, en présence de l'Aventin et du Capitole, une
kfOD d'histoire romaine que j*ai entendue il y a vingt-cinq ans de la
Wucbe de Niebuhr à l'université de Bonn. Niebuhr n'était pas ré*
lolutionnaîre : la révolution de 1830, dont il s'était exagéré les pé-
nis, a eu partie causé sa mort; mais Niebuhr aimait la liberté*
L'âme de cet homme, dont l'érudition avait quelque chose de fabu-
Inx, élait vive et tendre. Au milieu de ses discussions subtiles et
pnibades sur les points obscurs de rhisto'u*e romaine, quand il
vivait à une belle action ou à une belle mort, le professeur s'atteor
irisMit. Ob sentait que ce savant avait un cœur. Je n'oublierai jar-
2Ai BEYUE DES DEUX MONDES.
mais avec quel accent pathétique il nous raconta la fuite de Gains
Gracchus descendant la pente de TAventin, suivi de son esclaf0
fidèle. Rome est mon excuse pour ce' souvenir donné en passant à H
mémoire de son docte et ingénieux historien. J'ai été heureux dt
rendre sur le Capitole cet hommage à celui dont le souvenir et Fimagé
y sont présens dans le docte institut qu*il a fondé, celui auquel .|é
dois moi-même, avec le goût de l'antiquité, d'avoir compris l'abîme
qui peut séparer ces deux choses, — révolution et liberté. L'éducaf*
tion de mes sentimens politiques devait être complétée par l'aiai
auprès duquel j'achève ce travail commencé à Rome, l'auteur de ht
Démocratie en Amérique.
(( Quand Caïus Gracchus, a dit Mirabeau, tomba sous le fer des pl^
triciens, il ramassa une poignée de poussière teinte de son sang ci
la lança vers le ciel. De cette poussière naquit Marins. » La phraÂ
un peu emphatique de Mirabeau est vraie. Les pat iciens n'avaieiBi
rien voulu céder aux Gracques, et ils furent décimés pnr Marins. Li.
lutte changea de nature; on ne se combattit plus avec des lois, mail
avec des proscriptions.
Marins, c'était la plèbe incarnée; inculte, impitoyable comïM
elle, il avait quelque chose de Danton, si Danton eût été soldatF
Sylla est bien le chef du parti aristocratique; sa cruauté est froitt-:
comme la férocité de Marins est emportée et violente. Il y a du dél^i
dain patricien dans sa réponse à ce Romain qui, poussé à boutplK;
l'horreur, osa lui demander : Quand cesseras-tu de proscrire?— Jî|,
ne sais pas. — Le même flegme de grand seigneur faisait dire à SylHl^
un jour qu'il parlait au sénat dans le temple de Bellone, et conifBf^
on entendait les cris de deux mille prisonniers égorgés par MftiJ
ordre dans la Villa publica : N*y faites pas attention, pères conscrittf||
ce sont quelques factieux que je fais châtier. Il y a un peu loin AfN
la Villa publica au temple de Bellone, c'est-à-dire aujourd'hui dH^
l'église Saint-Ignace à la Piazza Margona; mais le sénat était silaiM]|.
deux quand Sylla parlait, et deux mille hommes qu'on égorge f(Ml|.
quelque bruit. 'M
11 n'existe pas à Rome de portrait authentique de Marius ou
Sylla. Marius et Sylla, leurs médailles le prouvent, ne ressembla
pas à leurs bustes prétendus du Vatican et du Capitole. On a do
ces noms à ces bustes parce qu'on leur trouvait Tair méchant: c*é
tait bien une raison; mais elle n'était pas suffisante, surtout pol
Sylla. Celui qui a dit les mots que je viens de rapporter devait vnÊl^
une figure dure et froide, portant l'expression altière du dédaâlSr^
Bu reste il n'est pas étonnant qu'on ne possède point, au hkhosI^i
Rome, des portraits authentiques de Sylla et de Marius. ProsciiÉ
l'histoire romaine a ROME. 2'ib
alternativement, leurs partisans ont dû, pendant qu'ils triomphaient,
détruire les effigies du chef du parti contraire, et tous deux ont élé
punis des proscriptions qu'ils décrétèrent par ces proscriptions
mêmes, dont reflet a été d'anéantir leurs images.
Cesbonames, qui ont tant détruit, n'ont rien laissé. Marins, le plus
destructeur des deux, car Sylla était conservateur à sa manière, n'a
pas, qu'on sache, construit beaucoup d'édifices. Sylla au contraire
en avait élevé et réparé plusieurs. Il n'en reste pas trace à Rome. Il
n'y subsiste de lui, comme partout, que le souvenir d'une cruauté,
f une audace et d'une fortune extraordinaires. Les monumens élevés
en leur honneur ou à leur mémoire ont également péri. Le tombeau
de Sylla était placé dans le Champ-de-Mars, au bord de la voie Fla-
mioienne, aujourd'hui le Corso, et ne devait pas se trouver très loin
de la place du Peuple. S'il existait, ce serait le premier monument
que rencontreraient les voyageurs en entrant à Rome. Ils peuvent se
consoler que leur arrivée dans la patrie de tant d'honnêtes gloires
ne sot pas saluée par le tombeau de Sylla.
Près de là, dans le lieu où est aujourd'hui la place d'Espagne,
s'élevait un monument en l'honneur de Marius; ses trophées étaient
au Capitole. Le monument a disparu, et je ne le regrette pas plus
que le tombeau de Sylla et la tombe de Néron. On voit bien de pré-
tendus trophées de Marius au haut de la rampe du Capitole, mais
évidemment ils ne sont pas de son époque. M. Lenormant a très bien
prouvé que le monument qu'ils ornaient n'a jamais eu rien à faire
avec les trophées du vainqueur des Cimbres. Là était un château
d'eau placé sur une ligne d'aqueducs, et l'empereur Alexandre-Sévère
y avait fait construire un de ces édifices dédiés aux nymphes qu'on
app^ait nympfiées.
Je trouve qu'il y a un certain plaisir à s'assurer qu'il ne subsiste
à Rome aucun vestige de ces deux hommes. Ils instituèrent les pre-
miers une tyrannie sanglante, mais passagère, qui ne fut surpassée
que par les progrès de l'empire.
Quand on a franchi les deux noms sinistres qui planent sur cette
sombre époque, l'on respire en prononçant le nom de Cicéron. N'ac-
ceptez point comme ayant jamais pu ressembler à Cicéron le buste
de ce gros bomme à la face pleine, aux épaules carrées, que donne
pour tel le catalogue du musée Capitolin , et que vous retrouverez
dans la galerie du Vatican; mais celle-ci renferme un buste dont la
ressemblance avec les médailles de l'orateur romain est frappante :
tête fine et spirituelle, regard intelligent et un peu incertain, phy-
nonomie exprimant l'ardeur plutôt que la résolution. Reconnaissez
ici l'image de ce bel et noble esprit que tourmentaient à la fois les
petits calculs de la vanité et les généreux instincts de la gloire. De
2A6 KETUB DES DEDX llOIfDCS.
ces lèvres fines ont pu jaillir des traits piquans ou s'épancher
périodes batmonieuses; sur ce visage animé, inquiet, vous poun
lire une vie mêlée d'élans courageux et de faiblesses paasagëflM^
rachetées par une noble mort.
Allez au Forum, comme dit Byron, encore tout enflammé de Ck^
ron , burns with Cicero : vous y verrez les vestiges du temple de Iê^
Concorde, où le sénat s'étsdt rassemblé pour juger Catilina. La baw
des roslres anciens est encore debout. La tribune aux harangues eik^
même est figurée sur un bas-relief de Tare de Constantin. Rîea nt:
vous empêche donc de la relever par la pensée et d'écouter Cicéroo j
prononçaot ses Cntilinairex, s' adressant au sénat réuni dans le tes^
pie de la Concorde, qui est à sa gauche, et au peuple, qui esit daUi
le Forum , à sa droite, c'est-à-dire à vous, ad setwtvm et ad 90$^
comme il dit lui-même. Remplissez les alentours de tumulte et da
désordre; que Cicéron, menacé par des bandes de gladiateurs, viennei
entouré de jeunes patriciens, appeler sur les complices de CatiHna li
supplice qui les attend à deux pas, dans la prison Mamertine, oA fl
les fera étrangler. Toute la destinée de Cicéron est en ce lieu : id,
aux rostres anciens, sa lutte victorieuse, sa gloire, son triompbei
retournez-vous : à Vautre extrémité du Forum, vous reconnaîtrez If
lieu où étaient les rostres nouveaux, élevés par César. Là Cicéron a.
aussi parlé, là il a prononcé contre Antoine ces Phihppiqves mot^
dautes que le triumvir ne devait point lui pardonner. C'est à coi
rostres nouveaux, où Antoine lui-même avait prononcé, en présence
du corps sanglant de César, le discours qui, en changeant les dispe-
sitions du peuple, décida peut-être de l'avenir de Borne, c'est là
qu'ont été clouées les mains coupées et la langue muette du grand
orateur, lâchement accordé aux rancunes d'Antoine par l'ingratitudl
d'Octave.
Entre ces deux momens de la destinée de Cicéron et entre kl
deux extrémités du Forum, théâtre de cette destinée, se placent biei
des souvenirs qui le concernent. Là bas était la curie qui fut coaam^
mée par l'incendie qu'allumèrent les amis de Clodius en brûlant son
cadavre. Vous transportant en esprit dans fantiquité, vous pounee
voir d'ici, sur le Palatin aujourd'hui désert, le lieu où la maiean di
Cicéron (au sujet de laquelle il prononça les deux discours qne vmti
connaissez) s'élève parmi les maisons de Lucullus, de Catulus, dansi
le beau quartier de Rome. Ces splendides demeures qui bordent k-
Palatin, d'où elles ont une vue si magnifique sur les monamenadn
Forum et les temples du Capitole, vous empèclient de découvrir M
peu en arrière la maison de Catilina, le mortel ennemi de Gieénflir
et qui était son voisin.
Si vous voulez suivre l'histoire du procès de Milan, Tooe
l'histoire rovaine a roke. S&7
yerer à Bovillae, un peu avant d'arriver à Albano, le lieu où Milonn
tua Clodius. Dne fois là, vous irez jusqu'à Frascali pour monter-à
Tosculum et visiter Cicéron dans sa belle villa, d'où César vient de
sortir et où il compose en ce moment une tuscitlave qu'il pourra
?ons lire. Enfin, près de Gaëte et de sa villa de Formies, vous re-
trouverez l'endroit où, arrêté par les sicaires d'Antoine, tout ce
qu'il 7 avait de romain en lui se retrouva pour bien mourir, et où,
avançant sa tête au-devant du glaive, il la tendît hors de la litière
aux assassins, en attachant sur eux un regard qui les épouvanta.
A côté du buste de Cicéron est placé le buste bien connu et sou-
icirt reproduit de Déraosthène : la planche qui les porte tous deux
Dffire ainsi un parallèle tout fait, à la manière de Plutarque; mais
si TOUS voulez comparer réellement les deux plus célèbres orateurs
de l'antiquité, ce qu'il faut opposer au portrait de Cicéron dont j'ai
parlé, c'est la statue de Démosthène qui est placée dans le Braccio-
Nu9vo. Cette admirable statue, où sont enripreintes une énergie mâle
et une simplicité vigoureuse, exprime merveilleusement la conten-
tion de la volonté, la concentration de l'esprit. La différence des deux
personnages est marquée dans leurs portraits. Cicéron peut être le
phs séduisant des orateurs et le plus aimable des hommes, mais
César vainqueur de ses amis ira souper chez lui et parler littérature;
Démosthène est un orateur invincible et un mortel d'une autre
trempe : il tiendra tête à Philippe, il luttera contre Alexandre.
Cette statue de Démosthène a été trouvée à Frascati, dans la villa
Hondragone, pas très loin de Tusculum et par conséquent de la
▼îlla de Cicéron. On aimerait à penser qu'elle provient de cette villa,
•t qu'inspiré par une noble émulation, Cicéron avait voulu avoir
constamment sous les yeux son rival et son modèle.
Le nom de Cicéron rappelle le nom de son meurtrier. On ne con-
mnssaît qu'un portrait d'Antoine, c'est le buste d'un homme dont
Fembonpoint est prononcé, qui a le col gros, de larges épaules, et
on s'explique en le voyant comment sur les médai les Antoine est
leprésenté en Hercule. Les traits ont peu d'expression et peu de
caractère. C'est l'Antoine de Cléopâtre, le soldat voluptueux qui
s'est épris d'une reine coquette; amolli loin de Rome dans les fêtes
elles festins d'Alexandrie, il fuira à la bataille d'Actium et ira hon-
teœement mourir dans les bras d'une femme qui, tout en le pleu-
rant, déjà songe à le remplacer. Cet Antoine-là est assez débonnaire,
et peut-être un grand repas ou une partie de pèche au bord du N41
hi auraient fait oublier de se venger. Mais on a découvert, il y a plu-
acurs années, un autre buste d'Antoine ou plutôt le buste d'un autre
Antoine. Celui-ci, c'est le triumvir, car son portrait se trouvait avec
248 AEYUE DES DEUX MONDES.
ceux d'Octave et de Lépide. Il est jeune, plutôt iiiaîgre que gras; j
a l'œil mauvais et la bouche méchante; ces lèvres sèches demande?
ront la tête de Cicéron, et ce n'est pas cet «autre triumvir, le froU
Octave, qui, bien qu'il ait appelé Cicéron son père, s'il y trouve l'in-
térêt du moment, la lui refusera. Quant au comparse du triumvinfi
Lépide, c'est un assez beau garçon qui a l'air fort content de sapei^
sonne, et qui ne causera pas aux deux autres grand embarras. ,|
signera de cet air aimable que voilà autant de proscriptions qu'ci
voudra.
La mode sanglante des proscriptions est interrompue. C'est par&
guerre civile, qui vaut mieux, bien qu'elle soit une triste choflfi
c'est par la guerre civile que se combattent maintenant les deq;
grands champions de la cause patricienne et de la cause populairftr'
Perdues l'une et l'autre, désormais elles ne seront plus qu'unpif^
texte pour l'ambition de Pompée et de César.
Pompée a une figure un peu lourde, mais assez honnête, ospr^
bum. On y remarque une certaine satisfaction de soi-même qu'o^
volontiers les hommes dont la valeur est moindre que le rôle. Je cnii
que Pompée était un de ces hommes et qu il fut toujours, en i '
de son nom, Magnus^ plus vain que grand. Une certaine rond
molle dans les contours annonce l'indécision qui le perdit. On
que ses lenteurs et ses incertitudes échoueront contre l'énergie (
décision de César. La diiïérence de ces deux hommes est manife^
dans tout ce qu'on sait d'eux, mais rien ne les peint mieux quedeà
inscriptions qu'ils composèrent. Celle de Pompée disait : « Cn. PoÊt
peius Magnus mperalor, ayant terminé une guerre de trente année^
ayant battu, mis en fuite, tué, réduit en captivité cent quatre-viojj^
mille hommes, ayant abîmé ou pris sept cent quarante navires, reff
la soumission de quinze cent vingt-huit forteresses, ayant subjugà
toutes les contrées qui s'étendent de la Mer-Rouge jusqu'aux Pi
Méotides.... » Quand aura-t-il tout dit? L'inscription de César éi
plus brève : « Ten/, vidi, vici, je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu.ji
Évidemment l'auteur de celle-ci devait battre celui qui avait rédifl
l'autre. ^
Il n'y a pas à Rome de plus historique statue que la statue ^
Pompée, qui avait été relevée par César, et au pied de laquc^
César fut frappé. Le lieu où elle a été trouvée rend ce fait à peu pn
certain. On sait que le meurtre de César s'accomplit dans la ciml
attenant au portique de Pompée, et l'on sait où était ce portique vol
sin de son théâtre, dont les fondemens subsistent sous un palais 4
Rome. On sait encore qu'Auguste avait fait enlever de la curiei
placer sur un Janus la statue de Pompée au-devaot de la basiliqi
l'histoire ROMâlNE A ROME. 2&9
gnî portait son nom. Ces indications conduisent précisément vers la
rue des Lautari^ où elle a été trouvée. Quel souvenir, quelle scène!
César frappé en présence de cette statue, et cette statue est celle de
Pompée!
Mais l'est-elle bien véritablement? Cruel scepticisme qui vient
souvent vous glacer à Rome en présence des reliques parfois apo-
cryphes de Tantiquité. Non, celle-ci paraît de bon aloi. Après beau-
coup d'objections et de discussions, la foi archéologique a triomphé.
Ddc circoDStance surtout avait soulevé des doutes; la tête et les
Épaules n'ont paé Tair d'aller ensemble, mais c'est que la malheu-
reuse destinée de Pompée s'est attachée à sa statue et Ta poursuivie
à travers les siècles, comme elle avait poursuivi Pompée à travers le
monde. La tête a été séparée du corps et assez mal rajustée. Ainsi
Pompée devait être de nouveau décapité après sa mort. 11 courut
encore un autre danger. L'eflîgiede l'illustre Romain s'étant trouvée
sous un mur mitoyen, les deux propriétaires limitrophes s'en dispu-
tèrent la possession. Un Salomon barbare proposa, dit-on, de parta-
ger entre les contcndans l'objet en litige, et de donner à chacun une
moitié du grand Pompée. Les aventures de la statue ne s'arrêtent
pas là. Pendant la piemière occupation de Rome, les tragédiens
français, qui avaient imaginé de jouer dans le Colysée la Mort de
CiMr, eurent l'idée de transporter sur la scène la célèbre statue de
Pompée, pour que César mourût une seconde fois à ses pieds. Pen-
dant le dernier siège de Rome, les boulets de la France républicaine,
— qui ne 1 était guère, il est vrai, — pénétrèrent jusque dans la salle
du palais Spada, où se conserve l'image de Pompée, et respectèrent,
comme ils le devaient, l'adversaire de César.
La nouvelle république romaine, qui a eu son très faux Gracchus
dans Ciceruaccio, a eu son non moins faux Brutus dans l'assassin de
Bossî. Absurde parallèle qui a été fit entre un misérable et un
grand bomme ! Le christianisme nous a enseigné que le meurtre est
toujours un crime; mais Brutus ne connaissait pas la mora'e cliré-
tienne. Il immolait César au nom de la loi romaine, qui prescrivait
démettre à mort celui qui voulait se faire roi, et que les patriciens
ivaient appliquée sans autant de raison à plus d'un tribun. Le noble
et sage Rossi ne menaçait pas la liberté des Romains, il la servait
*îec intelligence et courage, et seul pouvait peut-être la sauver.
iRome, on a toujours, depuis Crescence et Rienzi, invoqué d'une ma-
nière plus ou moins vaine, ou plus ou moins déraisonnable, les sou-
Tcnirs politiques de l'antiquité. Dans le désir de la retrouver par-
tout, on a été jusqu'à prétendre que Rossi avait été frappé à l'endroit
°^ où César était tombé, parce que le palais de la chancellerie»
260 B£TUE DES DEUX MONIIES»
lieu du meurtre, est voi&in de la rue où Ton a trouvé la statue i
Pompée; mais, comme je Tai dit, cette statue avait été enlevée pi
Auguste de la curie où César périt, et placée à quelque distança jd
là, devant la basilique voisine du théâtre de Pompée. La joie de cetl
coïncidence topographique ne peut donc pas être accordée aux SiH
guinaires archéologues qui Font rêvée.
L*art italien a expié le crime d'une main italienne. M. Teneran
qui avait déjà exécuté un buste de Rossi d'une grande resseroblaafl
et d'une grande vigueur, vient d'achever une statue qu'un noU
Romain, de la famille Massimi, le duc de Rignano, destine à être pli
cée dans sa villa, située sur l'emplacement des jardius de SalluaU
Le pape, qui aimait Rossi, lui a élevé un petit monument dafl
l'église de Saint-Antoine, à côté du palais de la chancellerie, oùJ
a été assassiné.
Retournons à la Rome du vu* siècle; il n'est rien resté de Topa
lent Crassus que la tombe de sa fille. Le hasard des souvenirs qc
subsisteront ne peut pas plus s'acheter que la gloire. On conoal
la place des jardins de LucuUus, occupée aujourd'hui par Técol
française à Rome. Ces jardins rappellent les délices de sa vie : c'ei
toute la mémoire qu'il a méritée. Mais celui que je cherche surtout
c'est César, personnage extraordinaire qui a dominé cet âge et If
termine; César, le grand ennemi de la république romaine, etqi
en a été puni en donnant son nom glorieux à tant de vils empereun
On sait où demeurait César. En démagogue avisé, le noble à»
cendant des Jules s'était logé dans la Suburra, au cœur du quartia
plébéien, où la tradition plaçait la maison de Servi us Tullius, àà
populaire mémoire. Pompée, moins habile, demeurait assez prës^l
là, dans le quartier opulent et patricien des Carines; c'est aujou^
d'hui un des lieux les plus abandonnés de Rome. Le nom de la S»
burra {Piozza Suburra) s'est conservé, et ce quartier est plus amoil
que les Caiines, sans être aussi bruyant qu'au temps de Martial)
clamante Suburra.
Mais ce qui importe surtout de César, c'est son portrait: il yafll
lui à Rome plusieurs bustes et statues. J'ai été de l'un à l'autre, cbfiP
chant à pénétrer par eux dans Tàme de ce mortel auquel nul n'a4M
semblable, qui n'est pas cependant pour moi le plus grand in
hommes. Que de fois au Capitole (I) j'ai contemplé cette pbysionoadl
froide et un peu effacée, mais qui exprime l'intelligence clairede tooM
(4) Il y a une statue de César sons le péristyle de la cour du palais des ConservateHI
et un buste dans la salle où se trouvent les portraits des empereurs. Je n'ai pas iyadi
ici de ceux qui ne sont pas à Borne.
L*nsnroiBE bomahib a bome. 2(1
anse Je ffiscemement sûr, le ccaip d*œîl infaillible, et aussi Tabjîpnoe
fémotion, l'indifférence absolue au bien et au mal, à la colère et à la
pidé ! Sans doute la politique de César ne fut pas cnielle, et, il faut le
dire, celle de Pompée ne le fut pas davantage; mais les atrocités de
César dans les Gaules révoltèrent même le sénat romain. Ces atro-
cités ne lui ooûtaient pas plus que la clémence. Je crois qu'il entrait
daDs celle-ci, avec une mansuétude naturelle, un peu de calcul, car
k clémence peut être utile, et beaucoup de ce dédain paisible pour
fbamanité, qui fait paraître magnanime parce qu'on ne daigne pas
s'irriter de si haut. Lisez les Commentaires : c'est un style d'une net-
teté et d^uae fermeté singulières, c'est le style de l'action; mais ce
Style est sans image et sans passion. L'émotion est étrangère au
hogage de César comme à ses traits; si elle naissait dans son âme,
die serait maîtrisée et contenue par une volonté supérieure. César
itoiit connu et ne croit à rien. Il est matérialiste, comme le prouve
son discours au sujet des autres complices deCatilina, discours dont
Fimpiété scandalisa Caton. Doué d'ailleurs comme nul homme ne le
&t jamais, il est grand général, grand administrateur, grand ora-
teur, poète même, et, s'il lui plaît, il sera grammairien. 11 fait ce
^'il veut de son génie. L'empire du monde étant à sa portée, il
mettrait la main sur cet empire, n'était un petit homme pâle dont
ie buste est aussi au Capitole. Ce buste de Brutus est excellent : le
▼isage ^t maigre, les joues sont creuses; c'est bien le Brutus de
fhistoire, moins tendre et moins scrupuleux que ne l'a fait Shaks-
peare, mais agité avant l'action, incertain après. 11 y a dans la
bouche une grande énergie, et le regard est inquiet. Ce n'est pas
h farouche et inflexible résolution du premier Brutus, dont le buste
n'est pas loin. Marcus Brutus doutera avant de frapper, et, vaincu
àPbilippes, il s'écriera: Veitu, tu n'es qu'un nom! — L'autre Bru-
IDS n'eût pas dit cela.
Pour César, en présence du poignard, auquel il n'y a pas de ré-
ponse à faire, même pour le génie, il se voilera la tête et tombera
ans plainte, sauf un mot peut-être, mais où je vois surtout l'expres-
lion de la surprise : « Et toi aussi, Brutus! » — du reste impassible
it bdifTérent à la vie et à la mort jusqu'au bout.
Si je descends de l'homme historique à l'homme privé, je trouve
ior ce front chauve et dans cette physionomie blasée l'empreinte
l'une vie de désordres effrénés, qui surpassa la licence ordinaire des
mœurs romaines avant l'empire, et fit rougir même les contempo-
îaios de César. C'est surtout une tête voilée de César en grand pon-
tife qu'il faut aller voir au Vatican. 11 y a comme une ironie dans le
contraste de ce costume sacerdotal et de ce visage flétri, ridé, qm
262 REVUE DES DEUX MONDES.
semble celui d'une Messaline vieillie dans le vice. Oui, il faut Tôir
aussi ce César-là, qui est le César de Suétone, pour avoir une idée
complète de la créature la plus intelligente, la plus corrompue el
la plus athée qui fut jamais. . i
Il y a aussi au Capitole un buste d'Alexandre divinisé. Quelle dit.
férence entre lui et César ! Quelle noblesse ! quel élan ! Ce regard,
au lieu de se fixer sur la terre, se tourne vers le ciel et se perd dans
rinfini. On sent que cet homme est capable de crimes et de vertm^
de vraie passion et de vraie magnanimité; il tuera Clitus, mais ilb
pleurera; César n*eût ni tué ni pleuré son ami. Qui fut Tami de
César? Alexandre aimait la gloire pour elle-même, César la vouhil
surtout pour arriver à la puissance. César a possédé au plus luot
degré l'intelligence, qui est la moitié de Thomme; Alexandre aviil
reçu le don de Tenlbousiasme, qui fait les demi-dieux.
César est mort, Octave va venir s emparer de son héritage. Du resie
tout préparait l'empire. César faisait pour s'en rapprocher ce qu'a-
vait fait aussi Pompée et ce que firent après eux les empereurs : il
bâtissait des monumens publics, magnifique captation du peuple.
Pompée avait élevé le premier théâtre qu'ait vu Rome, et qu'ai
appelait théâtre de marbre^ tant le marbre, luxe nouveau des dci?-
nières années de la république, et qui sera le luxe de l'empire, f
était prodigué. Derrière son théâtre, Pompée avait fait construînl
un portique à quatre rangs de colonnes auxquelles de riches tefi»
tures étaient suspendues, et qui s'élevaient parmi des arbres et dci
fontaines. Il y avait joint un autre portique nommé les Cent eth
lonnes; César donna un nouveau forum au peuple romain, comml
firent depuis Auguste, Domitien et Trajan. L'achat du tetrain loi
avait coûté 2 millions et demi (10 millions de sesterces), et il et
dépensa en constructions plus de 60. Dans ce forum, il élevant
temple à son aïeule Vénus, dont il était un digne descendant, saD|
doute pour rappeler aux Romains la grandeur de son origine, et
les préparer à accepter un roi du sang des dieux. Un jour on 'h
vit, assis devant ce temple, recevoir, sans se lever, les hommagesdl
sénat. Au centre du Forum était une statue équestre d'Alexandre,
œuvre de Lysippe, César fit remplacer la tête du Macédonien par h
sienne; ceci encore est déjà une pratique de l'empire. Il plaça daai
son forum, avec le sans-gêne cynique d'un souverain qui honort
publiquement les objets, quels qu ils soient, de ses goûts, le portrait
de sa maîtresse Cléopâtre, et celui de son cheval favori, lequel avaH,
dit-on, des pieds pareils à ceux d'un homme, ce qui faisait, ce M
semble, un assez mauvais cheval. Caligula devait aller plus loin 6t
songer à créer le sien consul; mais on était sur le chemin.
l'histoire romaine a ROME. 253
n reste peu de chose des monumens de cette époque, et surtout
des monumens privés des Romains; mais ce qui en reste est instruc-
tif et fait coDDaître ce qu'était le luxe de la république à ses derniers
roomens, les grandes existences qu'elle renfermait, et combien l'opu-
lence démesurée de quelques citoyens et la corruption qu'elle entraî-
nait étaient pour la liberté une cause de ruine.
iNul ne doute de cette vérité; ce qui subsiste des jardins de Sal-
luste est bien fait pour la rendre sensible. Quand on voit un homme
comme Saliuste, qui dans son histoire comprend si bien et déplore
si énergiquement la dépravation de son siècle, qui aime si fort en
théorie l'ancienne sévérité romaine, qui, même dans son goût d'écri-
vain pour les mœurs antiques, se plaît à employer les vieux tours et
les vieux mots; quand on le voit, par la mollesse de sa vie, par cette
passion pour les richesses qui lui attira une condamnation de pécu-
lat, démentir scandaleusement le double archaïsme de ses maximes
et de son style, ne sent-on pas que tout est perdu depuis que l'éloge
de la vertu et la condamnation du vice ne sont plus qu'un exercice
de rhétorique sans conséquence dans la pratique de la vie? Vt decla-
malio fias.
Salluste écrivait son histoire, où respire l'honnêteté des âges sim-
ples, au milieu de ses magnifiques jardins, qui couvraient une partie
du Quirinal. On y voit encore l'emplacement d'un cirque et les débris
d'un temple de Vénus. Les vastes substructions qui soutenaient ses
terrasses ressemblent presque aux substructions du palais des Césars.
Cette fastueuse existence de Salluste était si bien une anticipation de
Fcmpire, que plusieurs empereurs habitèrent sa demeure, entre
autres Néron. Tandis que Rome voyait des particuliers jouir de ces
immenses richesses. César trouva trois cent trente mille citoyens
auxquels on distribuait du blé, c'est-à-dire qui vivaient de la cha-
rité publique. Il en réduisit le nombre à cent vingt-cinq mille; il ne
put faire davantage, tout César qu'il était. Cette populace de men-
diaos fut Tappui du trône des empereurs, qui l'amusaient de spec-
tacles et la nourrissaient d'aumônes. Punem et circenses.
Avant la fin de la république, les mœurs de l'empire existaient
déjà. Un général romain, pour dédommager sa maîtresse de lui avoir,
en le suivant à l'armée, sacrifié les plaisirs de l'amphithéâtre, faisait
égorger un Gaulois devant elle. On croit en être à Héliogabale.
Ce sont de pareils traits qui, bien que l'imagination ne puisse
écarter de tristes rapprochemens de décadence, font sentir que notre
civilisation, animée d'un principe supérieur, n'est pas tombée jus-
qu'au degré où était alors descendue la moralité humaine, et per-
mettent d'espérer que d'autres destinées l'attendent, qu'elle n'est
283^ ItlTTITE DES nBTTX MÛlfOES;
pas menacée de se traîner à travers rîgnominîe séculaire de Tempi
romain.
Est-il étonnant dès lors que la pensée de l'empire flottât dans to
les esprits? On s*y accoutumait, on y prenait par degré davantag
à mesure que la société se désorganisait plu» profondément, l
reste, les noms seuls étaient nouveaux : on connaissait la tyranni
Sylla avait régné, il avait tellement régné qu'il avait abdiqué. Il e
surprenant que le diadème essayé par Antoine sur le front de Césai
malgré les refus si sincères de celui-ci, ait soulevé tant de répa
gnances. Il faut que la comédie ait été mal exécutée, car on avai
permis à César d'assister au spectacle assis sur un siège d'or, a
qui ressemblait beaucoup à un trône, une couronne d'or sur la l^te.
Ce fut le diadème au lieu de la couronne qui choqua les Romainsj
mais le pas se pouvait franchir. On avait aussi accordé à Pompée
quelques honneurs semblables : le sénat lui avait permis de porter
habituellement la couronne triomphale. Sa statue du palais SpadH
montre le défenseur de la république, celui auquel on immolaii
César, tenant dans sa main un globe et une petite victoire ailée,
comme on représenta depuis les enf\pereurs. Peut-être pensa-t-fl
lui-même à le devenir. Ni Pompée ni César ne devaient être empe-
reurs, mais l'empereur n'était pas loin.
Il y a au Vatican un admirable buste qu'on appelle le petit Ath
gusfe, et qu'on devrait appeler le jeune Octave. Quand on ne saw-
rait rien de ce qu'on vient de lire, quand tout n'eût pas annoncé
le changement qui allait s'accomplir, quand n'eussent pas existé 1
Home la mollesse et la corruption que rappellent les jardins dk
Salluste, ce prolétariat mendiant pour lequel Pompée bâtissait soi
théâtre et ses portiques, auquel César ouvrait son forum; quani
les insignes de la puissance impériale ne se fussent point monCréi
par avance dans la main de Pompée et sur le front de César, î
suffirait d'aller au Vatican interroger la figure d'Octave presqm
adolescent, ces traits délicats, qui ont encore un peu le charme dfc
l'enfance, mais qui révèlent déjà tant de ruse et de fermeté, cette
bouche fine et froide, ce regard implacable, ce jeune front si som-
bre, pour dire : L'empire est venu !
sttmsÊ
LE ROMAN
DE MŒURS POPULAIRES
EN RUSSIE
•f. GRI&OROVITCH.
n y a tx)Tit un aspect de la Rassie que les voyageurs n'observent
guère, mais dont les conteurs nationaux commencent avec raison à
9e préoccuper : nous voulons parler des mœurs des paysans. « Le
aouvenir de nos villages, dit un écrivain russe pen disposé à juger
Êvorablement son pays (I), n*a point été effacé de ma mémoire par
les environs de Sorrente et de Rome, ni même par les vallées des
Alpes et les gras pâturages de rAn.i^leterre. La campagne en Russie
a un caractère qui lui est propre. Ces p'aines sans (in, couvertes
cTuoe verdure uniforme, respirent le calme et la confiance; elles font
pénétrer dans Tâme une émotion douce et triste. On éprouve un in-
dicible bonheur à s'asseoir, à Ventrée d'un village russe, à Tombre
d'un bouleau ou d'un tilleul. Devant vous s'étend une longue ran-
gée d* isbas (cabanes), qui, pressées l'une contre l'autre, semblent
disposées à brûler ensemble plutôt que de se séparer. L'air est em-
baumé par la fumée des séchoirs, par l'odeur des meules de foin quB
le soleil échauffe dans les prés, et par les émanations de ki forêt
Toisine, Rien ne trouble le silence, rien, si ce n'est le grincement
V) îf. Alexandre Hcrtzcn. Voyez, sur les romans de M. Hertzen, la Retni« 4u*l*^ aep-
256 BETUE DES DEUX MONDES.
rauque de la longue bascule d*un puits ou le bruit d*un cbariol
vide, dont le cheval, excité parla voix sonore du conducteur, ébraolft
en passant les rondins du pont. Quant à la population qui vit au seoii
de ces pauvres villages, elle réunit des qualités morales et pbysiquet
fort remarquables. Grâce à des formes sociales précieusement coObc
servées, le paysan russe n'a vraiment pas son pareil dans le monde;
il n*a rien de Tair contraint et grossier des paysans occidentaux. » <
Ainsi parle M. Hertzen, et Ton doit reconnaître qu'en faisant Cil^.
éloge des campagnes de son pays, il n'est véritablement pas allé trofk
loin. Les groupes d'isbas russes et leurs paisibles habitans forment.
sans contredit un ensemble original et poétique. C'est dans ce monda
naïf et sauvage qu on peut saisir quelques-uns des traits primitifs et
caractéristiques de la société moscovite. Comment se fait-il pour-
tant que les tableaux de mœurs rustiques aient été pendant long-
temps si rares en Russie? La réponse à cette question est dans l'hii^
toire même de ce pays. Les grandes crises qui ont fait reparattm ;
l'élément national dans la littérature russe sont de date toute ré-
cente. Depuis le xvii* siècle jusqu'au milieu du xix*, l'expression de •.
la vie populaire y est absente en quelque sorte. On la trouve çà etii \
dans quelques essais dont les auteurs sont restés inconnus, et dont ':
les érudits seuls se souviennent. Ces essais sont presque tous antér '
rieurs au règne de Pierre le Grand. Au xix* siècle seulement, le :
peuple russe retrouve des conteurs, grâce à l'impulsion que les '
événemens politiques du règne d'Alexandre donnent à l'esprit mo»-^
covite. Résumer dans ses traits principaux l'histoire des conteurs. '
populaires de la Russie et donner une idée des récits d'un écrivant
qui représente dignement cette famille trop peu nombreuse, ce rie.
sera pas seulement étudier une curieuse tentative littéraire : œ, "
sera aussi pénétrer par quelque côté dans la vie sociale d'un paysJ
d'où nous arrivent à peine de bien rares écrits; ce sera nous éclairer,
sur quelques-unes des causes de la faiblesse et de la grandeur de.
l'empire russe.
L
Bien avant le règne de Pierre le Grand, la Russie eut ses cbants.l
et ses légendes populaires, qu'on aimait à répéter dans les maisons; '■
des grands comme dans les plus pauvres chaumières. Cependant ces
naïves productions n'ont pas toujours un cachet précisément natio-'
nal. Nos romans de chevalerie, traduits probablement du tchèque ou*
du polonais, circulaient dans les campagnes, et \ Histoire d'Octih^
vien, la Belle Mnguclone, le Livre de Mélusine, transportés dans la
langue russe, ont gardé leur physionomie étrangère, sans avoir au-
LE BOMAN DE MCBCBS POPULAIRES EN RUSSIE. 267
COU titre réel à notre curiosité. Il faut arriver à la première moitié du
iTii' siècle pour rencontrer de véritables essais de roman populaire.
Ijo conte intitulé Siva Groudisine a un caractère vraiment russe,
l'iuteur inconnu met en scène un jeune marchand qu'un désespoir
d'amour décide à pactiser avec le diable, qui lui promet les plus
grands succès, pourvu qu'il se donne à lui par un acte en règle. Le
jeune homme y consent, et en effet, à partir de ce moment, tout lui
léussiL II s'engage comme soldat dans les troupes du tsar Mikhaïl
ïedorovitch, marche sur Smolensk et y fait des prodiges de valeur.
Doe maladie grave vient enfin le rappeler à des pensées de repentir
et de péniteoce. Après de longues souffrances, Sava se rétablit et
échappe au pouvoir du diable. 11 finit ses jours en paix, et s'efforce
de racheter sa faute par toute sorte de bonnes œuvres.
Au commencement du xvui* siècle, on voit paraître un autre ro-
nan, Frol Skobîef, tout à fait national pour le fond et pour la forme.
Une rapide analyse fera saisir aisénient toute l'originalité de cette
conception. Le seigneur Frol Skobief habite avec sa sœur le district
de Novgorod. Débauché et sans fortune, il noue une intrigue amou-
reoseavec Anouchka, fille d'un riche sloluik (1) du voisinage, Nadine
Nachtchokine. La duègne d'Anouchka se laisse corrompre, et Sko-
bief pénètre sous des vêtemens de femme dans le château, où une
(èle donnée par Anoucbka réunit toutes les jeunes filles des envi-
rons. Le jeu de la mariée fournit à Skobief une excellente occasion
de mener à fin ses projets criminels. Les deux époux qu'on a dési-
gnés sont Anoucbka et Skobief. Les jeunes filles conduisent le couple
en grande pompe dans la chambre nuptiale, et s'éloignent. Quand
dfeà viennent chercher les prétendus mariés, Anouchka est visible-
BKntémue, et Skobief a pu s'apercevoir que sa passion était parta-
gée. Quelque temps après cette fête, Anouchka est rappelée à Moscou
par son père, qui veut lui trouver un mari. Elle se rend en hâte dans
la capitale. Skobief la suit. Les deux amans recourent à mille arti-
fices pour multiplier les occasions de se voir. La fille du slolnik dis-
parait enfin de la maison paternelle avec Skobief, à qui l'unit un
oariage secret. Le vieux Nachtchokine court chez le tsar, qui lui a
toujours témoigné beaucoup d'aflection, et lui apprend son malheur.
Le tsar fait publier un avis proclamant la d sparition d' Anouchka.
Skobief commence à s'effrayer; il se rend chez un de ses amis, le
ttolnik Lovtchikor, lui avoue toutes ses fautes, et lui demande con--
«eil — Amende-toi, lui dit le slolnik. Tu t'es mis dans une fâcheuse
position; mais je ferai ce que je pourrai pour t'en tirer. — 11 lui
<lonne ensuite rendez-vous pour le lendemain au sortir de la messe
(1) OOIcier de bouche des tsars.
Toa XI. ^'^
«ETVB VteS DEUX «OKDtt.
siQr la grande place d*Ivane Vélikoî, oit les stolniks^ ont cratoine>A
se réunir. Cette place est le tbéâtre d*uDe scène toucbanFle. LovtdM
kof aborde le stoînik Naclrtcbokine, et sollicite son indu)^nee pol
Skobief. Cehii-ci paraît presqu* au même instant, et 9e jette aux pici
du vieillard. Nachtchokifle lève son bâton, ifl s'emporte, il apostropii
vertement le jeune homme; puis, qnand il connaît toute t*étend«e4l
son malheur, quand tl apprend que SkoLief a épousé sa Aile, tt
jambes fléchissent, et il tombe éranoui. Lorsqu'il reprend conmil
sance, il veut retourner près du tsar et lui demander justice. BÉ»
bief réussit à conjurer ce nouveau péril. « Anoucbka, dil-il, est €1
danger de mort. Ce n'est pas Fanathème, c'est la bénédiction de«j
parens qu'attend la jeune fille. >♦ Le vieux stolnih^ laisse attendril;
il envoie sa bénédiction et de l'argent aux deuï époux. Tout estw
blié : Anoucbka revoit ses vieux parens, et l'habile Skobief est nsfi
à la table du slolnik. Quelques années plus tard, le vieux NacbtcM*
kine rédige un testament d'après lequel il lègue tous ses bieiril
meubles et immeubles, à Skobief, qui, à sa mort, se trouve être «I
des plus riches propriétaires du pays.
Ce gentilhomme campagnard qui arrive à la fortune par le \ïb&l^
tmage et par la ruse personnifie énergiquement quelques-uns été
vices de la société russe au xvii* siècle. Frol Shéief marquait aiM
au roman de mœurs en Russie une voie essentiellement nationste
Malheureusement les réformes introduites par Pierre le Grand iN
tardèrent pas à changer la direction des tentatives littéraires. %M
œuvres locales retombèrent dans l'oubli, et une littérature empreiflM
d'un caractère européen remplaça la littérature populaire. QBeM
place firent les nouveaux écrivains à l'étude des mœurs russeil
Leurs préoccupations, à vrai dire, furent généralement tournées aii
leurs. Trétiakovski et Lomonosof s'occupèrent avant tout de créBl
la langue. Leurs successeurs imitèrent ou traduisirent les cbefr'
d' œuvre des littératures étrangères. Vers la fin du xviii* siècle se**
lement, Derjavine arracha la poésie aux influences que les succes-
seurs de Lomonosof avaient trop favorisées; le théâtre reprit m
même temps la tâche commencée par les conteurs inconnus d'ami
Pieire le Grand, mais les esquisses qu'on vit se produire alors aa(
la scène russe étaient presque toujours empreintes d'une exagêrÉi
tion de mauvais goût. Un seul écrivain dramatique, Oblessinîof,lri
craignit point de copier fidèlement les mœurs villageoises dans vâ
petit opéra plein de naturel et de grâce, le Meunier. Il ne fut poiitf
encouragé. Les usages occidentaux triomphèrent dans les clasM
supérieures, et le théâtre national fut alois décidément sacrifié.
Au début de notre siècle, Karamsine fit dans ses nouvelles, Al
Pauvre Lise, Nathalie, Marpha, quelques efforts pour ramener Jl
LE BOMAN DE MOSUItS POPULAntES EN RUSSIE. SM
Bttérature russe aux sources de son originalité primitive. Malheu-
reusement, quoiqu'il eût étudié à fond nos grands écrivains, Karara-
lioe ne sut pas se soustraire à Tinfluence de l'école mignarde et lan-
goureuse représentée en France par Florian et Marnionlel. Après
hn, le fabuliste Krylof indiqua plutôt qu il ne fraya complètement
iroevoie nouvelle. 11 fallait arriver à Tépoque des guerres contre la
France pour voir le réveil du patriotisme provoquer dans la littéra-
ture russe de sérieux eflTorts d'affranchissement.
Les années qui s'écoulèrent de 1808 à 1815 furent surtout fécondes
en manifestations lyriques. Joukovski arracha vaillamment la muse
nationale aux influences énervantes qui avaient si longtemps pesé
sur elle. Des hymnes et des chants de guerre répandirent partout
des inspirations viriles, et la rupture avec Tesprit du xviii^ siècle fut
iceooiplie. Notre plan D*est pas de retracer ici dans ses détails le
■OQvefoent Ittiéraire qui $*est poursuivi en Russie depuis la guerre
de 1812 jusqu'à nos jours. Nous ne voulons y saisir que Tépanouis-
Kment graduel du genre particulier de littérature dont relèvent les
ridts qui seront l'objet de cette étude. Nous laisserons donc de
cAté les nombreuses tentatives d'imitation provoquées par les ro-
uans de Walter Scott. Les paysans russes qu'on fait figurer dans
ces tableaux historiques ne sont guère plus vrais que ceux qui nous
apparaissent dans les histoires langoureuses du xv!!!*" siècle. Les pre*
■iers sont calqués sur les montagnards écossais, comme les seconds
filaient sur les héros de Florian. Dans cette mêlée littéraire, domi-
lie par les puissantes créations de Pouchkine, nous ne nous atta^
dberons qu'à un seul poète, qui marche indépendant et obscur dans
k vaie où Gogol entraînera plus tard les romanciers de son pays.
Ge poète est un paysan nommé Slépouchkine. Son recueil contient
uie suite de tableaux où les mœurs de la campagne sont décrites
ivec une toucbxnte simplicité. Qu'on en juge par cette page naïve
ntitulée tisba, que nous croyons devoir citer tout entière.
€ Amis, je veux vous parler de la vie paisible du village : je vais vous
irecamment une honnête famille passe sa vie dans les champs. La pauvre
ahaoe qu elle habite est entièrement couverte eu chaume; ses murs sont
Iieneés de deux fenêtres étroites; tout y est simple. Près de la porte est une
mge devant laquelle brûle, suivant l'usage, une bougie de cire jauue;
phK loin, une grande table de chêne, ordinairement dégarnie, à moins qu'il
ÎI6 s'y trouve un puisoir en érable, rempli de bonne bière. Le long du mur
ligne un banc de bois; quelques tabourets complètent l'ameublement. Les
pelisses sont suspendues en bon ordre, et les pots entourés d'écorces qui rem-
p&scnt les éta^^ères sont propres et bien tenus. Dans le coin est un grand
toffir : c'est là qu'en hiver, après le travail, toute la temille passe la nuit et
to comme dans le meilleur lit. Un enfant repose paisiblement dans son
260 REVUE DES DEUX MONDES.
berceau suspendu à une longue perche, et sa mère veille auprès de lui e
filant. Le grand-père est assis sur le four; il y tresse avec les en fans des wn
liers de nattes et chante une joyeuse chanson du vieux temps. Les filles MÉ
sur les bancs; elles filent. Les femmes, placées à leurs métiers, tissent A
étoffes rayées ou du drap. Au milieu d'elles se tient la grand'mère; el
s'adresse à toute la famille et dit : « Que devons-nous conserver soignaa
sèment et qu'est-ce qui nous est le plus utile? » Chacun médite en silène
on n'entend plus que le bruit des navettes et des fuseaux. La bonne vUU
reprend la parole : « Voilà, dit-elle en montrant le four; sans lui, nousijf
pourrions vivre. Il nous réchauffe dans les froids rigoureux, il prépare 1
pain de la famille, console le vieillard et égaie les petits enfans. La fun^
même qu'il répand nous est salutaire : voyez-la sortir en tourbillons épilj
le matin, quand on le chauffe; elle sèche les murs de Visba {{), Le fournodi
conser\'e la santé, il nous donne le courage et le repos. » ' ^
Il y a une simplicité, une douceur tout enfantine dans les cbaok
de Slépouchkine; mais cette voix trop faible fut à peine écoutée. Hei^
reusement Tœuvre d'initiation à la vie populaire, contrariée jai^
qu'alors par tant d'influences diverses, fut enfin tentée par les jeuDBl
romanciers qui se groupèrent à la suite de Gogol. Dès lors un pi9^
gramme net rendait toutes déviations impossibles. On sait qorii
étaient les principes de Gogol : s'affranchir de toute imitation etip
produire avec impartialité, dans tous leurs détails, les sujets ew
pruntés à la vie nationale, telle était la règle dont Gogol poiup
souvent l'application jusqu'à ses extrêmes limites. Aujourd'hui e»
core c'est la tendance féconde représentée par Gogol qui prévaiij
mais alliée à des instincts de critique et d'art qui la corrigent etir
tempèrent. -
M. Grigorovitch est l'un des écrivains les plus distingués d»
groupe littéraire où figurent M. Tourguenief, l'auteur des MimmnÈ
d'un Chasseur, et deux autres romanciers fort aimés du public msaHi
M. Pisemskiet M. Dabi. Sa vie s'est passée en grande partie àb
campagne. Né en 1822, dans le gouvernement de Simbirsk, il fiÉ
destiné d'abord par ses parens à servir dans l'armée russe. Il fitflil
premières études dans une école du génie. Apostrophé rudement il
jour par le grand-duc Michel à propos de sa tenue, il renonça àli
carrière qu'il avait embrassée et rentra dans la vie civile. Ce n'alla
pas seulement vers la littérature qu'une fois maître d'écouter sa lis
cation, il se sentit entraîné d'abord. M. Grigorovitch eut un tùoïïkM
la velléité d'appliquer à la peinture les facultés d'observation qjim
devait porter plus tard dans le roman. Il suivit les cours de YKciiMh'
(1) Certaines isbns n'ont point de cheminées : on les appelle des isbas noires par opyt*
sition aux iabas blanches, on pourvues de cheiuiniies. il est évidemment ici qoe^
d'une Uba noire.
LE ROMAN DE MOEURS POPULAIRES EN RUSSIE. 261
mie des Beaux- Arts, et le peintre Brulof le compta parmi ses élèves.
Dégoûté bientôt de la peinture comme il l'avait été des études mi-
litaires, M. Grigorovitch s'engagea dès lors résolument dans la voie
qu'il ne devait plus quitter. Sa première nouvelle, le Village, publiée
CD 1846, révéla à la Russie un talent original. Familier avec la vie
populaire et habile à en reproduire les plus humbles aspects, M. Gri-
gorovitch y préludait aux nombreux récits où il devait combattre les
abos du servage, en montrant ce que la domination d'un darosta
ou maire de village a parfois d'excessif et de tyrannique. L'héroïne
du yUlage était une pauvre jeune fille, une orpheline, à qui le res-
KDlimentd'un sinrosta enlevait même la sécurité du foyer, puisque
lemaître de Vorpheline, trompé par des avis perfides, l'unissait à
UD paysan ivrogne, devenu sans le savoir le brutal instrument des
Tcogeances du starostn. Cette donnée touchante s'encadrait dans
des scènes et des descriptions dont la réalité pittoresque faisait re-
connaître l'ancien disciple de l'Académie des Beaux-Arts. Il y avait
là et on a pu remarquer depuis dans tous les récits de M. Grigoro-
Tîtch une fidélité d'observation qui tenait du peintre autant que du
romancier. \u Villaqe succéda bientôt ArUone Gorémyka (Antoine
Souffre-Douleur). Celte lamentable histoire, dont nous chercherons
plus loin à donner une idée, acheva de fonder la réputation du jeune
imvaîn. Dès ce moment, ses écrits se suivirent assez rapidement,
et aujourd'hui sa carrière littéraire peut se partager en deux pé-
riodes, — l'une, de 1846 à 1849, marquée par quelques récits,
quelques esquisses rapides; — l'autre, qui se continue encore et que
remplissent des compositions plus étendues. Dans les nouvelles de
la première manière de M. Grigorovitch, Bobyl (1), le Village, la
Yattie de Smédova, le Mailre de chapelle SousUkof, Anlone Goré-
m^ka^ l'action est à peine marquée : le tableau de mœurs se sub-
stitue au récit; mais le but du conteur n'est pas un instant douteux.
Ce qu'il s'est proposé, on le devine aisément : il veut nous inspirer
Thorrear du servage, et rien ne lui coûte pour éveiller en nous
l'iodignation qui l'anime. Rien de plus louable assurément. Remar-
(juons toutefois que l'exagération de certaines teintes a, dans les es-
quisses de M. Grigorovitch, un inconvénient véritable, et que les
critiques russes ont relevé avec amertume. L'amélioration du sort
des paysans a été dans ces derniers temps une question à la mode
a Russie, et quelques écrivains ont trouvé leur compte à flatter la
disposition des hautes classes de la société russe à s'apitoyer sur le
sort des classes populaires. N'auraient-ils pas dû comprendre que
(1) Bobyl, paysan vagabond. C'est en effet un épisode de la vie du mendiant no-
«ède encadré djias un toocliaut tableau d'iniéheur qui sert de thème à cette nouyelle.
982 RETUE DBS DEUX BIONDIS.
procéder ainsi, c'était afTaiblir la portée d*im mouvement qui €Éi
pu atteindre à quelques résultats utiles, s'il se fût maintmiu dan
le domaine des réalités sérieuses? M. Grîgorovitcb a payé on trilurf
à cette tendance passagère; mais s'il faut regretter que ses récits^]
aient perdu en vérité, on ne peut qu'applaudir au sentiment géoé»
reux dont cette erreur est après tout le témoignage.
Les dernières compositions de M, Grigorovitch ne soulèvent hea?
pcuseraent pas la môme objection. Ce qu'il faudrait y relever, ce ae»-
rait plutôt une tendance qui ne s accorde guère avec le principe
fondamental de l'école nouvelle; l'imitation étrangère y a laissé phn
d'une trace. Les Chemins de traverse, roman assez volumineux, pa^
blié il y a peu d'années et composé d'une suite d'études détachées^
rappellent visiblement le Pickwivk's Club de Dickens. Dans une dt
ses plus récentes compositions. Une Soirée d'hiver, figure un jouev
de clarinette qui semble aussi emprunté aux romans du conteur an^
glais. Il faut reconnaître toutefois que si le cadre adopté rappelle
l'auteur anglais, les détails et les types principaux sont entièrement
russes. Dans les Chemins de traverse, par exemple, M. Grigorovitcll
a groupé plusieurs types qui appartiennent tous à la classe des petits
propriétaires. Ce livre nous déroule une vaste galerie de portraits^
auxquels on ne peut reprocher que d'offrir des calques un peu troj^
serviles de la réalité. Toutes ces physionomies ont beau être vrneai
elles n'en sont pas moins insignifiantes et vulgaires. Ce qui rachète
ce défaut, c'est l'ampleur de la conception destinée à relier tant
d'épisodes et de figures diverses. On retrouve d'ailleurs dans les dé-
tails ce mérite d'exactitude pittoresque propre à l'auteur d'Antom
Gorémyka (1). Dans d'autres récits, M. Grigorovitch s'est souvenu
un peu des i*omans villageois de George Sand; mais il a poussé dans
cette voie la réminiscence bien moins loin que d'autres conteurs
russes d'aujourd'hui. M. Pisemski est à cet égard bien plus répré^
hensible, et un écrivain mort depuis peu, M. Kokoref, avait donné
en plein dans ce travers. Enfin M. Avdeïef, dans son Servent été
Feu, petit roman prétendu populaire, avait exagéré l'imitation jus*
qu'au ridicule, et ce n'était pas à la vie russe, c'était à la Petite
Fadette qu'il avait emprunté les détails de ce récit. On peut s'expli-
quer cette manie, si l'on se rappelle que le monde quil}rille dansJss
(i) Malgré le succès qu'ont obtenu ses études sur les paysans russes, M. GrigoHmftÈr
paraît avoir renoncé pour le moment à nous ea parler; il se borne à étudier la oiaii»
populaire des grandes viUes. La dernière production qu'il vient de publier dans un de»
recueils littéraires de son pays est intitulée Sviatuvlkine. Le personnage que nous y
voyons figurer est assez curieux : c'est un dautly de bas étage, produit de cette civilisa-
tion toute superftcieUe qui descend peuÀ pau des classes supérieures de la société ]
dans la bourgeoisie et le peuple.
LE KOM AN nS IICEURS POPULAIRES EN RUSSIE. 26S
salons de Saint-Pétersbourg resseiuble par plus d'un côté à la so-
ciété des salons parisiens du dernier siècle. Le goût des pastiches nia
JUS cessé de prédomiiier parmi les grands seigneurs russes. JL Gri-
gorovitch & parfois dans ses romans cédé à ce penchant aristocra-
tique, comme dans ses nouvelles il flattaît outre ruesure la sympathie
manilestée en faveur des serfs. L'essentiel est (fue la vérité de ses
peintures n*en ait pas trop souffert, et en fin de compte il est dif-
îdlede refuser à ses récits le premier rang parmi les études consa-
crées eo Russie aux mœurs populaires.
Deui de ces récits nous montreront sous son double aspect le ta*
leDtdeîI. Grigorovitcb. Dans in/owe Cor^^iwyjÈo, c'est Télcquent dé-
loseur des serfs que nous allons entendre; dans le roman des Pê^
dbri, c'est un peintre exact et sobre qu'il nous faudra apprécier.
Imt d'introduire le lecteur dans ces deux compositions, il faut rap-
peler par quelles qualités M. Grigorovitcb se distingue des autres
roffiiDciers russes. Ses écrits n'ont pas le cachet d'élégance et de
iKsse qui recomnoande ceux de M. Tourguenief; ils le cèdent en
eWeuret en verve humoristique à ceux de M. Hertzcn. Ce qui les
neommande, c*est le sentiment et la connaissance parfaite de la vie
popolaire. L'iatérêt naît ici d'une reproduction fidèle de la réalité
phtôt que des complications romanesques. Nous saisissons dans ses
traita rudes et naïfs la physionomie du paysan russe; nous Tenten-
tos, serf ou affranchi, nous raconter avec simplicité ses joies et ses
douleurs. Pour le lecteur étranger, les récits de M. Grigorovitcb ont
ionck mérite d'mie sorte d'enquête sur la condition et les mœurs
fone classe d'hommes qui, en Ru.ssie même, est imparfaitement
CQoiue. C'est à ce titre surtout que nous les interrogerons ici.
IL
Àntme sovffre-donleinr, telle est la sîgnîricatîon de ce nom d*A ntone
9oréinyka^ donné par M. Grigorovitcb au personnage principal d*un
de ses plus toucbans récits. L'auteur a voulu montrer, par un exem-
ple sai:>issant, à travers quelle série de traitemens iniques certain&
serfe russes, martyrs d'un intendant rapace ou cruel, sont conduits
(pielquefois de la misère à un état de révolte contre les lois sociales
dont l'exil ou la captivité est l'inévitable terme. Dans le tableau
toicépar le romancier russe, l'action tient peu de place. Elle se ré-
duit à quelques scènes essentielles qu'il nous suffira de résumer
pour saisir nettement la pensée du conteur.
Qu'on imagine la fin d'une journée d'automne en Russie. Letemps
tst froid, le ciel est. sombre. La forêt de Troskino est dépouillée de
26A REVUE DES DEUX MONDES.
ses derniers feuillages. Voici, au milieu des broussailles, le serf Aijh
tone Gorémyka rassemblant en paquets les branches que vient d'abai^
tre sa hache. L'heure est venue de rentrer au village, assez éloîj
encore de la forêt. Le pauvre paysan trouvera-t-il du pain dans i
chaumière? A cette journée si rude une plus sombre nuit ne va-tn
pas succéder? — C'est une question qui semble vaguement préo(P|
cuper Antone. Dans son regard terne, sur ses traits flétris, on ped|
lire tour à tour l'inquiétude et l'abattement. Grand et maigre, couiw
déjà par l'approche de la vieillesse, le malheureux bûcheron tféjf
travaille pas moins avec cette résignation qui est le trait caractériîk
tique des paysans de la Russie. Antone n'est pas seul : à cinquaoff
pas de lui, un enfant à demi nu grimpe péniblement à un viei^
sapin dont la cime est couronnée par des nids de corbeaux. Pm?
près, à l'entrée du fourré, un telega (chariot), attelé d'un petit cl#r
val bai-brun assez vigoureux, attend le chargement qu' Antone d(d^
ramener au village.
Telle est donc la scène, et dans ces premiers détails du tableau!
règne une tristesse qui est en harmonie avec l'action où va figurerl
serf souffre-douleur. Les feuilles mortes couvrent le sol et tourb
lonnent sur l'eau verdâlre des mares que les pluies d'automne onlf^
creusées çà et là au milieu des bi*uyères. Le silence est profond. I4;
paysan jette un coup d'œil sur l'enfant, qui est son neveu; il Tapj
pelle d'une voix éteinte et rauque. L'enfant est toujours au bai|^
du sapin; loin d'obéir, il se met à grimper de plus belle. Enfin sojL
oncle lui promet de le laisser monter à cheval, et Vaniouchka (c'est
le nom du jeune paysan) descend de l'arbre avec la rapidité d'an:'
écureuil. On reprend la route du village de Troskino, et on arrhê'
bientôt à Xisha d'Antone. \
« Cette isha était située au bout du village, et se faisait remarquer ptf^
sa vétusté. Comme les poutres dont elle se composait étaient presque eB*ï
tièrement pourries du côté qui donnait sur les prés, elle était fortemeol.
inclinée dans cette direction. Le toit de paille qui la couvrait penchait eft-
avant; elle n'avait point de cheminée; un pot de terre, dont le fond avait éti^
troué, en tenait lieu. L'unique fenêtre qui Téclairait était encadrée d'uDi
bande de terre glaise et bouchée par un paquet de haillons. Enûn des sup^'
ports de bois la soutenaient de tous cô:és; on eût dit ua vieillard qui s'ap*-
puyait sur des bi^quilles. La vue de cette pauvre demeure inspirait une pnh=
fonde tristesse; il n'y avait pas jusqu'au voisin, le vieux Stépane Bitchougi|v
qui tenait fort peu cependant aux choses de ce moude^ dont le cœur ne 8B
serrât toutes les fols qu'il portait les yeux de ce côté.
a Quoi qu'il en soit, Antone et son neveu avaient hâté le pas, et à mesure
qu'ils approchaient, leurs ûgures s'épanouissaient. Le petit Vaniouchka
s'écria même plusieurs fois dans l'excès de son bonheur : — Oncle AntoiWi
nous voici arrivés ! vois-tu, oncle, la maison là-bas ! elle est là !
LE BOM AN DE MŒURS POPULAIRES EN RUSSIE. 266
t lorsqu'ils entrèrent dans la cour, une petite fille de six ans environ vint
à leur reaconlre; elle se mit à courir en criant et en battant des mains autour
du/''<j», cl finit par s'accrocher à la touhvpe (1) d'Antone. Celui-ci la prit
dans ses bras, lui montra la charrette du doigt, tira de son sein, en souriant
avec malice, un petit rameau et le lui donna; puis il la caressa de nouveau
et la posa doucement par terre. L'enfant paraissait ivre de Joie.
« — Allons, Vania, cria-t-il au garçon, tu dois en avoir assez, descends et
rentre avec ta sœur dans Vuba; allez vous coucher sur le four. Mais vous
devez avoir faim?
• — Oncle Antone, mon tourtereau, mon trésor, laisse-moi dételer le che-
Tal; je mangerai ensuite.
• — Tu es gelé, comment pourrais-tu t'en tirer? tes mains sont toutes raides.
t — Oncle Antone, mon tourtereau, reprit Vania, je l'en supplie! Toi,
petite, rentre; tu as froid... je vais venir.
• Le paysan céda à ces instances, et quelques momens apr^s ils entrèrent
tous trois dans Vlsba. La femme d'Antone n'était pas seule, et le personnage
pétait sur le banc, à quelques pas d'elle, parut faire sur Antone une im-
liression assez désagréable. C'était une vieille femme dont tout l'extérieur
annonçait la plus profonde misère. Un teint jaunâtre, un nez pointu, des
jeax gris enfoncés, mais perçans, lui donnaient l'apparence d'une baba-
ioga (2), ou pour le moins d'une sorcière de village. »
Entre cette viei'le mégère et Antone Gorémyka s'engage une con-
Tersation où l'auteur introduit habilement toutes les formules hypo-
crites des roendians russes. Antone rapporte à la vieille femme les
broils qui courent sur elle. On assure qu elle a mis de l'argent de
côté. La vieille s'en défend avec force et crie misère : elle n'a point
de gîte, et son fils a été fait soldat; elle est seule au monde. Tout
en parlant ainsi, elle prend adroitement quelques renseignemens sur
les paysans riches du village, et Antone lui répond sans méfiance.
Peu à peu il parait même se laisser aller à causer amicalement. Il fait
asseoir la mendiante à ses côtés et lui oiïre de partager son repas.
• — Varvara, que fais-tu là dans ton coin? Sers-nous à dîner; je meurs de
taim, les eufans aussi probablement, et la vieille mangera bien un morceau
avec nous.
• — Que veux-tu que je te donne Antonouchka (3)? Nous n'avons rien.
« — Je croyais qu'il restait des oignons.
c — Non, il n'y en a plus, les enfans les ont mangés ce matin. » Et la
I^avre femme poussa un profond soupir.
i — Allons! donne-nous du pain et du kvas (4), et ne sois donc pas triste
comme cela.
C) Tunique de poau de mouton.
f% Divinité malfaisante dont le nom revient souvent dans les anciens contes popu-
Uires.
(3) Diminutif d'Antone.
(<) BoiMon ordinaire des paysans russes : elle est faite de farine de seigle et de drèclie.
^66 RETTJE DES DKTTX MONDES.
« Varvara^seleva, prit tin pot qui était stir la planche, y versa du koas,
tira du tiroir de la table le reste du pain noir, une salière ébréchéc, un coo-
teau, et posa le tout en silence devant son mari. Cela fait, eHe alla s'asseoir
au fond de la chambre, les bras croisés, et se mit à regarder Antone dHm
air attentif. Les deux en feins, qui s'étaient blottis sur le four. Tinrent pren-
dre part à ce triste régal; la vieille avait déjà mangé avec Yarvara. Antone
reprit la conversation.
« — Eh! la mère, — dit-il à la vieille, tout en caressant la petite fîUe qfà
s'était cramponnée à son cou, — j'espère que voilà des enfans gâtés! mai» Il
le faut bien; ils ne reverront plus leur père sans doute et n'auront après
moi que misère...
« — Ainsi, lui répondit assez brusquement la vieille, ton frère Yermolal
ne t'a plus donné le moindre signe de vie?
a — Non, depuis qu'il a été fait soldat, ni lui, ni sa femme ne m'ont donné
de leurs nouvelles. Nous en avons demandé à des militaires qui se sont arrê-
tés dans le village l'année dernière; ils nous ont dit qu'ils n'en avaneat
jamais entendu x>arler. Ce n'est pas que nous le regrettions, lui : c'était «n
IMiresseux et un ivrogne qui vivait à mes dépens; mais sa femme était doctte
et travailleuse, oui. Au reste telle était sans doute la volonté de Dieu.
« A peine avait-il achevé, qu'il se renversa contre le mur; puis sa physfo-
nomie douce et naïve s'assombrit peu à peu. Il était facile do voir que tout
sentiment de bonheur s'était éteint dans son cœur, mais 11 semblait- oraindre
de manifester cet abattement devant sa femme, car il la regardait de temps
en temps à la- dérobée. Il se redressa bientôt et continua en ces termes :
« — 11 y avait un temps, vieille mère, où je ne vivais pas plus mal qu'un
autre :ma réserve était pleine et mon champ me donnait de bonnes récoltes;
j'avais trois vaches dans mon étable et deux chevaux. Maintenantme voilà
trop heureux d'avoir à manger une croûte de pain, et si j'ai quelque chose
de mieuK, c'est lorsqu'il y a un mort dans le village; je le veille en lisant des
psaumes, et cela me vaut toujours un. grivennik({) ou deux...
a Aais ici il jeta les yeux sur Varvara; elle s'était caché la figure avee lès
mains et pleurait. Antone se troubla. — Oui, la vieille, dit-il en élevant la
voix, c'est comme ça, et cependant moi et ma femme nous supportons
notre sort avec courage, nous ne le reprochons pas au ciel, — et toi, tu te
plains tou,iour8! C'est un crimp, car enfin telle est la volonté de Dieu : la Tle
est amère pour nous autres paysans, mais il faut s'y résigner...
« Varvara se leva vivement, ouvrit la porte et disparut. A peine fut-elle
sortie, qu'Antone reprit en baissant la voix : — C'est elle qui me tourmente
le plus; elle ne sait pas supporter cela! Mais je vais m'ouvrir à toi mainte-
nant. Ah ! va, nous sommes perdus, nous et ces enfans! perdus sans retour.
Ge morceau de pain que voilà, eh bien ! c'est amer à dire, mais il n'est pas à
nous; je l'ai emprunté au voisin Stegnéi. Trop heureux qu'il me Tait donné!
a — Et tout ça vient sans doute de l'intendant? dit la vieille. Vous lui
déplaisez sans doute.
a — Si ce n'était que cela, reprît Antone, le mal ne serait pas si grand. Qui
est-ce qui lui plaît? £t cependant ils vivent tous tant bien que maL Maiail 7
(1) Pièce d^ dix kopeks argent.
LE BOMAN JX& «ORJRB KOPeLAIRES £19 RUSSIE. 267
ato^mp» (pie le misérable a joré de me perdre, de me chasser d'ici-bas,
et«is-tii pourqacû 1 lia jour, il y a quaUe ans de cela, les paysans, fatigués
h monstre, se <fêciâBQl à le dénoncer aux jeunes maîtres qui vivent à
fêtersbour^. Comme je sais écrire, on me charge de faire la lettre, et elle est
envoyée. Malheureusement il a des amis là-bas, dans les antichambres, et au
lieu d'élre mise sous les yeux des maîtres, la lettre lui revient. 11 réunit les
paysans, et à force de les tourmenter, il apprend d'eux que la dénonciation
I été écrite par moi. Toilà mon crime. A partir de ce moment, il ne sait
qi'inveoter pour me punir. Aprèsavoir £ait mon frère soldat, il m'a accablé
detonrées, si bien que je n'ai plus eu le temps de cultiver ma terre; il me
h changée pour ime autre qui ne vaut rien. Je suis ruiné; c'en est fait de
jbbL Ainsi maintenant voici le moment de payer Yabrok (1). Où prendrai-je
de l'argent? il m'a réduit à la mendicité et me menace de me faire soldat ou
dem'envoyer aux colonies (2), sans pitié pour ma femme. Ahl ai j'étais seul !
1» non. Ahl il faut que je sois bien coupable devant Dieu.
« Il se taty car Varvara rentra précipitamment, et lui annonça qu'on frajy-
piità la porte de lacour. Antone courut à la fenêtre et demanda : — Qui est
làt — (hi ne répondait pas. 11 répéta sa question. Une voix argentine se ût
CBtttidre, et ime petite illle d'une douiaine d'années parut dans Vi^ba. A ses
tnilB délicals et à son costiune, il était aisé de vcÂr qu'elle n's^ppartenait pas
àla dasse des paysans.
«— Qne Teax-tu» FatinuiudiiLa? loi dit Antone d'une voix émue. Veux- tu
des (ioifrAi (3)? Tiens.
« — Non, merci, oncle Antone, répondit la petite encore toute haletante.
Col Nlkita Fédorovitch qui te demande tout de suite.
« A cette nouvelle, Varvara se mit à fondre en larmes, et Antone lui-
méaie pamt comme atterré. — Allons! s'écria- t-il, le jour de malheur est
aoivé; c'est sans doute pour la redevance. Varvara, tais-toi. Qu'y taire? »
Antone se hâte de se rendre à rinvitatlon de Thomme impitoyable
qiî dispose deaa vie. Il Taborde en tremblant Uiniendant réclame le
{Meoieot de la redevance. « Écriyez aui[ maîtres, répood Antone avec
calme. Je sabirai le châtiment qu'on m'imposera, rnai^ il m'est im-
possible de payer. » L'intendant se souvient alors qu'il reste à An-
tone un cheval en vie. Qu'Antone vende ce cheval, et le paiement est
issuré. C'est en vain qu' Antone le supplie au nom de sa femme et de
ses deux enfans adoptifs de lui laisser ce vieux compagnon de travail.
—C'est demain jour de foire àla ville, répond l'intendant : va vendre
tOD cheval, et qu'aprèâ-<lemain l'argent soit au complet.
Cet ordre va décider de la destinée d' Antone. Le lendemain il part^
(1) Redevance pécuniaire.
(?) Les seigneurs et les communes libres ont le droit d'envoyer un paysan en Sibérie,
hnqvli est prouvé que c'est un maoïTais sujet incorrigible. Ce sont ordinairement des
tenes impropies aa^rriee mUitaire que Vsm expédie ainsi; on Les dirige aar les oih
lunin.
(3j Bonkttes de pain trempées dans du kvaz.
268 BEVUE DES DEUX MONDES.
il emmène son cheval à la ville voisine : triste voyage, animé tonta^
fois par quelques rencontres qui fournissent à M. Grigorovitch Focciii
slon de mettre en relief certains traits curieux de la vie du serf et df
paysan libre en Russie. Le contraste de la bonne humeur du paystti
libre et de la tristess3 résignée du serf est vivement rendu, par exeohii
pie, dans la scène que nous allons citer.
« Comme Antone s'avançait, il entendit retentir devant lui un refintiH
joyeux, et bientôt après il aperçut, au détour de la route, deux jeunes g«||
qui marchaient d'un pas dégagé dans la môme direction que lui. L'un d'e
celui qui paraissait le plus âgé, avait les cheveux et les yeux noirs con
jais; l'autre était blond, et sa barbe était naissante. Ils portaient des tuniq
courtes eu peau de mouton et encore couvertes de craie (1), des casqueM^I
de bourgeois à visière, ornées sur le devant d'une plume de paon. Chacw
d'eux avait une paire de bottes neuves qui lui ballottait sur le dos. Eolii
l'un et l'autre avaient à la bouche une petite pipe avec une garniture dl1
cuivre. *^
« A peine Antone les eut-il atteints, qu'ils s'arrêtèrent, et l'aîné à'&M
eux lui cria en montrant une rangée de dents blanches comme des perieiT^
— Bonjour, frère paysan, veux-tu nous prendre en croupe? — Après qiiA4
ques plaisanteries sur sa monture, plaisanteries auxquelles Antone répôodÉ
aussi gaiement qu'il put^ le plus jeune des deux, Matiouchka, prit la panV
à son tour : •'i
« — De quel endroit Dieu t'amène-t-il, homme du Christ? >•*
« — Nous sommes du village de Troskino, répondit Antone en soupintftf
et vous? -1
« — Nous? du village de Doubînovka, près du bourg de RhvorostinovlM
commune de Kalotilovka (2), répondit sérieusement le jeune gars à la baflj
noire.
« — Ah! diables que vous êtes! dit Antone. Mais quel est votre métier?-^
« — Tu veux le savoir? Arrivés dans un village, nous frappons à graw
coups de gourdin à une fenêtre. — Eh! vous toutes, disons-nous, feauM^I
jeunes ûlles et maîtresses de logis, avez-vous de l'ouvrage à nous doniM^
Si vous en manquez, servez-nous au moins de la braga (3); nous sonuoes^^
bons vivans. . ,
« — Vous êtes sans doute tailleurs? .,
<c — Oui, et de fameux lurons! Allons, Seneka, cria le jeune paysan à soi
camarade, tu es donc endormi; entonnons quelque chose.
« Ils se mirent à chanter. Antone les écouta en silence.
« — Combien payez- vous d'abrok? leur demanda-t-il d'un air soudM
dès qu'ils eurent cessé.
« — Pas un kopeck, lui répondit l'un d'entre eux.
« — Comment cela?
(1) Toates les toalonpes sont blanchies avec de la craie, lorsqu'on les met en vente,
(i) Ces trois mots sont dérivés dés suivans : douUina, massue, khvorott, fagot, Jbcli
tilo^ battoir.
(3) Boisson faite d'orge et de mUlct.
U ROMAN DE MOEURS POPULAIRES EN RUSSIE. 269
• — Mais oui, frère, nous sommes libres, nous vivons sans souci et sans
maffres. — Et ils se mirent à chanter de plus belle. Les voyageurs avaient
atteint un monticule au sommet duquel était un cabaret, et ils s'arrêtèrent.
• — Allons, crièrent les tailleurs à Antone, descends, il faut nous rafraî-
chir le cœur; voici justement une apothicaire rie de l'état (1).
• — Non, merci, frères; vrai, je vous remercie, répondit-il en détournant
les yeux et en se grattant la nuque.
«—Ah! ne fais donc pas le dégoûté; allons boire ensemble à noire ren-
contre?
« — Je n'ai pas le temps, je ne suis pas comme vous, moi. D'ailleurs je
n'ai pas d'argent.
«—Le beau malheur! tu laisseras quelque chose en gage, et tu le prendras
en repassant.
«Antone était sur le point de succomber; mais après quelques instans de
hilte, il reprit avec force : — Non, avec l'aide de Dieu, je n'entrerai pas.
« — Tu ne bois donc pas?
«—Si fait, mais je n'irai pas. — Et fouettant son cheval^ il s'éloigna ra-
pidement. »
Comment Antone arrive à la ville, comment il hésite à se séparer
de son cheval malgré les marchés favorables qu'on lui offre, com-
ment il est introduit par un compagnon officieux dans une auberge
où on doit le loger à crédit, ce sont des incidens trop complaisam-
ment développés peut-être par M. Grigorovitch. Entrons tout de
suite dans l'auberge où doit séjourner Antone. Le pauvre serf, une
fois installé dans ce triste gîte, y est victime de la confiance qu'il
$'est trop hâté d'accorder à son complaisant introducteur. L'hôte,
dont cet homme est le complice, accueille sans difficulté le paysan
tauffre-doulenr; échauffé par quelques libations d'eau-de-vie, ce-
lui-ci ne tarde pas à s'endormir. La nuit s'écoule; mais à peine le
jour commence-t-il à poindre, que des gémissemens réveillent en
sursaut tous les dormeurs. C'est Antone qui pousse ces cris; il est
dans le plus profond désespoir, il s'arrache les cheveux et se tord
les bras. On l'entoure, et il entraîne tous les spectateurs au fond
de la cour, à la place où il avait attaché son clieval; elle est vide.
Qui peut avoir commis ce vol? L'hôte est interpellé avec vivacité
par tous les assistans, que la douleur d'Antone fait sortir de leur
calme habituel. L'aubergiste paraît d'abord un peu décontenancé
par ces vociférations : il essaie néanmoins de se justifier, et donne à
entendre que le paysan dont Antone était accompagné, et qui a dis-
paru, peut bien avoir fait le coup; mais il ne le connaît pas. — «Que
faire? s'écrie Antone; je suis perdu, ruiné sans retour, moi, ma
femme et nos pauvres orphelins. L'intendant va me dévorer. — Cours
(l) C'est ainsi qne les hommes du peuple d'signeat quelquefois iroaiquement les ca-
^^^ej riisoa de la protection qne leur accorde le gouvememeut.
27ft SE¥UB DBS DEUX JIONDBS.
au tribunal, lui dit un des assistans, déposes-y ta plainte. — Mais je
n'ai pas d'argent! — Âb! tu n'as pas d'argent! s'écrie aussitôt l'au-
bergiste changeant de ton. Coquin qne tu es! tu viens boire et maii*
ger chez d'honnêtes gens sans avoir de quoi les payer? » A ces mots,
l'auditoire populaire n'ose plus prendre la défense d'Antone; OB
commence à se demander qui il est, d'où il vient; personne ne peut
le dire. L'hôte triomphe, il exige qu'Antone se dépouille de sa tou*
loupe et la lui donne en gage. Le pauvre Antone reste en chemise au
milieu de la cour. 11 commence à pleuvoir; Antone ne sent rien, et
comme il continue à se tourmenter, quelques bonnes âmes, qui per-
sistent à s'mtéresser à son sort» rengagent à aller lui-même à la re-
charche de son cheval. Mais où aller? Les uns lui indiquent un vil-
lage mal famé à vingt verstes de là, d'autres l'envoient d'uD côté
tout opposé; personne n'est d'accord. Il finit par se mettre en roule
au hasard. A peine est-il parti, que tous les donneurs d'avis s' ac-
cordent à dire qu'il va courir en pure perte, et que, puisqu'il n'a pas
d'argent, il ne saurait rentrer en possession de son cheval dans te
cas où il le retrouverait. Après avoir ainsi sagement devisé^ ils ren-
trent dans Y isba, car la pluie redouble.
Quel sera le dénoûment de cette sombre histoire? Antone, pousaé
au désespoir, deviendra le complice de son frère Yermolaï, un déser-
teur vagabond qui, avec le fils de la vieille sorcière déjà entreme
au début du récit, court le pays pour dévaliser les voyageurs. Le serf
se transformera donc en voleur; celte vie commencée dans le travail
s'achèvera dans l'ignominie, et l'inhumanité d'un intendant cupide
aura été la cause de cette transformation.
Une semaine s'est écoulée depuis cette aventure. Les voleurs ont
été surpris, Antone a été arrêté avec eux. On les condamne à finir
leurs jours en prison, et presque tous les babitans du village de
Trosk.no sortent des maisons pour assister au départ des prison-
niers. La foule est nombreuse et animée; paysans, paysannes, jeunes
filles et enfans de tout âge entourent deux charrettes attelées cha-
cune d'une paire de chevaux vigoureux. Les chaiTettes sont vides;
mais deux hommes d'un âge mûr se tiennent accoudés oontre Tune
d'elles; ils portent des tuniques très courtes fortement sanglées a»-
tour du corps par une courroie; des plaques de cuivre brillent «a
côté droit de leur poitrine; ce senties sotski (centeaiers) du bureau
de police du district. Ils causent amicalement l'un et l'autre avec un
jeune gars auquel est échue la triste corvée de conduire les détenus
jusqu'à la prison voisine. A quelques pas de ce groupe, un soldat
appuyé sur son fusil tourne le dos au conducteur du second (ôlega^
enfant de seize ans environ, et frise son épaisse moustache en re-
gardant les paysannes. De l'autre côté du tdejap le forgeron YavUa.
I£ BOMAN DE MCEVBS POPULiKIRES EN RUSSIE. 971
ftSQD lîde 9ont a.s3is sur les essieux. Ce dernier tient un sac de cuir
foù sort Textréniité d'une pince et d'un marteau; il se gratte ïa
Boque d'un air insouciant et regarde le ciel, qui est couvert de
nuages. Ce sont surtout ces deux personnages qui attirent Tattenlion
de la foule. Chacun s'efforce de voir les kalodki (l*) de bouleau qui
lom entassés devant le forgeron; un vieux paysan ne peut même
(oiût se retenir, il les pousse du pied.
I— Quelles machines! dîl-il en retirant vivement le pîed.
€— De quoi le môles-lu? lit Vavila d'un ton sévère; est-ce que tu n'en as
junaisvu?
• — Non; c'est la première fois, reprit-il d'un air de regret, c'est curieux,
i — Dis donc, oncle Vavila, dit une paysanne, cela doit être bien lourd. —
Et elle tendit en avant son long cou hâlé par le soleil.
• —Sans doute que c'est lourd, répondit le forgeron; essaie-les. — Allons!
où te fourres-tn? dit b vieux paysan à la jeune femme. Veux-tu t'en aller,
ou je le... Et l'ayant repoussée, il fixa de nouveau les yeux sur l'objet de la
cnriosité générale.
• — Où les as-tu coupées, oncle Vavila? Est-ce dans Te bois de sapins? de-
manda une jeune ûlle aux joues cramoisies qui se tenait derrière une vieille
femme couverte de rides.
f — Qu'est-ce que cela te fait?
« — Ah! notre Antone aura à quoi penser maiiitenant, dît un des specta-
tenrs : voilà pour ses vieux jours une paire de bottes qui a de fameux revers.
t — Et illes a méritées, le brigand ! Pourquoi s'est-il chargé la conscience
lun pareil crime? Dévaliser un homme, quelle bagatelle!
• — Oui, frère, ajouta un aulre; qui l'en aurait cru capable? Personne ne
pouvait deviner qui volait dans le village... 11 paraît que c'étaient eux, et
qa' Antone était chargé d'indiquer les vols à commettre. Élais-tu là, tante
Fédûcia, lorsqu'on a amené la vieille mendiante?
i — Non, je n'y étais malheureusement pas; on dit qu'elle est la mèce
de l'un des malheureux.
t ~ Oui; maie elle est si méchante, que lorsqu'on a voulu la lier, elle a
fûlll mordre Trifone à la main. La vieille diablesse! elle qui paraissait 31
douce, si tranquille! Chacun lui donnait quelque chose.
• Les conversations continuèrent ainsi pendant quelque temps; mais tout
icoup le bruit augmenta, et une voix cria : — On les amène, les voici.
« Le cortège que l'on attendait si impatiemment parut en effet à l'extré-
inté du village; l'intendant marchait en tète d'un air affairé; il était entouré
étsotskietde starosta. La haie était formée par des soldats en teiyie d'es-
torte. Antone marchait le dernier, et entre lui et la foule, qui suivait en
ékoce, venait Varvara se traînant avec peine; Vaniouchka et sa petite sœur
iUieut pr^ d'elle, et poussaient des gémissemens qui résonnaient d'un
ioaldu village à l'autre. Quelques groupes d'enfans couraient sur les. côtés.
• — Allez- vous-en, cria avec force l'intendant en repoussant la foule.
n Entraves âb l>ois que Von fixe aux jambes des prisonmers.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
Qu'es(-ce que vous faites là? A'ions, dit-il au forgeron, l^vc-toî et mets-leur
les kalétdki. Et vous, ajouta-t-il en s'adressant d'un air souriant aux sot.^lU
et aux soldats, faites bien attention. — Cela dit, il se retira de quelques pas.
Le forgeron entra immédiatement en besogne.
« La foule devint morne et attentive; les coups de marteau retentissaient
au loin.
o — Eh! frère Vavila! lui dit hardiment Yermolaï lorsqu'il avança le
pied, qui aurait dit que nous nous reverrions un jour pour cela? Te rap-
pelles-tu le temps où nous buvions ensemble? Ah! tu étais alors un fameux
luron.
a — Monte, misérable! lui cria l'intendant; attends un peu, et on t'ap-
prendra à rire.
0 Les sot^kî aidèrent Yermolaï à monter dans un des telega où étalent
déjà la vieille mendiante et son ÛIs.
« Quand il s'agit de faire subir la même opération à Antone, le forgeron
lui dit de s'asseoir sur l'essieu du telega. Au premier coup qu'il frappa, une
sourde rumeur s'éleva dans la foule, et Varvara vint se jeter aux pieds de
son mari; les paysans y poussèrent aussi les deux enfans.
« — Oh! père, s'écria Varvara dans son désespoir, ne nous quitte pas! ne
te laisse pas emmener ! Qu'allonsnous devenir?
« — Eh ! frères, s'écria Yermolaï en couvrant la voix de Varvara, ne man-
quez pas, au nom de notre ancienne amitié, de proléger mes pauvres enfans.
Ils ne sont pas coupables... Eh! vous, les ûlles, mes tourterelles en jupons,
mes petites pies au blanc corsage, ajouta-t-il en faisant signe aux jeunes
paysannes qui étaient dans la foule, ayez bien soin des pauvres orphelins.
« En ce moment, les yeux d'Antone, qui jusqu'alors était resté complète-
ment impassibles, se mouillèrent de larmes, et il releva lentement la tète.
Son voisin Bitchouga s'approcha de lui.
« — Eh ! frère Antone, lui dit-il tristement, tu avais là un vilain com-
merce; çi me fait de la peine, vrai.
« — Que veux-tu! répondit tristement Antone, j'étais né sans doute pour
le malheur. Il faut savoir s'y résigner; mais les enfans me chagrinent. An
reste j'ai eu lort, je me suis fourré parmi des voleurs : je suis coupable,
j'aurais dû prévenir l'autorité; mais comment le faire? C'était livrer mon
frère... Maintenant tout est fini. — il voulait encore ajouter quelques mots,
mais il fil un signe de la main, s'essuya les yeux avec le pan de sa iouloupe
et parut complètement résigné à son malheureux sort.
« — Allons, faites-le monter! cria l'intendant aux sotski. — Varvara se
prosterna devant lui; les sanglots étouffaient sa voix.
«— Tante Varvara! s'écria Yermolaï, tais-toi donc ! tu n'obtiendras rien
de ce drôle- là. Vois comme il s'étale; il avait juré de perdre Antone le Jonr
où celui-ci l'a dénoncé.
« — Partez ! dit l'intendant d'un air furieux. — Et le convoi se mit en
mouvement. La foule suivit les prisonniers jusqu'à la barrière du village et
y resta jusqu'à ce qu'on les eût entièrement perdus de vue. »
Ainsi se termine souvent la vie d*un serf russe. Remarquons cepen-
IX ROMAN DE MOEURS POPULAIRES EN RUSSIE. 273
dant que, préoccupé de montrer les abus du servage, M. Grîgoro-
TÎlch a un peu assombri les teintes du tableau. Quoi qu il en sçit, il
y a dans le récit dUAnlone Gorémyka assez de traits exacts, assez de
révélations douloureuses pour que le défaut de mesure, signalé
dans quelcpies détails, ne détruise ni Tintérôt ni la signification de
l'ensemble.
Autour ^Antone Gorémyka^ on peut grouper toute la série des
nouvelles de M. Grigoroviich inspirées, comme celle-ci, par cette hor-
reur du servage qui a dicté de nos jours aux romanciers russes
quelques-uns de leurs plus éloquens récits. D*autres compositions,
plus calmes et de plus longue haleine, n'ont plus, nous Tavons dit,
ce cachet de plaidoyer, de protestation passionnée : ce n*est pas
le serf, c'est le paysan libre qui nous apparaît alors, et xM. Grigoro-
vitcb, ennemi du passé en ce qui touche le servage, s en montre le
défenseur, quand il s'agit de décider simplement entre les vieilles
mceurs et les mœurs nouvelles, entre la Russie patriarcale et la
Russie moderne, dont le contraste n'est pas moins saisissant dans
les campagnes que dans les villes. Que l'on en juge par cette cu-
rieuse histoire des Pécheurs, type des derniers romans de M. Grigo-
ro\itcb, comme Antone Gorémyka est le type de ses premières nou-
velles. Nous n'avons plus ici à nous attendrir, à nous indigner : nous
avons devant nous des paysans libres; seulement l'ancien paysan est
opposé au nouveau, le culte du passé au goût des changemens, et
c'est de la lutte de dei^x tendances contraires que naît l'intérêt.
L'histoire A*Anfone Gorémyka s'ouvrait par une description qui
était en harmonie parfaite avec le sujet du récit. C'était au milieu
d* une nature désolée, à la fin d'une sombre journée d'automne, que
DOQS rencontrions le serf souffre-douleur. Dans les Pêcheurs^ le
paysage, calms et grave, est d'accord aussi avec les incidens qu'il
doit encadrer. Transportons-nous dans le gouvernement de Toula,
près d'un gros bourg nommé Komarévo; dirigeons-nous vers cette
rivière de l'Oka que borde une longue rangée de collines, descen-
dons-en les bords jusqu'à l'endroit où un ravin profond se creuse
00 passage entre ces hauteurs couvertes de sapins. Au milieu du
ravin s'élève une maison de paysan, construite en bois, comme le
soot toutes les demeures des paysans russes. Derrière la maison
flTt^tend un petit verger arrosé par un ruisseau. Plus loin, un sentier
mèoe à la forêt. Quelques filets suspendus aux broussailles, un ba-
teau amarré sur le bord de la rivière, annoncent que ce lieu est
habité par une famille de pêcheurs. Tel est le paysage où vont se
dérouler les principales scènes du drame dont il faut maintenant
passer en revue les acteurs.
Le chef de cette petite colonie perdue au bord de TOka se nomme
ton H. i*
S7A REVUE DES DEUX MONDES.
Gleb Savinitch. C*est un paysan libre du village de Sasnovka; i
abandonne les champs qui lui reviennent comme membre de 1
commune pour avoir le droit de jyêcher sur ce point de la riyièn
S'est-il enrichi à ce pénible métier? Il serait difficile de le titre, H
paysan russe, quels que soient ses profits, ne modifie nullemel
sa manière de vivre; il continue à habiter son isba enfumée, k pofH
le même kaftane (1); sa femme et ses enfans marchent tonjovi
pieds nus. 11 serait possible cependant qu3 Gleb eût de Fargeot m
caisse. C'est maintenant un homme d'une soixantaine d'annéeq
encore plein de vigueur et d'entrain. Quoique d'un caractère m
dent, Gleb est presque toujours maître de lui-même; mais \ot^
qu'il est poussé à bout, ses yeux s'animent, il élève la voix, ethi
plus blessans sarcasmes s échappent de ses lèvres. Anna, safemo^
est une petite vieille très alerte et occupée du matin au soir à fiÉl
marcher son ménage. La pauvre Anna est d'ailleurs aussi bomie ifk
résignée, et tout despote qu'il est, Gleb apprécie les qualités del|
compagne. Jamais il ne s'est permis de lever la main sur elle; mil
il la rudoie sans pitié lorsqu'elle se hasarde à lui donner un avis, #
conseil, avec cette abondance de paroles que l'on reproche généffr
lement aux femmes; tout ce que Gleb exige d'elle, c'est que %
maison soit en ordre.
Le laborieux pêcheur a trois fils. Le plus jeune d'entre ein, !!►
Dia, est un charmant blondin de huit ans, d'un caractère domll
mélancolique; le second, Vassili, ne le cède point à son frère potf
la douceur, mais il est beaucoup plus vif; quoiqu'il ait douze ans)
peine, c'est déjà un solide gaillard aux larges épaules, aux nudll
nerveuses, et un travailleur infatigable. Quant à Petre, l'aîné desci»
fans de Gleb, il a vingt-quatre ans et ne ressemble en rien à ses doÇ
frères. Il est d'une taille gigantesque, et pourtant ses membres grttK
et sa poitrine étroite annoncent un pauvre ouvrier; sa figure basaiil
exprime une énergie sauvage, et il a dans le regard quelque ctaMP
de sinistre. Quoique marié depuis un an, il continue, suivant l'usili
des paysans russes, à demeurer avec sa jeune femme et son entlÉ
dans la maison paternelle; mais il supporte assez impatiemmeatl
joug que Gleb impose à tous les membres de sa famille. 11 lui tjdl
d'aller exercer son métier dans un riche village qui se trouve ^ <1^
cents ventes de Yisba paternelle, et où on lui a dit qu'il gagHMl
sa vie sans grandes fatigues. 11 a déjà laissé entrevoir cette intenM
à son père; celui-ci ne veut pas en entendre parler; il ne saurait iN
passer des services de Petre, et ne veut point louer un ouvrierpoi
le remplacer. Bien des années se seraient écoulées avant que Cd*St
(1) Taaiqae de drap.
LE BOMA.I<i D£ IIOEUBS POPULAIRES EN RUSSIE. 275
fèrend se fût arrangé à Tamiable, si une circonstance tout à fait im-
prévue D* était venue y mettre fin.
On est à la fin de l'hiver; une neige épaisse couvre encore le sol,
loâisdéjàla température annonce le printemps. La vieille Anna est
assise avec Vania devant le perron qui donne sur la cour, et son
tablier est rempli de petits gâteaux moulés en forme d^oiseaux; elle
ks jette sur le toit Tua après Tautre, et sa douce physionomie est
nymoante de bonheur. Au moment où elle se livre à cette occupa-
tion, un paysan très mal vêtu, accompagné d'un enfant d'une dizaine
faDoées, par^t sur le sentier de la forêt; lorsqu'il est arrivé à quel-
ques pas d'Anna, il la salue respectueusement. La bonne vieille pousse
vue exclamation; elle vient de reconnaître un de ses parens éloignés
qu'elle avait perdu de vue depuis bien des années. L'homme qui
neot de se présenter inopinément devant Anna se nomme Akime.
n est d'un village des environs. A la mort de son père, il a hérité
l'une isba bien construite, de plusieurs chevaux et de quelques
pièces de bétail; néanmoins, peu habitué au travail dans son en-
iaoce, il a bientôt vu la misère succéder à sa rustique opulence. Tour
à tour marinier, meunier, berger, il en est venu à mener la vie de
fouvrier nomade, et on ne l'a vu se fixer qu'une seule fois chez la
femme d'un soldat, dans un village du gouvernement de Toula.
Gomment a-t-il pu rester cinq ans au service de cette femme, connue
pour sa dureté impitoyable? Un enfant que la mégère avait mis au
monde un an après l'arrivée d'Akime explique cette patience. A la
mort de son hôtesse, Akime a chargé l'orphelm sur son dos, et après
plusieurs démarches infructueuses pour trouver du travail, il vient
frapper à la porte de Gleb le pêcheur. La vieille Anna accueille avec
joie sa demande; mais son mari se montrera-t-il aussi charitable?
Elle tremble qu'il ne refuse; elle indique à Akime toutes les pré-
cautions qu'il faut prendre, et celui-ci promet de les suivre de point
en poinL Bref Yoncle Akime est reçu dans la maison de Gleb; ce-
lui-ci a calculé en effet que l'enfant dont Akime est accompagné
pourra avec le temps devenir un bon ouvrier. Au moment même où
ces nouveaux hôtes s'installent sous le toit paternel, Tetre obtient
de Gleb la permission depuis longtemps sollicitée, celle de chercher
du travail dans un riche village des environs, et il part avec son frère
Tassili, laissant sa femme et ses enfans sous la garde du pêcheur.
L'oncle Akime est désormais le plus heureux des hommes; mais
fcpetitGrichka, Tenfant qu'il a adopté, est beaucoup moins satisfait,
3?eut repartir. Grichka, il faut bien le dire, est peu digne d'inté-
rtt : ij est vicieux et sournois. Quelques corrections cependant le re-
stent sur le droit chemin, et on le voit bientôt se lier avec l'aimable
«tdoux Vania, le plus jeune des fils du pêcheur. Un jour ils condui-
276 REVUE DES DEUX MONDES.
sent ensemble une nacelle sur la rivière de TOka, qui coule près «
rhabitation. Jetés sur le bord opposé, ils se décident à aller d
mander secours à quelques bergers. Tout à coup ils rencontrent lU
jeune fille de leur âge qui, en les voyant, s'arrête interdite. Ils r
connaissent Dounia, fille d*un vieux pêcheur nommé Kondrati, q
venait de s'établir depuis peu sur les bords de l'étang. Les enfans )
racontent leur mésaventure; Dounia les conduit vers son père, q
leur fournit des avirons, et ils regagnent la maison sans que Gleb :
doute de leur escapade. A partir de ce jour, des relations assez fréquei
tes s'établissent entre Dounia et les deux enfans; mais on touche dé
à la fin de l'été, voilà plus de cinq mois que l'oncle Akime est dans
maison du pêcheur : l'ennui commence aie gagner, et malgré toui
la crainte qu3 Gleb lui inspire, il néglige les travaux dont on !
charge pour se livrer, suivant son habitude, aux occupations les pli
futiles. On le voit passer des heures entières à confectionner de
jouets d'enfans; il élève au milieu de la cour une huche à étoumea»
très habilement faite. Le pêcheur perd patience; il le tance sévère
ment et lui signifie qu'il ait à vider les lieux ou à reprendre au pla
tôt la rame et le filet. L'oncle Akime se sent profondément humiliii
il trouve ces reproches injustes et cherche une autre place. La Pith
vidence lui épargne ce soin. Un jour qu'il tombait une neige glacîali
mêlée de pluie, le pêcheur charge l'oncle Akime d'une commissîoi
pressante. Il s'agit de se rendre au village. Le pauvre Akime s'eifc
cute; mais il rentre au milieu de la nuit, mouillé jusqu'aux os, et M
couche sur le four. La fièvre se déclare, et peu de jours après, ai
moment où tous les membres de la famille viennent de souper a
commun dans Y isba, l'oncle Akime pousse un long gémissement.
« — Qu'as-tu? lui demanda Gleb avec impatience.
« — Père, répo